Hélas, la belle légende, si intimement mêlée à notre histoire, fut confrontée à un nouvel esprit critique plus corrosif. Dès les débuts du XVIIIe siècle, le doute s’installa chez les érudits. Il commença à poindre dans la nouvelle Histoire de France de Le Gondec en 1728. Passons. Le siècle se partagea. La critique gagna vite des points. Elle avait d’innombrables arguments, et fort sérieux. Où sont les documents contemporains authentiques ? Que faut-il croire des récits hagiographiques ?
La légende est née avec le temps surajoutant au merveilleux l’extraordinaire. Mais voilà ! Ce qui n’était pas permis, advint dans un pays trop vif d’esprit : ce fut le ricanement ! Et puis, il y eut une odieuse dispute. Ses conséquences furent désastreuses. La France se divisa. Monsieur de Boulainvilliers avait prétendu dans son Histoire de l’ancien gouvernement de France que la noblesse était issue des anciens Francs, des conquérants au sang bleu ; il y mettait toute sa morgue. Ne restait plus au tiers état qu’à se proclamer le peuple gallo-romain opprimé par l’étranger vainqueur et décidé à se libérer. C’est ce qui se fit. Siéyès en fit la théorie. Comme si la noblesse française n’était pas sortie du même monde gallo-romain ! Peu à peu, à travers les siècles. Tous issus fondamentalement de la même population à laquelle les étrangers s’assimilèrent. Comme si Sidoine Apollinaire n’était pas un type de noble français !
A la fin du XVIIIe siècle, au moment du sacre de Louis XVI, parmi les beaux esprits, personne ne croyait plus au miracle de Clovis, à la grâce de Reims, à la Sainte Ampoule, au sacre et à ses serments. La révolution acheva la perfection de son sacrilège lorsque, neuf mois après l’exécution de Louis XVI, le conventionnel Ruhl brisa l’ampoule du sacre sur la ci-devant place royale de Reims.
Je vous passe la confrontation continuelle qui opposa au XIXe siècle les tenants de la tradition et les tenants de la modernité. C’était en fait deux religions qui se battaient. Un Augustin Thierry, avec ses Récits des temps mérovingiens —Augustin Thierry avait entendu le bardit de Pharamond !— avait l’esprit aussi mythologique que tel ou tel chantre de Clovis, tel ce bon abbé Lefranc qui, après Viennet et Lemercier, ne ménageait pas sa plume pour écrire des tragédies en l’honneur de la France chrétienne. Vous connaissez tous la grande fresque de Joseph Blanc au Panthéon. Laissons les Michelet et les Lavisse, et laissons aussi les défenses des traditionalistes catholiques royalistes à tout crin du XIXe siècle pour qui tout était vrai, tout était authentique, de la sainte légende, jusqu’à la biche de Vouillé ! Ils avaient peur de tout perdre. Tel un certain abbé Klein dans son Clovis, fondateur de la monarchie française, répondant à toutes les objections des protestants, des francs-maçons et des incrédules. C’était lors du quatorzième centenaire. Du moins, avait-il le dessein de défendre l’âme de la France.
Mais la polémique est passée, l’histoire est arrivée, Fustel de Coulanges, et Taine et tous leurs disciples. L’histoire savante, sage, calme et juste. Comment ne pas rendre hommage à Fustel de Coulanges qui, le premier, souligna le lien profond qui unit la France féodale au monde gallo-romain ; son œuvre renvoyait au néant la sotte querelle de la noblesse et du Tiers état. La méthode historique a classé les documents, donné leur signification, jugé leur authenticité. Œuvre délicate, modeste, souvent incertaine. Les querelles ont continué. Elles continuent toujours. L’hypercritique folle dissout les événements, mais elle n’a plus pour elle la science, la vraie science. Les travaux sont là qui se sont accumulés, d’esprits de toutes sortes, parfois tout à fait incrédules, depuis les travaux savants de Godefroid Kurth sur les sources de l’histoire de Clovis, depuis Ferdinand Lot et sa Naissance de la France, Jean de Pange et son Roi très chrétien, Marc Bloch et ses Rois thaumaturges, jusqu’à Beaune et Tessier, et tous les autres… Cependant la science ne cesse de progresser : en ce quinzième centenaire, cela ressort à l’évidence pour qui prend connaissance des ouvrages sérieux qui paraissent. Clovis est plus que jamais présent avec sa légende.
