Les fondamentaux du politique s’appliquent indifféremment en Europe centrale et en France : désigner l’ennemi, décider de la situation d’urgence et imposer de nouveaux paradigmes. Dissidence ou reconquête, il est question de passer à l’offensive ou de prendre l’ascendant dans la cité.
Voici à grands traits le parcours accompli par le Premier ministre hongrois en 35 ans. Viktor Orbán participe à la fondation d’un mouvement de jeunesse dissident en 1988. Après l’effondrement du bloc de l’Est, il est élu au Parlement en tête de la liste Fidesz et siège huit ans dans l’opposition. Il est Premier Ministre une première fois de 1998 à 2002 et mène une politique de bon élève démocrate-chrétien. Renvoyé dans l’opposition de 2002 à 2010, il revoit sa copie ; il l’exprimait en ces termes en mai dernier : « Cependant, chers amis, en 2002 nous avons organisé un mouvement populaire et une résistance intellectuelle avec les troupes qui nous restaient après notre défaite électorale. Nous n’avons pas adopté une attitude défensive, et nous ne nous sommes pas résignés à notre statut minoritaire ; nous avons joué pour gagner et avons proclamé la Reconquista ». Dans le même temps, la crise de 2008 écaille l’hégémonie occidentale. De quoi se détacher du mimétisme contracté dans le contexte troublé de l’effondrement du Bloc de l’Est et renouer avec des traditions politiques nationales.
La Hongrie est un petit pays par rapport à la France. Mais elle peut se livrer à un travail d’éveil avec les moyens d’un Etat. Le parti de Viktor Orbán a remporté les élections avec une majorité des deux tiers en 2010, et il a renouvelé cette majorité en 2014, 2018 et 2022.
Pourquoi des pays frères, unis depuis l’an Mil dans la Chrétienté médiévale et ce qui s’en est suivi, diffèrent-ils autant ? Une prise de recul est nécessaire pour mieux cerner notre situation de Français vis-à-vis des Hongrois.
La France et la Hongrie ne vivent pas dans la même temporalité. C’était déjà le cas dans les années 1780. En France, 150 ans d’absolutisme avait miné le cadre médiéval et préparé l’avènement de la France contemporaine. De même vers 1870, alors que la IIIe république diffuse l’identité nationale dont nous observons l’agonie, la double monarchie austro-hongroise tempère dans un cadre traditionnel (ce que nous appelons l’Ancien-Régime) les métamorphoses générales de cette époque. Enfin, loin des aventures coloniales et de leurs conséquences apocalyptiques, la Hongrie joue sa survie dans une région enclavée face aux Slaves, aux Allemands et aux Roumains.
L’atout majeur des Hongrois réside dans la reconquête de l’Etat. Mais qu’attend-on exactement de lui ? Les souverainistes font de sa conquête la mère des batailles. D’autres plus dissidents prétendent se soustraire à lui, soit par conviction libertarienne soit plutôt qu’à cet Etat incurable doit être substitué une autre puissance publique, un autre régime.
Il y a des tendances salubres dans le pouvoir politique hongrois précisément parce que l’Etat n’a pas tous les pouvoirs. Parce que l’oligarchie le rudoie, il ne peut faire sans le peuple. La spécificité du cas hongrois, c’est que l’Etat repolitisé et l’assentiment – ou le soutien – populaire, peuvent ensemble former un contre-pouvoir. Là-bas le pays réel imprègne le pays légal – dans une proportion fluctuante.
Prendre l’État et le conserver par trois réélections successives ne résout pas le problème de la politique, il en modifie certains paramètres. Ce n’est donc pas un aboutissement, c’est une circonstance plus favorable dans la lutte qui se poursuit sans jamais cesser. Conquérir l’Etat, c’est dominer un point névralgique du réel parmi d’autres. Napoléon disait que « la mort n’est rien, mais vivre vaincu et sans gloire c’est mourir tous les jours ». De même vaincre n’est rien, mais avoir l’initiative dans la lutte, imposer les tabous et les totems, bâtir avec les coudées franches, en un mot exercer sa liberté, c’est la véritable traduction de « Carpe diem ». C’est avoir vécu, à défaut d’avoir vaincu, le temps qui nous a été imparti.
