S'il s'avère difficile d'écrire un article pour défendre Cioran (Cioran a-t-il besoin d'être défendu ?), les problèmes s’accroissent encore si l'on tente le contraire, si l'on veut l'attaquer, soumettre sa pensée aux feux de la critique : il faut s'armer de courage pour s'en prendre à celui qui, sans nul doute, est à la mode depuis plus de dix ans. Lui présenter des « objections », c'est aller à contre-courant. Mais les reproches qu'on lui a adressés, reproches qui ont servi à mythifier à outrance cet « hétérodoxe de l'hétérodoxie » n'allaient-ils pas, eux, à contre-courant.
Un brillant anti-système
Toute personne qui éprouve de la difficulté à se prononcer en toute sincérité contre Cioran n'a qu'une solution : tenter d'imiter ces hérétiques qui, soumis à la torture, ne persistaient dans leur hérésie que par bon goût. Et se répandre en louanges à l'endroit de Cioran pourrait sembler d'un mauvais goût comparable à celui qui tenterait d'ordonner en un système cohérent les écrits et les interjections mentales de celui qui a affirmé que « la pire forme de despotisme est le système, en philosophie et en tout ». L'avantage de l'anti-système est sa maigre vulnérabilité à toute attaque consistant en objections organisées systématiquement. On ne pourrait réfuter Cioran que de manière a-systématique et toujours dans l'hypothèse douteuse que cette réfutation dépasse le discours du Roumain sur le point précis grâce auquel il arrive justement à séduire : « l'éclat ».
On peut être brillant au départ de la « lucidité » et également au départ de la « foi », et même des deux à la fois (à la condition que cette cohabitation soit possible), du moment que l'on soit suffisamment subjectif. L'objectivité est rarement brillante et ne parvient jamais à être géniale. Installé dans la lucidité, Cioran a le privilège de devoir être subjectif par la force. La lucidité et la subjectivité déployées par Cioran lui donner la force suffisante pour faire face à ce qui se trouve devant lui, sans aucune aide ou échappatoire possible. Avec une sincérité qui épouvante, Cioran paraît même jouir de cette manière tourmentée par laquelle il s'inflige l'atroce nécessité de remâcher sans cesse ses interrogations — et même ses obsessions — essentielles : l'histoire, Dieu, la barbarie, le suicide, le scepticisme et autres labyrinthes. Ceux-ci sont brillamment exposés comme les dépouilles tirées d'un immense dépeçage où l'on aurait séparé les ordures philosophiques pour laisser, dénudé, ce que personne n'aurait imaginé être essentiel.
Volonté de style
« Mystère. Parole que nous utilisons pour tromper les autres, pour leur faire croire que nous sommes plus profonds qu'eux » (Syllogismes de l’amertume, 1952). Les grands négociateurs professionnels se distinguent avant tout par leur immense clarté dans la façon d'exposer leurs hypothèses, à l'écart de la complexité de ce qu'ils pensent ou de ce qu'ils prétendent. Idem avec le style concis et simple de Cioran. Il ne perd pas son temps dans les arcades du langage et dans un discours prétendument « profond », et il va droit au but avec une précision de scalpel, dont on ne peut que faire l'éloge. Ayant perdu la foi dans la grammaire (« Nous continuons à croire en Dieu parce que nous croyons encore en la Grammaire »), le Roumain connait bien les limites du langage auquel il doit forcément recourir. Aussi le domine-t-il. Le français n'est pas sa langue maternelle et cependant peu d'écrivains vivants le manient avec tant d'efficacité. La proposition de Wittgenstein — « tout ce que l'on peut exprimer, il est possible de l'exprimer clairement » — voilà ce qu'auraient dû méditer avec une plus grande attention ceux qui prétendent snober le style “superficiel” de Cioran.
