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TRANSLATION DE L'IDÉE D'EMPIRE – LE MOYEN-ÂGE GIBELIN 5/6

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En prenant pour idéal le héros plutôt que le saint, le vainqueur plutôt que le martyr ; en plaçant la somme de toutes les valeurs dans la fidélité et dans l'honneur plutôt que dans la charité et l'humilité ; en considérant la lâcheté et la honte comme un mal pire que le péché ; en ne respectant guère la règle qui veut que l'on ne résiste pas au mal et qu'on rende le bien pour le mal en s'attachant plutôt à punir l'injuste et le méchant ; en excluant de ses rangs celui qui s'en serait tenu littéralement au précepte chrétien de « ne pas tuer » ; en ayant pour principe non d'aimer l'ennemi, mais de le combattre et de n'être magnanime qu'après l'avoir vaincu (16) la chevalerie affirma, presque sans altération, une éthique nordico-aryenne au sein d'un monde qui n'était que nominalement chrétien.

D'autre part, “l'épreuve des armes”, la solution de tout problème par la force, considérée comme une vertu confiée par Dieu à l'homme pour faire triompher la justice, la vérité et le droit sur la terre, apparaît comme une idée fondamentale qui s'étend du domaine de l'honneur et du droit féodal jusqu'au domaine théologique, car l'expérience des armes et “l'épreuve de Dieu” fut proposée même en matière de foi. Or cette idée non plus n'est guère chrétienne ; elle se réfère plutôt à la doctrine mystique de la “victoire” qui ignore le dualisme propre aux conceptions religieuses, unit l'esprit et la puissance, voit dans la victoire une sorte de consécration divine. L'interprétation théiste atténuée selon laquelle, au Moyen-Âge, on pensait à une intervention directe d'un Dieu conçu comme personne, n'enlève rien à l'esprit intime de ces coutumes.

Si le monde chevaleresque professa également la “fidélité” à l'Église, beaucoup d'éléments font penser qu'il s'agit là d'une soumission assez voisine de celle qui était professée à l'égard de divers idéaux et à l'égard des “dames” auxquels le chevalier se vouait impersonnellement, puisque pour lui, pour sa voie, seule était décisive la capacité générique de la subordination héroïque de la félicité et de la vie, non le problème de la foi au sens spécifique et théologal. Enfin, nous avons déjà vu que la chevalerie, de même que les Croisés, posséda, en plus de son côté extérieur, un côté intérieur, ésotérique.

Pour ce qui est de la chevalerie, nous avons dit qu'elle eut ses “Mystères”. Elle connut un Temple qui ne s'identifiait pas purement et simplement à l'Église de Rome. Elle eut toute une littérature et des cycles de légendes, où revécurent d'anciennes traditions pré-chrétiennes : caractéristique entre toutes est le cycle du Graal, en raison de l'interférence du thème de la réintégration héroïco-initiatique avec la mission de restaurer un royaume déchu (17). Elle forgea un langage secret, sous lequel se cacha souvent une hostilité marquée contre la Curie romaine. Même dans les grands ordres chevaleresques historiques, où se manifestait nettement une tendance à reconstituer l'unité du type du guerrier et de celui de l'ascète, des courants souterrains agirent qui, là où ils affleurèrent attirèrent sur ces ordres le légitime soupçon et, souvent même, la persécution des représentants de la religion dominante. En réalité, dans la chevalerie, agit également l'élan vers une reconstitution “traditionnelle” dans le sens le plus élevé, impliquant le dépassement tacite ou explicite de l'esprit religieux chrétien (on se rappelle le rite symbolique du rejet de la Croix chez les Templiers). Et tout cela avait pour centre idéal l'Empire. C'est ainsi que surgirent même des légendes, reprenant le thème de l'Arbre Sec, où la refloraison de cet arbre coïncide avec l'intervention d'un empereur qui déclarera la guerre au Clergé, au point que parfois par ex. dans le Compendium Theologiae (18) on arriva à lui attribuer les traits de l'Antéchrist : obscure expression de la sensation d'une spiritualité irréductible à la spiritualité chrétienne.

