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Politique naturelle et politique sacrée, par Charles Maurras 2/3

Un autre très grand évènement de ma vie de société aura été l'échéance de ma patrie. Je ne l'ai demandée, ni personne la sienne, sauf la troupe, abusive mais négligeable, de nos métèques; encore leurs enfants doivent-ils rentrer dans la règle. Il n'y a pas eu de plébiscite prénatal (ou prénational), comme l'exigerait la clause du juste contrat. L'honneur, la charge, les devoirs d'une patrie si belle sont des grâces imméritées. Pour être Français et non Huron, je me suis donné la peine de naître. Ce n'est pas 'juste", s'accorderont à dire Basile et son souffleur. Mais non ! Mais pas du tout ! Seulement il n'aurait pas été plus juste de naître Boche ou Chinois.

Donc, inférieur ou supérieur au juste ou à l'Injuste, ce "fait" auquel ma volonté individuelle n'a rien apporté, dans lequel nul contrat n'est entré absolument pour rien, ce "fait" vraiment gratuit ne se contente point de devoir figurer entre ceux qui ont le plus d'influence sur tout le cours de la vie: il a aussi le caractère d'inspirer à des millions d'hommes des sentiments de profonde et haute satisfaction, au point de leur faire risquer l'intégrité de leur corps, leur vie elle-même, pour en attester l'énergie. Pour déployer plus fièrement ce que l'on est sans avoir voulu l'être, on trouve naturel, heureux et glorieux d'affronter mille morts. Cela fut instinctif avant d'avoir été appris. Ce vieil instinct peut être combattu par des sentiments artificiels, acquis, formés sur des systèmes. On ne les trouve pas au départ. Le départ, le voilà ! Dans les méandres de la longue histoire humaine, il arrive d'acheter et de vendre des guerriers mercenaires. Le cas des guerriers volontaires est le plus fréquent: ils se donnent pour rien. Le conscrit fait de même neuf fois sur dix. L'idée de la justice est-elle donc étrangère à l'homme ? Point du tout. Mais l'idée de la Patrie et du sentiment qu'il lui doit est fort antérieure et tient bien autrement à la racine de la vie ! Qu'il en soit demandé de durs sacrifices, nul n'en doute. Mais, au total, il est plus honteux de les refuser que pénible de les consentir. Tel est l'homme. Fait comme il est, selon sa norme, ce goût fait partie de son être, et même de son bien-être.  

Devant ces deux piliers d'angle de notre vie, berceau et drapeau, maison et cité, qui échappent si complètement l'un et l'autre au cycle de l'adulte vivant capable de contrat, c'est tout au plus s'il doit être permis de se fâcher un peu contre le bon Dieu, ou tout autre mainteneur de l'Ordre des formes crées. C'est la déclamation de Job. C'est le chant de Byron. Je ne vois pas du tout quelle interpellation en serait valablement portée, ni à quel parlement de planètes, ni quel questionnaire de Théodicée générale, quelle objection au gouvernement temporel de la Providence pourraient être dressées en notre nom dans une affaire où nous sommes agis et poussés sans doute, mais aussi, et de toute évidence, avec des résultats que nous acceptons sans nous plaindre et tout au rebours. Si nous nous étions mis en tête de les fabriquer de nos propres mains, que seraient ces résultats, que vaudraient-ils ? Je pense à Caro, à son gland, à sa citrouille: cela règle tout. Ce que j'ai fait par liberté ne m'a pas toujours servi, ni même toujours plu. Ce que j'ai fait par force ne m'a pas toujours nui, ni froissé, ni meurtri. Bien au contraire. 

Or, la disproportion du libre et du forcé, du volontaire et du naturel est immense. L'un est à l'autre à peu près comme un à cent mille; les conditions de nos naissances et de nos patries ne prévalent donc pas seulement par leur qualité, mais par une énorme puissance de nombre et de quantité. La vaste étendue de l'essentiel de notre caractère et de notre vie est enveloppée dans des données imposées par des forces supérieures. Elles entrent chez nous sans façon. Elles pèsent sur nous au point de nous former et de nous confisquer. Non contents de nous en accommoder, nous y abondons. Nous murmurons contre notre fortune, mais non contre notre être et notre caractère, jamais contre notre humeur. La plupart d'entre nous sont contents d'eux au point de se plaire follement. Et l'ardent amour-propre est le cas le plus courant. L'être dans lequel ils veulent persévérer n'est pas du tout un être quelconque, ni l'être d'autrui, envié, jalousé, mais le leur; ils l'ont pourtant reçu tout fait, tel que l'hérédité, le sang, le ciel, les eaux, le milieu, l'éducation et des imitations à peine conscientes les ont modelés. Ils ne se sont ni faits, ni choisis. Eux, qui eux ? Nous tous, en somme. Combien peu se restent étrangers ! Le pourquoi suis-je moi ? le je voudrais être ce monsieur qui passe, ce monsieur qui passe est charmant sont des songe-creux romantiques ou de rapides curiosités d'analyses qui n'ont rien de commun avec la vérité quotidienne des habitudes de nos coeurs. Ce n'est point par justice ou par liberté que nous nous préférons, mais, pour parler en géomètre, par position: nous sommes là, enfermés et emprisonnés en nous, là où l'on nous a mis: l'existence nous a fait et voulus ainsi. Non notre volonté.