Car de toute cette histoire, et au-delà de la critique, il reste un enseignement. Beaucoup de vraie science réconcilie avec la tradition, et cette tradition n’en porte qu’une leçon plus claire. Les esprits sages dépassent toute vaine querelle. Ils savent que notre légende monarchique et nationale n’est qu’une manière de dire l’histoire. Ils ne lui intentent plus d’inutiles procès en non-conformité avec les faits bruts. L’analyse les perçoit sous le tissu des enjolivements. Le tri se fait comme naturellement. L’amplification allégorique a l’avantage de souligner le sens exemplaire, et donc symbolique, qu’attachèrent nos pères à des événements fondateurs et sans cesse refondateurs. De même, les Grecs ne cessèrent jusqu’à l’excès de chercher les sens allégoriques de leur Odyssée. Autrement dit, la légende explique l’événement, comme l’événement explique la légende. L’essentiel demeure. En quoi consiste-t-il, cet essentiel ? En une leçon politique et religieuse ou religieuse et politique selon que vous voudrez accentuer sur tel ou tel terme, qui est comme la loi profonde, mystérieuse donc, de notre histoire de France. Elle se dégage d’elle-même, cette leçon.
La France ne retrouvera son identité qu’en retrouvant le sens de son histoire. Ayons foi dans notre passé, nous aurons foi dans notre avenir. La renaissance est là, renaissance catholique, renaissance française. Mistral, le grand poète de langue d’oc, chantant la renaissance de son pays et de sa langue, scandait : “Nous sommes Gallo-Romains et gentilshommes”. C’est bien cela, gallo-romains et gentilshommes, c’est-à-dire gallo-romains et Francs, francs, libres. La France toujours libre ! La France souveraine, en ses diverses provinces, unies autour de son Clovis, son Clovis nécessaire, son Clovis national et catholique.
Sidoine Apollinaire, faisant parler la vieille Rome mourante, lui faisait dire, tourné vers le Ciel : “Mea redde principia”, rends-moi mes enfances, rends-moi mes origines, mes principes originels ! Mais les vieux principes romains, l’enfance de Rome, ses légendes, Romulus et Remus, tout cela était bien mort, c’était fini, et Sidoine le pressentait. Quand il mourut, d’autres principes, d’autres enfances, d’autres origines étaient en gestation. Des principes immortels, oui, immortels eux ! C’était déjà une renaissance. Soyons-en sûrs, ces principes-là ne sont pas morts. Ils ont été les principes de tous les redressements français. Ah, l’histoire des redressements français ! Qu’ils sont magnifiques ! Qu’ils sont surprenants ! Redressement mérovingien, redressement carolingien, et surtout les beaux redressements capétiens ! Redressement de nos Valois tant dénigrés de nos jours, princes superbes et justement aimés, nos Valois contre l’Anglais, contre l’étranger et son parti, ses clercs ses docteurs, ses sorbonnards, ses mauvais évêques, ses légistes, faux légistes ! Contre le Germain, contre les impériaux et leurs clercs et leurs légistes ! Jaloux, oui, jaloux de la terre bénie et de l’histoire unique. Non, ces principes ne sont pas morts tant que les Français voudront être français et comprendre leur histoire avec l’amour pieux que l’on doit à une geste sacrée. Et à l’heure où un dessein préconçu, un projet délibéré envisage sans haut-le-cœur de faire mourir la France, de la dissoudre, de la perdre dans quelque fausse unité dite supérieure, germanique ou anglo-saxonne, ou dans quelque mondialisme barbare, à l’heure où l’étranger est le maître chez nous, comme disait Sidoine, où déferlent les hordes, où la barbarie semble triompher, approprions nous le vieux cri de Sidoine Apollinaire le Gallo-Romain, tournons nous vers le Ciel en songeant à nos origines : “Mea redde principia” !
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