Indépendance
Avec une sincérité totale, Cioran accepte le défi d'être inclassable. Un poids plus lourd qu'on ne pourrait l'imaginer : il n'est pas facile d'être apatride et, à la longue, rares sont ceux qui survivent « sans profession ou métier connu ». “Lunatique”, “hétérodoxe” : voilà, entre autres, les qualificatifs qui ont été appliqués à Cioran. par ceux qui sont parvenus, tant bien que mal, à le “classifier”. Ce sont également les étiquettes qu'acceptent bon gré mal gré ces rares personnages de la vie réelle qui, tirant orgueil de leur extrême lucidité, doivent maintenir coûte que coûte leur acharnement rester digne d'éloges précisément parce qu'ils sont acharnés plus que de raison, demeurer indépendants, ne pas s'imposer ou ne pas accepter de se voir imposer une limite quelle qu'elle soit. Pendant la Renaissance, on appelait “humaniste” l'homme non unidirectionnel. Cioran rejetterait sans aucun doute cette désignation avec véhémence ; de la même façon, il se moquerait très probablement de tout qui tenterait de le classer comme “réactionnaire”, ou comme “sceptique”, comme “païen” ou lui attribuerait d'autres étiquettes simplificatrices du même genre.
L'indépendance, comprise comme élimination progressive de tous points de référence, est un exercice douloureux, dont les douleurs ne disparaissent jamais. Difficile, par ailleurs, d'évaluer jusqu'à quel point le résultat obtenu compense le prix payé. De tous les génies du XIXe siècle, seul Wagner et Goethe se sont « bien débrouillés ». Nietzsche, Hölderlin, Rilke et d'autres, nombreux, ont produit des écrits que l'on peut qualifier d'enviables. Et bien qu'ils puissent tous affirmer, avec Cioran, que « naître, vivre et mourir trompés, c'est ce que font les hommes », aucun d'entre eux, à l'évidence, n'a atteint l'indépendance à laquelle ils prétendaient parvenir ; peut-être s'en sont-ils approchés, certains plus que d'autres, mais il ne s'y sont jamais installés, n'ont pas eu les pleins pouvoirs de l'homme réellement indépendant.
Par rapport au XIXe siècle, le XXe siècle offre peut-être l'avantage d'être réellement plus indépendant (bien que cela soit également difficile). Mais les hommes moyens continuent encore à exiger de tout un chacun des “étiquettes”, des “professions” ou des “métiers”. Ces hommes moyens font montre d'une attitude proche de celle de ces États qui aspirent à tout contrôler dans la société. Ils ne se sentent à l'aise, face à une personne ou à une phénomène que s'ils peuvent le classer, lui donner un titre ou une étiquette, le conceptualiser. Titre, étiquette ou concept qui déterminera, par déduction, le type de relation qu'il faut avoir, au nom des conventions, avec l’étiqueté, le titré, le conceptualisé. « Les hommes ont besoin de points d'appui, ils veulent la certitude, quoi qu'il en coûte, même aux dépens de la vérité ».
Le médiocre de notre temps tente d'ôter de sa vue, de ses pensées, tout ce qu'il ne comprend pas. Tout ce qu'il est incapable de comprendre. “Je suis comptable”, “je suis avocat”, “je suis vendeur” (parfois, plus souvent que nous ne l'imaginons, on recourt à l'euphémisme pour rendre digne un métier dont on perçoit bien les misères). Voilà donc les déclarations officielles à faire obligatoirement de nos jours en société. Que des hérétiques comme Cioran ne confient pas au Saint Office Collectif leur titre de dépendance ou leurs numéros d'identification sociale, voilà que les soumettra irrémédiablement à la réprobation générale et même à l'isolement. Ils ne réveilleront que la curiosité du petit nombre, ou la sympathie de personnalités plus rares encore, mais ils devront constater et accepter d'être toujours observés (et même jugés) avec la même colère critique que l'on appliquait jadis aux pires des hérétiques. L'indépendance coûte cher.
Cioran, l'Anti-Faust
On a parlé de Cioran comme du porte-drapeau de la philosophie du renoncement, de la “non-action” et du désistement. Ceux qui décrivent Cioran de la sorte prétendant rapprocher notre exilé roumain de son maître Bouddha et n'oublient généralement pas de mentionner son célèbre adage : « Plus on est, moins on veut ». Ou de nous rappeler, en guise de plaisanterie, sa description fort crue de l'acte d'amour : il s'agirait « d'un échange entre deux êtres de ce qui n'est rien d'autre qu'une variété de morve ». Le rapport qui existe entre Cioran et l'idée d'action (ou si l'on préfère, le désir) est un rapport de conflit. Personne ne niera que le principe faustien de la souveraineté de l'action soit radicalement opposé au scepticisme féroce de celui qui élève l'inaction au rang de catégorie divine. Et même si l'action et le goût pour l'action sont compatibles avec la lecture de Cioran, nous nous trouvons néanmoins en présence de deux extrêmes irréconciliables. Un livre de Cioran est inimaginable sur la table d'un broker de New York. Et personne n'aura l'idée saugrenue d'emmener des livres de Cioran lors d'une régate de voiliers, d'une expédition dans l'Himalaya ou d'une escapade avec une belle femme dont on vient de faire la connaissance. Cependant, les fanatiques de l'action les plus intransigeants pourront se lancer dans une activité exceptionnelle, où ne détonneraient absolument pas certains pages de Cioran : traverser un désert.
