Construites sur la pente abrupte de la colline comme beaucoup de villages cévenols dont on aperçoit au loin, dispersés dans le relief verdoyant, les toits orangés, les quelques bâtisses de granit composant le Mas Soubeyran donnent à ce dernier l’aspect massif et déterminé que l’histoire des terres et de ses habitants lui a laissé en héritage.
Pas une maison moderne, pas une enseigne rutilante, pas un panneau réfléchissant ne vient perturber l’harmonie ni la mémoire des lieux. Il semble que tout repose ici comme aux origines, que rien n’a fondamentalement changé. Nature et constructions humaines ne se gênent pas, mieux, elles s’entremêlent et se complètent. On ne serait point surpris si l’on voyait surgir de la porte de l’auberge un homme d’un autre temps, taillé pour ces lieux, chantant la langue du pays et connaissant sur le bout des doigts ses collines jolies. Et je ne parle pas d’un village dont le passé historique serait aussi écrasant, aussi évident que celui de nombreuses localités en France, comme Najac en Aveyron, bourg médiéval par excellence, à l’imposant château fort qui a prêté ses pierres de taille aux maisons bordant la sinueuse et vertigineuse grande rue.
Tout au contraire, je parle d’un hameau, le Mas Soubeyran, situé près d’Anduze et de Saint-Jean-du-Gard, qui suggère habilement et sans prétention son caractère. Pour le saisir, il faut ouvrir l’œil, donner libre cours à ses sens, laisser dériver sa pensée sur ces façades caractéristiques et se joindre à ce voyage spirituel au cœur du bas pays cévenol.
Alors que j’étais occupée par ses contemplations instinctives, mon regard s’arrêta soudain sur une haute maison qu’une pancarte proche de l’entrée principale qualifiait de « musée du Désert ». Intriguée par cet intitulé, et la jauge de 50 personnes remplaçant le contrôle des passes sanitaires me le permettant, je m’embarquai dans la visite guidée. Très vite, je compris qu’il ne serait nullement question de topographie, mais d’histoire, celle de la longue période où le culte protestant se trouva banni du royaume de France.
Notre jeune guide, originaire de la région, commençait alors à nous conter l’histoire fascinante de résistants forcenés prêts à mourir au nom de leur liberté de conscience…
Quinze ans après la révocation de l’édit de Nantes (1685) qu’Henri IV avait octroyé à ses fidèles huguenots (1598), on aurait pu, en effet, se demander s’il n’y avait jamais eu, dans tout le royaume, une seule Église protestante tant la répression avait, et non sans peine, balayé du territoire les temples, leurs prédicateurs et leurs fidèles. Toutefois, au moment où évêques, prêtres et moines célébraient leur triomphe vers 1700, des sommets de la Lozère retentit, comme un coup de tonnerre, ce cri de tous les opprimés : Liberté ! Liberté ! Le protestantisme, qu’on croyait mort, après être apparu sous la figure d’un prédicant du désert, lui apparaissait sous celle d’un camisard des Cévennes.
Car ni les édits de proscription, ni les arrestations, ni l’exil forcé des pasteurs, ni les abjurations de masse n’avaient empêché les réformés de continuer à célébrer le culte interdit ni même à prier en commun. C’est ce temps de clandestinité de l’Église réformée que l’on nomme le « désert », où les protestants de France furent obligés de vivre leur foi loin des villes, usant de mille stratagèmes, se réunissant à l’abri des regards, cachés dans les endroits isolés. Malheur à l’assemblée surprise par les dragons : elle était écharpée. Si le prédicant était saisi, pas de grâce : il était pendu ou brûlé. Ainsi, la plupart des pasteurs qui avaient été en exercice dans les Cévennes avant la révocation mangeaient le pain amer de l’exil. Et sur les plusieurs centaines de prédicants du désert qui avaient exercé leur périlleux ministère de 1686 à 1787, peu en réchappèrent. Enfin, les assistants des assemblées arrêtés étaient condamnés, les hommes à ramer sur les galères et les femmes, la tête rasée par le bourreau, à finir leurs jours dans la tour de Constance ou dans les cachots de Narbonne. À ce sujet, le musée du Désert expose, dans une salle du mémorial qui leur est consacrée, la liste de plus de 2 700 « galériens pour la foi ». Ce chiffre est bien supérieur en réalité pour la totalité de la période puisque, ne serait-ce qu’en 1686 et 1687, ce ne sont pas moins de 84 personnes qui furent exécutées dans les Cévennes, une cinquantaine condamnées aux galères et 300 déportées.
