[Ci-dessus : La Guerre, Marcel Gromaire, 1925]
Plusieurs décennies après la Première Guerre mondiale, on parle encore de la bataille de Verdun, hissée à juste titre au rang de mythe tragique de l’histoire européenne de ce siècle. Malgré les horreurs de la Deuxième Guerre mondiale, la bataille de Verdun de 1916 demeure le symbole impassable de la dureté et de la rudesse excessives que les soldats subissent au cours de tout affrontement militaire de longue durée.
Verdun demeure le symbole de la souffrance et de la mort des soldats. En fait, Verdun n’a pas été la bataille la plus sanglante de la Première Guerre mondiale — la même année, l’offensive de la Somme a exigé des pertes encore plus considérables — mais elle a marqué un tournant dans l’histoire militaire de la France et de l’Allemagne. Pour la première fois, le commandement militaire allemand ne parie plus sur ses atouts éprouvés comme la construction et la consolidation de points d’appui, sur le combat mobile, sur la tactique des armes conjointes, mais sur une pure masse d’hommes et de matériel en fusion. Avant toute chose, il s’agissait d’étriller et de saigner les forces adverses dans une bataille incessante, visant à épuiser la France, à la vider de son sang : pour cinq soldats français tués, spéculaient les statisticiens, l’Allemagne devait donner à la Grande Faucheuse deux de ses enfants.
Falkenhayn, qui remplace Moltke ("le Jeune") en tant que chef de l’état-major, considérait que l’Angleterre était l’ennemi principal. Donc, dans cette logique, la France, qui était l’outil militaire continental d’Albion, devait ployer le genou d’abord pour faire fléchir l’Angleterre dans la foulée. Dans un memorandum adressé au Kaiser, Falkenhayn se fait l’avocat d’une opération limitée dans l’espace qui obligerait la France à investir ses ultimes réserves humaines pour colmater la brèche. La saillie de Verdun offrait des conditions avantageuses, dont l’armée allemande devait profiter : elle devait dès lors attaquer de trois côtés à la fois, concentrer le feu de son artillerie et profiter à fond de ses excellentes lignes de ravitaillement dans le secteur. En l’espace de quelques sept semaines, les Allemands parviennent à préparer leur offensive sans se faire remarquer par les Français. En tout, l’armée du Kaiser rassemble 140.000 hommes, répartis en dix divisions.
Le secteur d’attaque était un terrain long de 12 km entre les villages de Brabant et d’Ornes. Sur cette courte ligne, plus de 100 pièces d’artillerie ont été concentrées sur chaque kilomètre. Au total 1.300 trains de munitions ont acheminé 2,5 millions d’obus d’artillerie. La neige, la pluie et le brouillard ont obligé l’état-major allemand à retarder plusieurs fois le déclenchement de l’opération. Les troupes, qui attendaient depuis plusieurs jours dans leurs tranchées d’assaut, étaient affaiblies par le froid, l’humidité et une insuffisance d’approvisionnement.
21 février 1916 : l’enfer commence…
Après une préparation d’artillerie de neuf heures, où tonnèrent des canons de tous calibres, les divisions allemandes s’élancent le 21 février 1916 pour balayer trois divisions françaises bien installées dans leurs positions. Jusqu’au 25 février, les Allemands réussissent à avancer de 7 ou 8 km à l’intérieur du dispositif de défense français et à prendre le plus grand fort, celui de Douaumont. Finalement, l’attaque est bloquée, tandis qu’un feu latéral, tiré depuis la rive occidentale de la Meuse, stoppe la progression allemande. Le 24 février, le général Pétain prend en charge le commandement dans le secteur de Verdun. Il organise une résistance tenace. Comme les lignes de chemin de fer ont été mises hors d’état de fonctionner par l’artillerie allemande, Pétain ordonne que tous les camions disponibles assurent le ravitaillement des troupes françaises par la seule route sûre de la région.
La seconde phase de l’offensive, à partir de mars, est marquée par le début de cette bataille d’usure totale, voulue par Falkenhayn, mais dans des conditions qu’il n’avait pas prévues. Le première contre-offensive française, sous les ordres du général Nivelle, n’a pas permis de soulager les défenseurs de Verdun. La 5e Division d’infanterie française perd la moitié de ses forces. Mais en gagnant du terrain sur la rive occidentale de la Meuse et en enregistrant quelques succès autour du Fort de Vaux, pris le 7 juin, une percée allemande en direction de Verdun semble possible.