Le poignard et les passions
Il n'y a pas de meilleure recette que le « désintérêt » pour « triompher » dans notre civilisation. Après avoir abjuré l'ambition de triompher, Cioran fonce avec autant de passion contre les créatures pétries d'illusions et contre les sous-produits du désintérêt. Le prix à payer, terrible, c'est « l'échec » sur le terrain des valeurs vitales. Et Cioran exhibe cet échec avec une ostentation impudique, au point d'insister sur le fait — sans nous convaincre, ceci dit pour faire son éloge — qu'il n'y a rien, pas même la publication et le succès de ses œuvres, qui compense son échec. Alors qu'il est parvenu à dire que « l'élégance morale authentique consiste en l'art de déguiser les victoires en déroutes ». Le verbe de Cioran distille la passion tous azimuts et même une véhémence manifeste. « Dans la colère, on se sent vivre », nous fait-il remarquer : mais c'est plus un conseil qu'une menace, car « si devant l'affront qui nous a été fait, en réfléchissant aux représailles, nous avons hésité entre la gifle et le pardon, cette hésitation, nous faisant perdre un temps précieux, aura consacré notre lâcheté. Il s'agit d'une hésitation aux conséquences graves, d'un maque qui nous écrase, alors qu'une explosion, même si elle se termine en quelque chose de grotesque, nous aurait soulagés. Aussi pénible que nécessaire, la colère nous empêche d'être prisonnier d'obsessions et nous épargne le risque de complications sérieuses : c'est une crise de démence qui nous préserve de la démence ».
Un Cioran passionné est l'unique contre-poids qu'il a lui même inventé, dans la mesure où quelques-unes de ses propositions (voire la plupart d'entre elles) peuvent paraître inhumaines. Mais, qui plus est, sa passion est prétexte à justifier son comportement ; ainsi, l'écrivain garde toute sa souveraineté, ce qui le rend plus accessible : « Il est déshonorant, il est ignoble de juger les autres ; cependant, c'est ce que tout le monde fait et s'en abstenir revient à se trouver en dehors de l'humanité ». Cioran, passionné, qui connaît les forces que produit toute passion, cite le roi Ménandre quand il demande à l'ascète Nâgasena [cf. Milindapañha] ce qui distingue l'homme sans passion de l'homme passionné : « L'homme passionné, ô roi, quand il mange, aime la saveur et a la passion de la saveur ; et l'homme sans passion goûte la saveur mais ne se passionne pas pour la saveur. Tout le secret de la vie et de l'art, tout ce qui est ici bas réside dans cette « passion de la saveur ». Pour la même raison, Cioran s'ingénie à rechercher des forces chez l'ennemi, celui dont il prendra soin et essaiera de ne pas perdre, celui qu'il — une fois et essaiera de ne pas perdre, celui qu'il — une fois de plus, tout comme Nietzsche — situera au même niveau qualitatif que l'ami, seul l'ennemi est digne de notre haine, cette haine précieuse « qui n'est pas un sentiment, mais une force, un facteur de diversité qui fait progresser les êtres aux dépends de l'être ».
Nietzsche et Cioran
Après avoir bu jusqu'à satiété aux sources de la philosophie, Cioran lui tourne le dos mais sans l'abjurer complètement : « je ne suis pas philosophe », essaie-t-il de nous dire, en ajoutant encore que les sources de tout écrivain « sont ses hontes » (peut-être parce qu'il est conscient qu'on peut facilement le coincer : le renoncement, il le doit à Bouddha, aux gnostiques, à la mystique et surtout à Nietzsche, philosophe qu'il tente difficilement de renier).