En réponse à cette répression sanglante, le Languedoc et les Cévennes, où la Réforme s’était largement implantée dès le début du XVIe siècle, se soulevèrent. La région fut ainsi le théâtre de la guerre des Camisards qui éclata en 1702 à la suite du meurtre de l’abbé du Chayla. Aux troupes royales, appelées pour arrêter les séditieux, s’opposaient de petits groupes d’insurgés protestants armés, dits camisards à cause de leur chemise emblématique nommée camiso en occitan languedocien. Ces derniers, dirigés par de jeunes prophètes et chefs de guerre comme Jean Cavalier (1681-1740) ne furent jamais que 2 500 à 3 000. Ils tinrent pourtant vaillamment en échec pendant deux ans les 25 000 à 30 000 soldats qui composaient les troupes royales. Leur mobilité, leur familiarité avec un terrain sauvage, les complicités qu’ils rencontraient parmi les habitants leur permirent de tenir bon face à une armée qui n’était pas habituée à une guerre de maquis.
Au tournant de l’année 1703, lorsque l’insurrection gagnait du terrain, les huguenots cévenols n’hésitaient pas à répondre à la terreur par la terreur. Les représailles des camisards à la suite des massacres arbitraires de protestants coûtèrent cher au camp adverse : ce furent des prêtres immolés, des églises brûlées, des convois surpris, des hameaux catholiques incendiés. Rarement le démon de la guerre fut plus déchaîné qu’il ne l’était dans les Cévennes à cette époque.
De salle en salle, je contemplais avec respect les objets rescapés des massacres, des pillages et des incendies : les bibles de douze kilos envoyées depuis les pays du « Refuge » (Suisse, Allemagne, Hollande, Angleterre…), mais également les minuscules livres de prières dont on avait rogné les marges afin que les femmes du pays puissent les cacher dans leurs chignons ou leur coiffes, les deux chaires convertibles en tonneaux à grains en quelques instants en cas d’irruption soudaine des dragons… Mais le témoin le plus impressionnant qui nous fut présenté se situait dans une aile du musée qui fut jadis la maison natale d’un des plus illustres chefs camisards, Pierre Laporte (1680-1704), dit Roland, et consistait en une étroite cachette dans le fond d’un placard de la cuisine, qui permit de sauver les vies des damnés qui avaient le temps de s’y glisser en ces temps de troubles, mais aussi celles marquées du sceau de l’étoile jaune, quelque 240 ans plus tard.
Et c’est à cet instant de la visite, se déroulant au mois d’août de l’an 2021, que le conte d’hier rencontre la réalité d’aujourd’hui. Quand d’une oreille distraite, l’esprit encore imprégné de l’histoire terrible de cette région, j’entends quelqu’un marcher à pas de loup derrière moi et prononcer hâtivement d’une voix misérable et peu assurée : « Mettez votre masque comme tout le monde. » Je me retourne abasourdie, n’en croyant pas mes oreilles. Mais je n’avais pas rêvé. Un homme, français, d’au moins trois fois mon âge, a profité d’une trêve dans l’exposé du guide qui changeait de salle pour me sommer de me couvrir le visage de ce masque que je portais jusqu’au menton, et dont j’avais totalement oublié l’existence. J’étais visiblement plus absorbée que lui par la visite ! Et comprenez bien : il n’était ni gardien, ni guide, ni rien du tout. Un simple visiteur, comme moi, mais un visiteur à l’évidence beaucoup plus passionné par l’histoire des dragons que par celle des camisards et encore plus préoccupé par son « devoir » de citoyen de rappeler à quiconque porterait mal son bout de tissu sur le nez de bien vouloir le remettre correctement. Le genre de personnage que l’on vit apparaître en mars 2020 comme une nouvelle souche de virus ! Mais voilà que la garde républicaine se forme et qu’un deuxième soldat du même profil, bien dressé lui aussi, se presse aux côtés du premier au beau milieu de l’assemblée immobilisée et silencieuse. La deuxième sentinelle se positionne devant moi et déclare d’un ton cette fois plus assuré, digne d’un policier en plein contrôle d’identité : « Vous êtes peut-être malade, vous mettez tout le monde en danger ! C’est une honte ! Ou alors présentez-moi un test PCR négatif de moins de 48 heures. » Je m’attendais à ce qu’il dégaine son plus beau smartphone et qu’il appelle la police (il faut s’attendre à tout !), mais, devant mes objections de bon sens, il n’en fit rien, comme son compagnon de bêtise, s’éclipsant à sa suite tel un chien penaud pris la patte dans le sac après un mauvais coup.