À l'époque où la victoire sembla sourire à Frédéric II, déjà les prophéties populaires annonçaient : « Le haut cèdre du Liban sera coupé. Il n'y aura plus qu'un seul Dieu, c'est-à-dire un monarque. Malheur au clergé ! S'il tombe, un nouvel ordre est prêt » (19).

À l'occasion des croisades, pour la première et dernière fois dans l'Europe post-romaine, se réalisa, sur le plan de l'action, par un merveilleux élan et comme dans une mystérieuse répétition du grand mouvement préhistorique du Nord et du Sud et de l’Occident vers l'Orient, l'idéal de l'unité des nations représentée, en temps de paix, pour l'Empire. Nous avons déjà dit que l'analyse des forces profondes qui déterminèrent et dirigèrent les croisades, ne saurait confirmer les vues propres à une histoire à 2 dimensions. Dans le courant en direction de Jérusalem se manifesta souvent un courant occulte contre la Rome papale que, sans le savoir, Rome elle-même alimenta, dont la chevalerie était la milice, l'idéal héroïco-gibelin la force la plus vivante et qui devait prendre fin avec un Empereur que Grégoire IX stigmatisa comme celui qui « menace de substituer à la foi chrétienne les anciens rites des peuples païens et, en s'asseyant dans le temple, usurpe les fonctions du sacerdoce » (20). La figure de Godefroi de Bouillon, ce représentant si caractéristique de la chevalerie croisée, appelé lux monachorum (ce qui témoigne de nouveau de l'unité du principe ascétique et du principe guerrier propre à cette aristocratie chevaleresque) est bien celle d'un prince gibelin qui ne monta sur le trôle de Jérusalem qu'après avoir porté à Rome le fer et le feu, après avoir tué de sa main l'anticésar Rodolphe de Rhinfeld et avoir chassé le pape de la ville sainte (21). De plus, la légende établit une parenté significative entre ce roi des croisés et le mythique chevalier du cygne — l'Hélias français, le Lohengrin germanique (22) — qui incarne à son tour des symboles impériaux romains (son lien généalogique symbolique avec César lui-même), solaires (relation étymologique possible entre Hélias, Helios, Élie) et hyperboréens (le cygne qui amène Lohengrin de la “région céleste” est aussi l'animal emblématique d'Apollon chez les Hyperboréens et c'est un thème qui se retrouve fréquemment dans les vestiges paléographiques du culte nordico-aryen). Il résulte de ces éléments historiques et mythiques que, sur le plan des Croisades, Godefroi de Bouillon représente, lui aussi, un symbole du sens de cette force secrète dont il ne faut voir, dans la lutte politique des empereurs teutoniques et même dans la victoire d'Othon Ier, qu'une manifestation extérieure et contingente.

L'éthique chevaleresque et l'articulation du régime féodal, si éloignés de l'idéal “social” de l'Église des origines ; le principe ressuscité d'une caste guerrière ascétiquement et sacralement réintégrée ; l'idéal secret de l'empire et celui des croisades, imposent donc à l'influence chrétienne de solides limites. L'Église les accepte en partie : elle se laisse dominer se “romanise” pour pouvoir dominer, pour pouvoir se maintenir au sommet de la vague. Mais elle résiste en partie, elle veut saper le sommet, dominer l'Empire. Le déchirement subsiste. Les forces suscitées échappent çà et là des mains de leurs évocateurs. Puis les deux adversaires se dégagent de l'étreinte de la lutte, l'un et l'autre s'engagent sur la voie d'une égale décadence. La tension vers la synthèse spirituelle se ralentit. L'Église renoncera toujours plus à la prétention royale, et la royauté à la prétention spirituelle. Après la civilisation gibeline splendide printemps de l'Europe, étranglée à sa naissance le processus de chute s'affirmera désormais sans rencontrer d'obstacles.

Julius Evola, Révolte contre le monde moderne, ch. XI. [tr. fr. Pierre Pascal]

À suivre

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