La parenté de Cioran avec Nietzsche relève de ces choses que l'on cache sans pourtant cesser d'en être fier. Tous deux enfants de prédicateurs, confrontés à la mort contre la Croix. Tous deux s'auto-proclamant “non-philosophes” : Nietzsche préférait qu'on l'appelle « psychologue [des profondeurs] », Cioran préfère qu'on ne lui donne pas de nom. Leurs itinéraires vitaux (séparés dans le temps par un peu plus d'un demi-siècle) sont tous deux presque aussi pénibles. Bien que nous nous imaginions Nietzsche en train de concevoir ses écrits lors de longues promenades dans les lumineuses Alpes italiennes (« n'ont de valeur que les pensées faites en chemin ») et bien que nous sachions que Cioran accède à la lucidité au fond de son obscure retraite parisienne, aucun des deux ne peut échapper à la malédiction paternelle : condamnés qu'ils sont à être, malgré eux, des « écrivains religieux ». Perdus de manière irrémissible par un excès de sincérité, seul le rire les rachète tous deux, bien que de façon différente chez chacun d'eux. Nietzsche, en Allemand, nous parle sur un ton sérieux pour invoquer le rire (« nous devons considérer comme suspecte toute pensée qui ne nous ait pas fait rire ») et accéder aux hautes sphères de la pensée. Cioran, dont la sourire se trouve dans le texte, se précipite de temps en temps dans les abîmes du doute et du scepticisme sans vouloir gagner ni hauteur ni monde : « Gagner le monde, perdre l'âme ! J'ai atteint quelque chose de mieux : j'ai perdu les deux ».
Rire souverain
« Pourquoi ne me suis-je pas tué ? Si je savais exactement ce qui m'en empêche, je n'aurais plus de questions à me poser puisque j'aurais répondu à toutes » (Le Mauvais Démiurge). Il ne manque pas de raisons à ceux qui évitent Cioran de “le voir tout en noir”. Il est certain que Cioran est un râleur, qu'il est tout sauf optimiste. Mais ce n'est pas une raison pour le considérer comme un écrivain “négatif”. Parce que Cioran affirme. Il affirme de manière répétée et accablante, bien que ce soit ex negatione, bien que ce soit en reniant. Cioran est le type du parfait pleurnicheur, bien sûr, mais à regarder de plus près, le rire n'est-il pas par hasard la musique de fond de tout son discours ? Celui qui parvient à affirmer que « renier rajeunit », ou qui loue le « supplément d'anxiété » qui enrichit toute négation, ne cesse cependant pas de se délecter de temps en temps de l'ironie intentionnellement amère, au départ de laquelle il nous parle.
« À peine adolescent, la perspective de la mort me jetait dans ses transes ; pour y échapper, je me précipitais au bordel où j'invoquais les anges. Mais, avec l'âge, on se fait à ses propres terreurs, on n'entreprend plus rien pour s'en dégager, on s'embourgeoise dans l'Abîme. Et s'il fut un temps où je jalousais ces moines d'Égypte qui creusaient leurs tombes pour y verser des larmes, je creuserais maintenant la mienne que je n'y laisserais tomber que des mégots » (Syllogismes de l'amertume).
Le sens de l'humeur est évident dans ce paragraphe comme dans beaucoup d'autres. Mais le rire de Cioran est également présent dans presque tout le reste de ses textes ; il est audible des profondeurs pour le lecteur à l'oreille fine, capable de ressentir, avec Cioran, la souveraineté indiscutable du rire sur tout autre état de pensée.
Le païen, le réactionnaire
Évidemment, la différence fondamentale existant entre ce qu'écrit Cioran et ce que l'on écrit sur Cioran est que sa pensée est originale. Alors, que dire du paganisme de Cioran ? Et quel objet aurait une réflexion portant sur les éléments “réactionnaires” de son discours ? Ces deux facettes du sceptique, apparemment contradictoires, sont l'envers et le revers d'une même pièce de monnaie avec laquelle Cioran joue à pile ou face en énonçant ses propositions. Cioran joue, avant tout ; qui est, au fait que sa méthodologie soit fondamentalement ludique, il faut ajouter que son attitude face à ce jeu est la plus positive que l'on puisse imaginer (qui accusait Cioran être négatif/ négativiste ?). En effet, c'est là l'attitude de celui qui ne cache nullement son propre jeu. Pour cette raison même, faire l'apologie de ce que Cioran apporte à la sensibilité païenne (spécialement dans son Mauvais Démiurge) ou à la pensée réactionnaire (surtout dans son Essai sur la pensée réactionnaire et ses réflexions sur Joseph de Maistre), ou s'en prendre à ce double apport, sera toujours une tâche nettement moins digne que celle de transcrire, sans plus, quelques-unes de ses réflexions les plus éloquentes.