Et je restai là un instant après les avoir vus disparaître dans la pièce voisine, ne pouvant croire à la scène médiocre qui venait de se produire. Bien que ce genre de remontrances basses soient devenues courantes, entendre leur écho dans ce haut lieu d’histoire de la résistance m’a frappée comme un coup d’épée. Je repensais à tout ce que je venais d’apprendre sur les camisards et l’histoire de la région, où le mot « résistance » est symboliquement et réellement inscrit partout, où la répression a sévi de manière extrêmement violente, où des hommes et des femmes se sont sacrifiés et sont morts au nom de leurs idéaux. Puis je rejouais dans ma mémoire le discours misérable, mensonger, absurde des deux sentinelles du bien. Et je ne pouvais m’empêcher de faire le lien. Catholiques et protestants. Vaccinés et non vaccinés. Masqués et non masqués. Société fracturée. La guerre des masques était une nouvelle guerre de religion. Les bien-pensants contre les hérétiques. Non, rien n’a effectivement changé entre hier et aujourd’hui. L’histoire se répète. Camisards contre dragons. Délateurs contre résistants.
J’imaginais déjà la scène si je me décidais à poursuivre la visite : deux sentinelles me jetant des coups d’œil à chaque fin de phrase du guide afin de s’assurer que je suive bien les instructions. Merci, mais non merci. Je n’ai nullement envie d’être surveillée, épiée par un cerbère à deux têtes ainsi que par le reste des participants à la curiosité malsaine, et encore moins de me soumettre au diktat sanitaire qu’ils n’ont aucune légitimité à reprendre à leur compte. Et puis quel sens donner à une conférence vantant les mérites de la résistance si les résistants modernes y sont eux-mêmes dénoncés et condamnés ? Ne retiennent-ils rien de l’histoire ? Elle qui ne regarde que les faits, et qui a inscrit en caractères ineffaçables, sur les abrupts rochers des Cévennes, le nom désormais immortel de camisard. Pourquoi accepterais-je de me tenir aux côtés de personnes qui piétinent lâchement la liberté que ces fidèles huguenots à qui « on brise les os sans pouvoir leur briser le cœur » ont payée de leur vie ? Liberté d’ailleurs qu’ils ne réussirent pas à obtenir, si ce n’est celle de mourir libres en ayant jusqu’au bout combattu pour leur cause. Puisque malgré leur détermination évidente et leurs éclatantes victoires, jamais le Roi-Soleil ne leur rendit l’édit de Nantes.
L’insurrection armée s’éteignit progressivement, avec la soumission de Cavalier en 1704 (qui sera qualifié de « traître » par les insurgés non résignés) puis avec l’exécution des derniers chefs camisards qui continuèrent à lutter courageusement, avec leurs troupes, jusqu’au supplice de la roue. Ces derniers appartenaient à cette noble race d’hommes qui meurent et ne se rendent pas. Ils entraient dans la mêlée comme s’ils avaient été vêtus de fer, ou comme si les ennemis n’eussent été que des bas de laine. Mais ce ne fut qu’en 1787, avec l’édit de tolérance, que les protestants retrouvèrent leur liberté de culte et de conscience. Entre-temps, l’obscurantisme religieux avait causé la ruine morale et matérielle de la France : les Cévennes et bien d’autres régions étaient dévastées, et le royaume avait perdu un nombre important de personnes instruites et de valeur (on estime à 200 000 le nombre d’émigrés).
De retour en 2021, écœurée et déçue par la tournure qu’a prise cette visite qui au départ, ne parlant que de résistance, me réjouissait, et honteuse d’avoir été mise en joue par des lâches abêtis par la peur d’une pandémie invisible, j’ai donc tourné les talons et laissé entre eux les serviteurs volontaires d’une tyrannie qui ne dit pas son nom. Qu’il est aisé de rendre la « liberté » à des corps obéissants qui ont abandonné et vendu la leur depuis longtemps ! J’ai déjà ôté ce masque odieux de mon visage et je traverse d’un pas décidé les salles en sens inverse. Enfin je passe la porte de sortie, empreinte d’une conviction nouvelle : je suis libre, libre de résister ! Loin des regards inquisiteurs, je peux prendre une grande bouffée d’air et me recueillir en pensée avec les intrépides camisards.
Laurène Jacquerez
Photo : Jean Cavalier, chef camisard par Pierre Antoine Labouchère, 1864 (détail). Domaine public.
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