Si la Hongrie possède l’Etat, et n’est pourtant pas sortie d’affaire, où le bât blesse-t-il ?
La maîtrise de son outil politique par une élite nationale invite la Hongrie à une conduite modérée. C’est pourquoi la Hongrie est tributaire voire solidaire des traits dominants de notre époque. Elle est à la fois et contradictoirement le bastion conservateur de l’Occident et la première mouture d’une politique européenne alternative.
Voici cinq thématiques pour lesquelles la Hongrie a conduit une politique originale par rapport à la norme européenne contemporaine.
La migration
La Hongrie ne partage pas l’héritage colonial de l’Europe occidentale. Entre la férule soviétique et le néolibéralisme, le pays n’a pas connu l’Etat providence de type français. Le fléau qui frappe l’Europe centrale depuis 1990 est l’émigration de ses forces vives vers l’Ouest. Ce qui expliquent l’aberration que constitue l’immigration extra-européenne pour les pays intégrés à l’UE entre 2004 et 2013. La politique migratoire de la Hongrie devient un enjeu européen en 2015, lors de la subversion de l’Anatolie et des Balkans par des masses orientales. La Hongrie occupe une position stratégique aux confins sud-est de l’espace Schengen, face à la Serbie et à la Roumanie ; elle doit donc tenir la frontière commune.
En 2015, le gouvernement hongrois ne fait pas sécession vis-à-vis du cadre juridique européen ; il s’obstine au contraire à l’appliquer. Il fait sécession de la soumission aux dogmes de la société multiculturelle et à l’hystérie égalitaire et humanitaire que propagent les médias dominants. Une forme de reconquête s’opère les mois suivants en Europe centrale. La position hongroise fait des émules et mobilise le groupe de Visegrad (Pologne, Slovaquie, Tchéquie, Hongrie) comme région opposée à l’obsession multiculturelle. Ces pays refusent en bloc le principe des quotas de migrants, qui restera lettre morte.
Famille
La politique familiale s’impose comme l’axe de travail prioritaire du gouvernement hongrois : la faible natalité est désignée comme un problème plus crucial encore que l’immigration puisque le peuple décide de se perpétuer ou de disparaitre. Le gouvernement hongrois a mis en place les politiques familiales les plus ambitieuses au monde. En 2015 est lancée « l’aide à la création de foyer familial » qui octroie un prêt à taux fixe, pouvant atteindre 27000 euros, en vue de l’aménagement ou de l’achat d’un domicile familial. S’y adjoint un deuxième prêt d’un montant équivalent pour les couples s’engageant à avoir des enfants. Le taux initial de 0,4% passe à 0% à la naissance du premier enfant ; l’Etat prend en charge 30% du prêt à la naissance du deuxième enfant ; puis l’intégralité du montant restant à la naissance du troisième enfant. D’autres aides complètent le dispositif qui dès 2017 mobilise 1,6% du PIB et 4,6% avec les remises d’impôts : un record européen. Cet effort d’ordre matériel complète la valorisation de la famille et des valeurs traditionnelles. Le nombre de mariages annuels a doublé entre 2010 et 2021, dans le même temps le nombre de divorces et d’avortements a presque baissé de moitié.
Rien n’est gagné cependant. Entre 1960 et 1980, le taux de natalité tangente les 2 enfants par femme. Il passe de 2,4 enfants en 1975 à 1,2 en 2010, et remonte au fil de la dernière décennie pour atteindre 1,55, soit bien en dessous du taux de renouvellement de la population (2,1). La bataille pour la survie du peuple autochtone ne fait que commencer, ou plutôt se poursuivre sur ce plan comme sur d’autres. La génération en âge de faire des enfants est née dans l’hiver démographique post-1980, et pour de longues années encore le nombre de femmes en âge de procréer va diminuer. Surtout, les causes de la dénatalité sont liées aux représentations dominantes : hédonisme, consumérisme, individualisme. Or, les élites hongroises se trouvent déchirées entre la conquête d’une meilleure place dans la compétition économique globale et la défense de valeurs minées par l’économisme.