Voici donc deux commentaires sommaires. Le premier présente de l'intérêt pour le lecteur espagnol (en Espagne, croyants ou non, nous sommes tous catholiques) et désire souligner de quelle manière Cioran met en évidence les éléments salutaires du paganisme qui ont perduré dans le catholicisme orthodoxe. Il n'attaque pas les protestants avec la même virulence que Nietzsche mais l'on ressent très bien sa répulsion face au plus monothéiste des monothéismes, au moins méditerranéen des christianismes. On pourrait esquisser un autre commentaire réservé, cette fois, aux sympathisants de la “nouvelle droite” ou de la “nouvelle culture” (qui peuvent être des Espagnols ou d'autres Européens) en affirment que, en matière de paganisme, Cioran ré-ouvre à nos investigations des galeries entières de la pensée qui ne s'étaient jamais fréquentées, étaient restées hermétiquement fermées les unes aux autres, du moins au niveau de l'écrit. Ces lieux de la pensée, laissés en jachère et redécouverts par Cioran, bénéficient de la publicité faite par ses partisans, notamment ceux des “nouvelles droites” ; du coup, ils n'ont pas tardé à recevoir la visite de nombreux “touristes intellectuels”, originaires de diverses “nouvelles” idéologies. Bon nombre des apports doctrinaux dus aux autres auteurs de la “nouvelle droite” ou “nouvelle culture” doivent reconnaître leur filiation par rapport aux œuvres de Cioran. Filiation partagée notamment par un païen comme Pessoa.
Des paroles de plus…
En toute vraisemblance, Cioran parviendra à exercer, qu'il le veuille ou non, une influence croissante sur les « cultures de la nouvelle barbarie » qui paraissent désormais s'établir en Europe. Parallèlement — bien que de manière asymétrique — à Nietzsche qui annonçait avec fracas le “surhomme” aristocratique. Cioran ne se contente pas de prophétiser une nouvelle barbarie, également anti-messianique et de vocation païenne, mais, dirait-on, semble vouloir lui donner de l'essor. Il limite en cela une technique de prophète, ressemblant tellement à celle du conseiller en bourse qui raconte que telle ou telle action va monter, conscient que son pronostic poussera à acheter la valeur dont la cotation monte. Dans le dernier tiers du XXe siècle, la cote de valeurs comme « la nouvelle barbarité » ou « le nouveau nomadisme » commence à augmenter et pourrait bientôt s'emballer. Mais peu de gens savent déjà où obtenir des informations à leur sujet, quels signes les définissent et quels événements les précèdent. Cioran est un de ceux, très rares, qui ont interprété certaines notes relatives à ces nouvelles valeurs.
Interpréter : voilà ce que fait Cioran. Et le fait en utilisant le code du scepticisme. Scepticisme pour partie double. Scepticisme qui n'est plus seulement un exercice de dé-fascination mais en plus, en toute conscience, un jeu. Mais comme tout jeu, celui de Cioran manque d'une finalité qui ne soit pas celle de son propre jeu. Pour cette raison, en annonçant la « nouvelle barbarie », Cioran ne prophétise pas. Il propose. Il existe une phrase de Cioran, annonçant cette nouvelle barbarie. Une phrase qui synthétise en une ligne tous les textes sensés et toutes les réflexions ennuyeuses des aspirants à la philosophie, qu'ils soient bien ou mal intentionnés. C'est une phrase inquiétante… Un éclair de lucidité que Cioran parvient à articuler en mots, en un torrent de sincérité démultipliée. On ne doit pas épargner au lecteur la citation de cette phrase, qui met un point final de manière catégorique et immédiate à cet article sur l'écrivain, le penseur, le mystique, qui a affirmé que : « toute parole est une parole de plus ».
Luis Fraga, Orientations n°13, 1991.
(texte paru dans Punto y Coma n°10, 1988 ; tr. fr. : Nicole Bruhwyler)
[Habillage musical : Napissunu Mutumma - Herbst9, 2011]