Il n'y a donc pas de comparaison entre ce vaste plan de notre nature réelle et l'étroit canton où se meut cette volonté mesurée. Rêver de faire entrer les prodigieuses étendues de ce domaine naturel dans le petit coin du contrat, revient à vouloir verser ce tonneau dans ce petit verre. Pis encore: ce postulat des philosophies révolutionnaires suppose ridiculement qu'il puisse y avoir des contrats là où les contractants n'existent pas ou ne peuvent pas exister. C'est enfin méconnaître la force et l'action de ce qui nous surpasse, nous entoure, et nous presse en nous marquant du principal des signes qui nous font homme. La lettre sociale écrite avec le fer n'est qu'un beau vers, trop vite écrit, qui travestit l'essentiel de notre humanité. Cette lettre nous donne poste et rang, siège et appui, sur l'échelle sacrée. Du moins le poète a-t-il vu qu'on ne se l'inscrit pas à soi-même. La marque vient de plus haut. Divine ? Surhumaine ? Vigny dit: inhumaine parce qu'il pense: involontaire. Mais, si l'on ne fait pas tenir toute la nature de l'homme dans sa volonté, et si l'on ne chasse pas hors de nous tout ce qui vit en nous sans dépendre de nous, la "marque" sociale doit venir de quelque portion vénérable et profonde de la plus mystérieuse des causalités humaines, à laquelle il faut penser en tremblant. Les Mères ! les Mères ! Cela résonne de façon étrange. C'était l'avis de Faust.

Cette importance philosophique, génératrice de respect, reconnue à tant de phénomènes sociaux déterminants, quoique inélus et invoulus, emporte pour première conséquence une dévalorisation générale des arrangement arbitraires que produisent les seules volontés, intentions, opinions, les seuls décrets, votes et voeux. Ces autorités, fabriquées de main d'homme conscient, sont les simples créatures de notre moi: elles doivent prendre un certain nombre d'illusions sur elles-mêmes dès qu'elles se sentent subordonnées à l'ordre objectif supérieur de la Nature et de l'Histoire, qu'elles ne peuvent pas créer; il leur suffit de le connaître, comprendre et nommer. Là, le cycle de ce que l'on commande le cède à l'ordre de ce que l'on connaît. L'homme politique met la Vérité à plus haut prix que son propre diktat, s'il veut que celui-ci soit viable....

Quelques-uns que je sais me demanderont insidieusement ce que devient chez moi la liberté de l'Homme. Réponse: -A peu près ce qu'elle devient après que l'on a placé entre ses mains soit le texte du Décalogue, soit une bonne carte de géographie. La loi qui enchaîne est libératrice, je ne l'ai pas dit le premier.

Il ne faut d'ailleurs pas confondre la "nature des choses" avec la "force des choses". Qui connaît la première peut espérer de la vaincre. Qui entend la seconde s'entend proposer de subir une espèce de fatalité qui prend une manière de revanche sur le volontarisme universel, dont on s'est d'abord prévalu. Cette force mythique, à laquelle on donne l'article singulier "la", qu'a-t-elle qui lui soit propre ? Qu'est-elle d'un ? Comment s'assure-t-on d'un sens où elle aille ? Ses itus et reditus, comme dit Pascal, sont flagrants. Si on la suppose multiple, mais engagée dans un même parallélogramme, ses effets devraient être convergents. Ils ne le sont pas du tout. On lui fait l'honneur de la tenir pour agent universel et omnipotent des transformations, elle qui donne rarement une direction définie, encore moins utile et salutaire, ses de plus en plus ne se vérifiant jamais que dans le sens de la destruction.

