Ce concept est pervers car il effectue le contraire de ce qu’il prétend (notion de langage performatif) : il détruit débat et réflexion en prétendant les favoriser.
En effet, le mot tend à discréditer tout discours qui remet en cause l’orthodoxie, même lorsque ce discours ne mentionne pas de complot : les idées exprimées seraient dues à l’imagination fertile voire quelque peu paranoïaque de leur locuteur.
Le but revendiqué de l’apostrophe « complotisme » ou « complotiste » affiche donc l’intention de tenir un débat sérieux, en rejetant des idées fantaisistes.
Or, comme nous allons essayer de le montrer, l’effet produit par le mot est exactement à l’opposé : la réflexion en cours est tranquillement et sûrement détruite par l’apostrophe – et c’est bien là son utilité.
Un premier indice de la perversité de la posture ainsi prise – souvent inconsciemmentest que la qualification de complotisme s’adresse régulièrement à des propos qui s’appuient sur des sources officielles, comme les communications issues du Forum de Davos par exemple. On est déjà là dans le domaine du mensonge, soit que la personne qui emploie l’invective de complotisme aie connaissance des activités du Forum Economique
Mondial, soit qu’elle réagisse ‘rhétoriquement’ en raison du caractère dérangeant de l’information livrée.
La réelle malice de l’entreprise réside cependant ailleurs, dans un mécanisme de défense
psychologique connu sous le terme de déni, qui consiste à « faire comme si » une partie de la réalité n’existait pas. Ponctuellement le déni peut concerner chacun d’entre nous, en cas de deuil soudain par exemple, lorsqu’on ne peut croire à la disparition de la personne aimée. Mais si cela se prolonge indûment, on entre dans la pathologie. Un spécialiste des psychopathes évoque ainsi un tueur en série dont la maison présentait le spectacle d’un
taudis, à l’exception de la chambre toujours prête de la mère, celle-ci étant pourtant décédée depuis longtemps. Dans le cas qui nous occupe, le déni porte sur l’existence des complots. En effet, si on
prétend rejeter une idée au motif qu’elle impliquerait un complot, et ce systématiquement sans prendre la peine de vérifier rationnellement la plausibilité des éléments avancés en ce sens, cela revient à faire comme si l’existence de complots n’avait pas à être prise en compte, à faire en quelque sorte comme s’ils n’existaient pas.
Le mot ‘complot’ a pourtant été inventé pour décrire des phénomènes réels. Sans aller jusqu’aux complots terroristes, toute personne ayant participé à la vie sociale, notamment dans les grandes organisations, sait que le complot constitue une activité de base du fonctionnement social. Avant une réunion à enjeux, il arrive fréquemment que les
différents groupes représentés se concertent en secret pour défendre leurs intérêts, déplacer ou prendre le pouvoir dans l’organisation. L’étymologie confirme cette description, c’est la « pelote », ou groupe sphérique de personnes, qui est à l’origine du mot, le préfixe « cum » se rajoutant ensuite. C’est encore plus clair en anglais avec le mot
« plot ». L’utilisation (sérieuse et non humoristique) du concept de complotisme revient donc à rejeter hors du réel une composante humaine fondamentale. Ce type de mensonge massif est extrêmement efficace par sa discrétion : il n’est pas explicitement affirmé que les complots n’existent pas, ni qu’on doive jamais en tenir compte. Dans le même temps, la disqualification implicite et quasi psychiatrique de l’accusé réalisée par l’emploi du terme ‘complotiste’ assure l’impossibilité de toute prise en compte sérieuse de ses apports dans un débat. La dimension psychopathologique -perverse- de l’emploi d’un tel terme est donc double : elle relève à la fois de la malhonnêteté intellectuelle et de l’agression hostile délibérée du locuteur qu’on veut éliminer de la réflexion.
On peut alors de s’interroger sur l’origine de l’implantation dans le débat public d’un mécanisme aussi nocif. Serait-ce dû à un quelconque complot (sic) initial qui aurait réussi à s’imposer « à l’insu du plein gré » des acteurs de la propagande médiatique ?
Des hypothèses circulent. On parle ainsi du lancement du concept par la Cia pour décrédibiliser certaines pistes de réflexion autour de l’assassinat du président Kennedy.
Pour ma part, j’ai trouvé une origine plus ancienne dans un ouvrage d’un philosophe intéressant – mais surcoté, si l’on en croit Leo Strauss ou Eric Vöglin- : Karl Popper. C’est dans le second volume de « The Open Society and Its Ennemies », au chapitre 14, que Karl Popper dénonce les théories de la conspiration. Rarement un texte m’aura autant gêné par l’aspect fallacieux des arguments. Pour ne citer qu’un seul écho au déni de base décrit plus haut, l’auteur en commet un autre à peine plus subtil. S’il concède en effet que les complots existent, il prétend que ce qui invalide la théorie du complot c’est que ceux-ci échouent en général. Or il y a au moins deux mensonges dans cet argument qui ressort visiblement de la logique « chaudronne » chère à Freud : les complots n’échouent pas ‘en
général’ et même si c’était le cas, cela n’invaliderait en rien leur dénonciation. J’ai en mémoire une anecdote potentiellement éclairante : un journaliste ayant voulu interviewer Popper avait tenu à se renseigner sur le ‘grand homme’ auparavant. Il
rencontra donc quelques contemporains du philosophe. Certains lui confièrent que l’œuvre maîtresse de leur collègue aurait dû s’intituler : « the Open Society BY One of Its Ennemies ».
Alberto Zagury, Psychologue clinicien
https://www.lesalonbeige.fr/complotiste-un-concept-pervers-des-lorigine/