Alexandre Devecchio
L’union des droites a- t-elle encore un sens à l’heure où LR et le PS sont menacés de disparition et où le clivage droite-gauche apparaît obsolète ? Au-delà de leurs rancunes et inimitiés personnelles, c’est aussi la réponse à cette question théorique qui oppose aujourd’hui Marine Le Pen et Éric Zemmour, mais aussi nombre d’observateurs. Deux visions se font face. D’un côté, ceux qui, comme Marcel Gauchet, croient en la permanence du clivage droite-gauche en tant qu’identité politique, et ce bien que son contenu n’ait cessé de se métamorphoser.
Dans son livre La Droite et la Gauche (Gallimard), l’historien et philosophe montre que si ce clivage a considérablement évolué et varié selon les époques, s’il a été concurrencé par d’autres lignes de partage, il n’a jamais été durablement supplanté. Le système de repères en lui-même, bien que simplificateur, a toujours perduré car le clivage droite-gauche a, selon lui, le mérite de résonner clairement dans l’esprit des Français, d’être le plus opérationnel sur le plan politique. Et l’intellectuel de voir dans la percée de Mélenchon au premier tour, la volonté des électeurs de gauche de conserver leur identité de gauche.
De l’autre, ceux qui comme le politologue Jérôme Sainte-Marie ou le géographe Christophe Guilluy théorisent la disparition de l’opposition droite-gauche au profit d’un nouveau clivage opposant deux blocs : l’un élitaire et « mondialiste », l’autre populaire et nationaliste. Dans ce cadre, l’union des droites comme l’union des gauches apparaît anachronique : l’enjeu est avant tout de répondre à la demande de protection culturelle et sociale des classes populaires dans un contexte de mondialisation. La stratégie de Marine Le Pen a consisté à s’inscrire dans ce nouveau clivage conceptualisé par Guilluy et Sainte-Marie, la candidate du RN s’étant érigée durant toute
la campagne en porte-voix du bloc populaire face à un Emmanuel Macron censé incarner le bloc élitaire. Ironiquement, Éric Zemmour avait lui- même théorisé la fin des affrontements traditionnels. « Le clivage droite- gauche, incarné par l’opposition entre LR et le PS, est aujourd’hui désuet (...) On en est revenu aux clivages profonds, philosophiques, identitaires, qui séparent populistes et progressistes », affirmait-il en octobre 2019, peu avant la convention de la droite, lors d’un débat l’opposant à Marion Maréchal dans le magazine L’Incorrect. Et d’ajouter : « Ce mot “droite” est comme le mot libéralisme : il nous piège d’avance. »
Sans doute par volonté de se démarquer de Marine Le Pen et de complaire à une base conservatrice très mobilisée ainsi qu’à ses soutiens libéraux, Zemmour aura pourtant été le candidat de l’union des droites. Stratégie qui lui aura permis de s’attirer les suffrages de la bourgeoisie conservatrice attachée aux valeurs de droite, mais pas le soutien des classes populaires, qui y trouvaient une réponse à leur angoisse culturelle mais pas la défense de leurs intérêts socio-économiques.
Si le premier tour de la présidentielle a donné raison à la stratégie de Marine Le Pen et contribué à ancrer le nouveau clivage « populiste-progressiste » au cœur de la vie politique française, au point que même Jean-Luc Mélenchon l’a repris à son compte, le RN et Reconquête ! sont-ils pour autant irréconciliables ? Sur le plan strictement arithmétique, si l’on fait le total des voix de Le Pen, Zemmour et Dupont-Aignan, s’est dessiné, au premier tour, un « bloc national » rassemblant près de 33 % des voix. À l’intérieur de ce bloc, la composante populiste incarnée par Marine Le Pen est majoritaire, mais la composante conservatrice représentée par Éric Zemmour n’est pas négligeable. Sur le plan idéologique, le souverainisme social de Marine Le Pen et le conservatisme identitaire partagent les mêmes ressorts anti-immigration et antiglobalisation. L’intérêt électoral comme la logique politique voudrait donc que la jonction entre « les classes populaires » et « la bourgeoisie patriote », qu’Éric Zemmour appelait de ses vœux durant la campagne sans parvenir à la réaliser, se fasse à travers une alliance législative. Si la politique est aussi une affaire de tempérament et d’affinités personnelles, les deux partis, alliés, constitueraient une force électorale à même de peser au sein de la future Assemblée.
Entre les deux tours, Jérôme Sainte- Marie lui-même expliquait que pour espérer gagner, Marine Le Pen devait « incarner un compromis social » et ouvrir vers d’autres catégories d’électeurs. Guilluy a rappelé dans nos colonnes que « dans l’histoire récente, aucun parti ou mouvement populiste n’a accédé au pouvoir sans le soutien d’un parti puissant ou sans alliance. En Italie, Salvini accède au pouvoir avec le Mouvement 5 étoiles ; Trump est soutenu par l’appareil des Républicains ; le Brexit bénéficie du soutien d’une partie de l’intelligentsia britannique et des tories, etc. », explique-t-il. Le RN seul, s’il s’est hissé par trois fois au second tour de la présidentielle, n’a jamais obtenu aucune victoire électorale d’importance.
Source : Le Figaro 30/04/2022