Cependant l'on affecte toujours d'opposer l'irrésistible courant de cette force des choses aux entreprises intelligentes où la volonté de l'homme s'exerce légitimement. On a beau dire: elle n'en a ni les calculs, ni la sagesse, ni les bienheureux coups de frein. Pour mieux nous diffamer nous-mêmes, nous lui composons un autel avec nos ruines, dont elle est l'auteur. Reconnaissons-là donc sous son dernier masque: le "fil" ou le "sens de l'Histoire", nisus ou impetus, élan ou effort de la Vie, c'est la grande idole sous laquelle nous a jetés l'Allemagne postkantienne, Hegel en tête, Marx en queue, pour nous faire adorer, comme des divinités, les plus risibles des pétitions de principe. Un nom conviendrait à ce destin-là: c'est celui de mauvais destin, à la condition de bien voir qu'il n'est pas aussi prédéterminé qu'on le croit. Rien n'empêche de se mettre d'accord avec la nature des choses pour le vaincre et le soumettre, par le bon emploi des vraies forces, à la justesse d'un regard clair. Celui-ci percevant la vérité naturelle, ces forces seront mises à la place où elles agiront bien. 

Ce n'est pas dans la seule matière de politique extérieure générale que les programmes volontaristes du pays légal se mettent en conflit avec la Nature des choses; il est d'autres cas de conflits en très grand nombre: leurs dérogations à l'ordre essentiel ont causé partout des malaises, des diminutions et des décadences, mais plus enchevêtrées, peut-être plus nuisibles ici qu'ailleurs. On peut énumérer:

La structure des familles. - Le régime des mariages. - L'appartenance de l'enfant. - L'éducation, l'instruction, l'école. - La structure de la commune et de la province, celle du pays et du métier. - La structure de la nation, de l'Etat central, des Etats décentralisés. - Le rapport du temporel et du spirituel.

Il est extrêmement curieux que, sur ce point, les chrétiens séparés de Rome inclinent, qui plus, qui moins, aux volontés prétendues réformatrices du pays légal. La physique de la politique réelle se trouve, au contraire, tout naturellement rangée du côté catholique où l'on respecte, sans prétendre les réformer, les structures fondamentales.

Ces structures sont préétablies pour la plupart; pas une qui ne doive échapper nécessairement, dans une proportion très forte, au faible impératif des volontés humaines et à l'artifice de leurs accords. Tout ce que ces derniers usurpent est perdu pour le bon sens et le bonheur des hommes. Vrai du haut en bas de l'échelle sociale, cela nous est apparu particulièrement clair à son sommet, l'intérieur de l'Etat. 

Un Etat central livré aux choix électifs de volontés populaires, sa législation élue et voulue, sa centralisation contractualiste ne peuvent guère, dans leur essence, viser qu'à rechercher ou à réaliser le bon plaisir plus ou moins consistant d'un despote plebiscité ou d'un Parlement scrutiné; cet Etat élu, rééligible, envahit l'aire du travail et de l'économie privée, pendant qu'il est lui-même envahi par des bandes, compagnies et factions alimentaires, dont le parasitisme onéreux le ronge obscurément ou le brigande cyniquement.

On peut dire que nous voilà dans cette perfection du jeu démocratique où le capital national, aspiré par l'Etat, va subir la grande pillerie qui est le but pratique et la fin logique de Démos souverain. Mais ce n'est encore qu'une avant-dernière phase, car, il est bien vrai, ce que l'on a réussi dans le même sens, aux années récentes, a fait peur au pays : étatisme, dirigisme, nationalisationisme (des industries), confiscation et absorption par l'impôt et par les taxes sociales, où cela mène-t-il ? Le pays répond : -A ma ruine, à l'appauvrissement de tous et de chacun.

Il regimbe, il recule. Faute de dessein plus que de courage, il lui sera difficile de réagir positivement. Ce qu'il veut gagner, c'est du temps: Encore un moment, Monsieur le bourreau !

Conclusion : - Qu'est-ce qui arrivera premier, l'inévitable saut dans la grande faillite, ou quelque heurt brutal, fait à nos portes, d'un nouvel ennemi armé ?

On en discutait au lendemain des gloires et des chutes du Front populaire. On en rediscute. Le Front nouveau, différent, et presque contraire, est assez semblable à celui de 1919, et, comme alors, les mauvais conseillers de Démos l'entourent et l'adjurent pour l'empêcher d'utiliser son pauvre avantage: -Qu'il ne précipite et ne fasse rien ! Qu'il ne bouge pas ! Qu'il laisse faire !  Ils seront écoutés, n'en doutons pas. Cependant ne se trouvera-t-il personne pour lui apprendre qu'il ne peut plus marcher les pieds en l'air et la tête en bas et comment revenir à des positions naturelles ? Oubliera-t-on également de lui dire que son bien-être consistera toujours dans ses groupes naturels et élémentaires, foyers, communes, pays, provinces, où il excellerait à organiser sa sécurité matérielle, son progrès social, ses fortes libertés politiques et morales, - en même temps que son salut - viendra de la bonne gestion des affaires nationales supérieures, si follement jouées à tout brelan de carrefour, après qu'elles auront été arrachées aux premiers venus, pour être concentrées et réservées à la compétence, à la réflexion, au savoir prévoyant des conseils du Roi...

À suivre

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