Avec la troisième phase de la bataille, commencée côté allemand le 23 juin, par une attaque aux obus à gaz, l’état-major espère pouvoir emporter la décision. Le secteur d’attaque étant plus réduit qu’en février, la concentration des troupes et des pièces d’artillerie est plus élevée encore. Mais le commandant-en-chef de la 5e Armée allemande devant Verdun, le Kronprinz Guillaume, se déclare hostile à toute poursuite de l’attaque. Les principaux points d’appui de la défense française, Fleury et Thiaumont, sont pourtant emportés par le Corps alpin allemand. Mais l’offensive alliée dans la Somme du 1er juillet 1916 oblige le commandement allemand à déplacer des forces importantes vers ce secteur du front. Fin août, on s’aperçoit que les pertes allemandes sont plus élevées que les pertes françaises. Les intentions de l’OHL (Direction Supérieure de l’Armée de Terre), qui étaient de "saigner" lentement l’ennemi, ne se sont pas concrétisées ; au contraire ! Après le remplacement de Fakenhayn et l’engagement de la IIIe OHL sous Hindenburg et Ludendorff, l’offensive contre Verdun est arrêtée immédiatement.
Bien que les positions allemandes aient été faibles et présentaient beaucoup d’opportunités pour les contre-attaques françaises, les soldats allemands ne regagnent pas la ligne de février pour bénéficier d’une défense plus favorable sur le plan tactique. Le terrain gagné par de rudes et sanglants combats ne pouvait pas être abandonné pour des raisons de pure propagande. La grande attaque française du 24 octobre parvient à récupérer en quelques heures la plus grande partie du terrain gagné avec peine, pendant des mois et des mois de combat acharné. À la mi-décembre 1916, les troupes allemandes, repoussées, sa repositionnent sur leur ligne de départ de février. Les pertes des deux côtés, dans cette bataille, sont évaluées aujourd’hui à quelque 800.000 blessés et 420.000 tués.
Nouveaux matériels
Pendant la bataille de Verdun, beaucoup de nouveaux matériels ont été inaugurés : pour la première fois, on utilise l’aviation dans des proportions significatives, ainsi que des armes chimiques. Les soldats sont équipés de casques d’acier, de masques à gaz et de lance-flammes. Les avalanches de feu du général français Nivelle permettaient d’offrir un appui d’artillerie continu pour l’infanterie attaquante. Dans l’histoire militaire, c’était la première fois qu’un groupe d’armées français était ravitaillé par une colonne de véhicules à moteur. Dans les combats de Verdun, de tous les éléments habituels du combat, c’est-à-dire le feu, l’espace, le mouvement, c’est bien ce dernier, pourtant crucial, qui a manqué le plus. L’artillerie était devenue l’arme dominante. La cavalerie, jadis élément capital dans la percée, avait perdu toute importance. L’infanterie, elle, avait renforcé sa puissance de feu en alignant des compagnies de mitrailleuses, des lanceurs de mines et des pièces d’artillerie légères spécialement conçues pour elle.
La défaite allemande a prouvé que la conjonction d’hommes et de matériels n’était pas suffisante pour emporter la décision dans une opération de grande envergure. Des deux côtés, on a tiré les leçons de la bataille. Les alliés ont parié de plus en plus sur la technique, notamment sur le char, déjà employé isolément en 1916 par les Anglais et qui devait réintroduire l’élément "mouvement" sur le champ de bataille. Les Allemands, eux, ont rénové totalement la tactique de leur infanterie, et fait de la Stoßtrupp (la troupe d’assaut) l’instrument principal pour pénétrer à l’intérieur du dispositif défensif ennemi. Bon nombre de tactiques, de principes, etc., inaugurés pendant la longue bataille de Verdun, sont utilisés aujourd’hui par les unités spéciales, dans tous les pays du monde.
Karsten Richter, Nouvelles de Synergies Européennes n°19, 1996.
(article extrait de Junge Freiheit n°7/1996)