Les Etats-Unis sont-ils aujourd'hui engagés dans une fuite en avant qui résulterait du sentiment d'une profonde instabilité interne? On peut interpréter la dangereuse visite de Nancy Pelosi à Taïwan - imposée aux Taïwanais - comme une opération de pure politique intérieure: diviser l'opposition républicaine en ralliant une partie des adversaires politiques de Joe Biden, séduit par ce geste fort vis-à-vis de la Chine. Mais tout cela ne dissimule-t-il pas, au fond, le désarroi de l'oligarchie démocrate devant la division croissante de la société américaine? En observant "l'Amérique" depuis quelques années, on a de plus en plus de raisons de douter de l'avenir du modèle américain d'unification nationale. Yves-Marie Adeline, historien des idées et des pratiques politiques, pose la question sans tabous.
Pour un homme de mon âge, né en 1960, plongé bon gré mal gré dans la culture populaire américaine, il faut faire un effort particulier pour réaliser l’étendue de ce que je m’apprête à écrire, compte tenu du poids que pèsent, depuis quatre générations, dans les esprits, dans l’imagination, et dans la réalité du monde, les Etats-Unis d’Amérique.
La nation, seule forme politique qui dure
S’il est un enseignement que l’on retient de l’histoire des peuples, c’est qu’en définitive, la nation est le socle le plus solide de l’agrégation des hommes, la plus durable.
Le paradoxe de cette évidence vient de ce qu’il est difficile d’affirmer avec précision ce qu’est une nation : selon le modèle allemand de cohésion ethnique, ou selon la célèbre conférence de Renan[1] disposant qu’elle procède d’une volonté commune ? Les deux thèses ont leur force et leur faiblesse. La lenteur avec laquelle l’Allemagne s’est unifiée, d’ailleurs sous forme fédérale ; l’exemple tragique de la Yougoslavie, mettent à mal le modèle allemand. D’un autre côté, la crise dans laquelle est plongée la Belgique, qui en 1830 avait fait reposer sa construction sur une volonté commune, affaiblit la thèse renanienne.
Peu importe ce paradoxe : il demeure que la nation est le socle le plus durable, que cela plaise ou non. Un catholique, par exemple, est sensible à l’universalité de la communauté chrétienne : un prêtre est d’abord prêtre, peu importe d’où il vient ; un chrétien est d’abord un chrétien, et il est émouvant de voir comment, à Lourdes, ou à Rome, convergent des disciples du Christ venus du monde entier, former cette catholicité (« catholicos » en grec signifie « universel »). Mais l’erreur serait de croire possible de transposer cet universalisme au domaine politique, comme en ont été tentés plusieurs papes dans l’histoire, depuis Innocent III, qui prétendait à la suprématie temporelle sur l’ensemble de la chrétienté, jusqu’à François qui aujourd’hui semble méconnaître les principes de la vie collective politique. D’ailleurs, Jésus dit à ses apôtres : « De toutes les nations, faites des disciples » (Mtt 28,19), il ne leur demande pas de contribuer à les dissoudre. La nation est le socle infrangible, que cela plaise ou non à notre sensibilité universaliste bien compréhensible par ailleurs chez un catholique.
Au-delà de la nation, il y a l’empire, qui est la domination d’une nation sur d’autres nations, puis la fédération, qui procède d’une association de plusieurs Etats demeurés libres de leur politique intérieure, mais déléguant à un pouvoir central des tâches comme la défense et la diplomatie. Ce pouvoir central s’abstient de multiplier les lois fédérales comme celle qui a imposé la monogamie à l’Utah – dominé par les Mormons polygames – en 1896, ou celle qui mit fin à la ségrégation raciale dans le sud des Etats-Unis Au-delà de la fédération, il y a la confédération, où les liens peuvent être coupés librement, et au-delà, il n’y a plus d’Etat, sinon des conférences permanentes comme l’ONU[2].
L’histoire nous répète inlassablement que ces formes, qui peuvent être souhaitables selon les circonstances historiques, sont irrémédiablement vouées à se dissoudre. Certains empires ont duré très longtemps : pensons à celui des Romains. Les Gaulois ont beaucoup gagné – par-delà la brutalité du conquérant César – à se voir entraîner dans la civilisation gréco-romaine, mais après plusieurs siècles, ils sont revenus à leur réalité nationale. Rien ne demeure d’une identité « romaine d’Orient » – pour ne pas dire « byzantine », un qualificatif anachronique datant du XVIe siècle. Rien. De cette histoire par ailleurs prestigieuse, il ne reste que des peuples qui se distinguent les uns des autres, même quand ils ont forgé ensemble une culture commune.
Plus près de nous, pensons à l’empire portugais : cinq siècles d’existence, à laquelle, sur quelques décennies, un indépendantisme souvent opportuniste a pu mettre fin. Le sort des empires est de s’effondrer un jour, et nous devons dire à tous les nostalgiques de ces empires, celui de Rome – assurément le plus prestigieux dans l’histoire du monde – ceux de Charlemagne, de l’Autriche, de la Russie, de l’Angleterre, des ensembles coloniaux… qu’ils disparaissent inéluctablement, que cela nous plaise ou non.
La fédération américaine
On sait que les Etats-Unis sont originellement treize colonies assujetties à la couronne britannique. Pourtant, l’erreur serait de croire que les Américains étaient des Anglais d’outre-mer : la majorité relative venait d’Allemagne – elle a conservé cette majorité relative : les aïeux de Donald Trump s’appelaient Trumpf, ceux d’Elvis Presley s’appelaient Pressler… Après eux venaient certes les Britanniques, auxquels s’ajoutèrent les Irlandais, puis les Italiens du sud fuyant le pillage de leur pays par ceux du nord. Tous ces migrants ne fuyaient pas l’Europe, mais il est juste de dire que beaucoup venaient de sectes religieuses émanées du protestantisme, fuyant l’autorité de l’Eglise luthérienne ou de l’Eglise anglicane. La fête de l’Action de grâces (Thanksgiving) est fériée en Amérique, elle commémore les dissidents religieux anglais du vaisseau Mayflower arrivés ici au XVIIe siècle, et l’on admet que cette secte a donné son visage à la société américaine, non seulement anticatholique, mais encore hostile aux hiérarchies traditionnelles, religieuses ou politiques de l’Europe. En descendent les présidents Grant, les Roosevelt, les Bush ; mais aussi les acteurs Bogart, Eastwood, Gere, Monroe, Reeves, Welles ; ou encore le lanceur d’alerte Snowden,,, La liste serait trop fastidieuse à écrire.
Tous les migrants ne se ressemblaient pas, mais tous poursuivaient le même « rêve américain », qui consistait à s’installer ici sans entraves, laissant derrière soi les hiérarchies, la notion même de nation, les modes classiques d’agrégation. Naturellement, pour que ce rêve puisse se vivre vraiment, il fallait bien admettre que chacun contribue à l’entretien d’une armée (la fameuse « cavalerie », dans ces espaces infinis) chargée d’anéantir les habitants d’origine (les « Indiens »), mais aussi d’une force interne chargée de réprimer la délinquance : les sheriffs faisant la police, et les juges, que l’on élit, exerçant la justice. En-dehors de cette concession de l’individu à la communauté, « le meilleur gouvernement est celui qui gouverne le moins », selon le mot d’Henry David Thoreau (1817-1862)[3]. Cette méfiance à l’égard du gouvernement central de Washington dure encore, bien que les nouveaux Américains, ou ceux qui sont aujourd’hui imprégnés de socialisme, se rapprochent au contraire du centralisme.
D’emblée, au temps de la souveraineté britannique, l’ensemble s’est partagé en deux sociétés différentes : les Etats du sud prospéraient sur un régime agricole faisant appel à une main-d’œuvre abondante majoritairement constituée d’esclaves, ceux du nord étaient plutôt commerçants, artisans, où l’esclave, qui coûte cher à acheter et à entretenir[4], n’avait pas sa place[5]. Au moment de la guerre d’indépendance (1776-1783), pour mobiliser les volontés contre l’Angleterre, le Nord, à l’origine de la rébellion[6], offrit les rênes du commandement à un sudiste, George Washington, puis plus tard à un autre sudiste, Thomas Jefferson[7]. Mais sous l’effet de la révolution industrielle, par-delà la question morale de l’esclavage, les deux parties de cette fédération ne pouvaient que s’affronter : le sud cotonnier avait besoin du libre-échange pour écouler ses produits en Europe, tandis que le nord industriel souhaitait au contraire se protéger contre la concurrence, comme récemment M. Trump face aux Chinois.
Entre 1861 et 1865, l’Europe a observé ce qu’elle regardait comme une guerre de Sécession : l’esprit confédéral dont s’étaient inspirés les pères fondateurs de 1776, s’arrogeant le droit de se séparer de leur métropole dès lors qu’ils ne trouvaient plus d’intérêt à lui rester unis, était juridiquement invoqué à nouveau par le Sud pour se séparer du Nord, d’où le nom qu’il s’était donné : Etats Confédérés d’Amérique. Après sa victoire, le Nord a imposé l’expression « guerre civile », comme s’il s’était agi d’une guerre civile classique au sein d’un ensemble cohérent (on pense à la guerre d’Espagne, à nos guerres françaises de religion, etc.). Mais existait-il alors, même après 1865, une nation américaine ?
Le flou de la nation américaine
Cette question n’a pas cessé de tarauder les Américains, peu à peu confrontés à la diversité de leurs origines. Un premier critère d’appartenance était la liberté : celui qui était venu ici librement chercher fortune et bénédiction divine ne voulait, jusqu’à récemment, être comparé à celui que l’on avait acheté à des marchands africains et que l’on a transporté jusqu’en Amérique contre son gré. En ce sens, le Noir ne pouvait pas être considéré comme un Américain.
Plus tard, avec le développement de la fédération, qui s’est agrandie au point de faire se joindre les deux rives atlantique et pacifique[8], quitte à arracher des territoires au Mexique sur un axe allant du Texas à la Californie ; avec aussi une expansion coloniale que ce pays, lui-même ancienne colonie, a réussi à faire oublier au monde : conquête du royaume de Hawaï, des Philippines, de Cuba, achat des Antilles danoises[9], etc., l’idée de former une authentique nation américaine a obsédé les esprits. Le président Théodore Roosevelt (1858-1919) déplore que trop d’Américains soient des « Américains à trait-d’union » : sans se soucier de son origine hollandaise, et dans le contexte de son époque précédant la Grande guerre, il vise en particulier les Germano-Américains qui représentent alors 25% de la population, devant toutes les autres ethnies immigrées. En 1915, sous les applaudissements de Woodrow Wilson qui prémédite l’entrée en guerre de son pays malgré ses promesses électorales[10], paraît un film – d’ailleurs esthétiquement remarquable : Naissance d’une nation, réalisé par David Griffith : c’est la transposition dans la réalité américaine des Capulet et des Montaigu. Un frère et une sœur Stoneman, nordistes, épousent une sœur et un frère Cameron, sudistes ; le rôle des méchants boucs émissaires étant tenus par les Noirs du Sud, libérés mais aussi désœuvrés dans une Confédération ruinée, et dont les excès criminels ont provoqué en défense la création du Ku-Klux-Klan.
À suivre