Médias
On désigne souvent les médias comme le quatrième pouvoir, mais la société de communication instantanée où nous sommes accroît d’autant leurs prérogatives. Lorsque le Fidesz perd les élections en 2002, cela tient en bonne partie à l’hégémonie médiatique des forces libérales hostiles.
La reconquête médiatique obéit à un rapport de forces impitoyable et élémentaire : acheter des parts d’audience et y diffuser son information. La complexification du discours vient une fois qu’une puissance médiatique autonome s’est installée. Le Fidesz a été capable de soutenir l’émergence de nouveaux médias durant la période d’opposition post-2002. En 2010, la politisation des médias publics a été exploitée sans restriction par les vainqueurs. Comme l’ensemble de la presse quotidienne régionale, les médias publics diffusent une information orientée à droite et contribuent à l’ancrage du Fidesz en Hongrie périphérique et chez les personnes âgées. Les médias traditionnels sont en effet moins consultés parmi les jeunes générations acquis à un mode de vie citadin et numérique. De ce fait, le tempo médiatique est encore à l’initiative des forces libérales. Loin de tuer la presse, l’avènement de médias conservateurs a permis de diversifier l’information.
Magistrature
La magistrature était il y a une douzaine d’années un bastion de l’élite communiste antérieure que le changement de régime n’avait pas atteint. Le Fidesz s’est employé à purger le pouvoir judiciaire en sécession vis-à-vis de l’intérêt national au moyen d’une mise en retraite anticipée. Il ne s’agit rien moins que d’une reconquête du pouvoir judiciaire. Ce processus a été entravé par l’Union européenne. L’affrontement s’est borné à des accommodements juridiques, sous l’arbitrage de la commission de Venise. L’âge du départ à la retraite des juges passe de 70 à 62 ans. Le temps a également donné raison aux conservateurs hongrois, puisque chaque année érode les effectifs du régime antérieur et permet l’entrée en fonction de nouveaux magistrats.
Religion
Avec la bénédiction de l’Etat, la religion joue un rôle croissant dans la vie publique hongroise. Le but affiché est l’exaltation de la continuité historique nationale et des « formes d’existences issues de la culture chrétienne » (dixit Viktor Orbán). La question n’est pas dogmatique. Viktor Orbán lui-même est calviniste, comme une part importante de l’élite hongroise depuis le XVIe siècle. En effet, l’occupation du pays sous les férules ottomanes et autrichiennes amenait les ordres hongrois à repousser l’empire d’Autriche catholique comme l’empire ottoman islamique. Embrasser la Réforme permettait de rester fidèle à la croix et aux libertés nationales. Le cadre autrichien ultérieur a cependant permis d’importants progrès de la contre-Réforme.
Après l’athéisme de l’époque socialiste, le gouvernement actuel tente de redynamiser les cadres traditionnels de la société. L’objectif est de s’appuyer sur les communautés constitutives de la nation. La politique familiale trouve un appui évident dans la morale religieuse. En matière d’éducation également, l’État fait des Églises des partenaires privilégiés de la petite enfance jusqu’à l’université.
Ces quelques exemples l’attestent, ce que la Hongrie accomplit depuis 12 ans doit être pris au sérieux. C’est un effort de redressement national que la Restauration a échoué à accomplir entre 1815 et 1830, et que de le général de Gaulle n’a pu réaliser durant les années 1960. Compte tenu de la situation nationale et occidentale, de jeunes Français soucieux de s’engager doivent assumer quant aux constats toute la rigueur nécessaire et admettre dans les solutions une souplesse et un pragmatisme non moins nécessaires.
Allons plus loin. L’Europe centrale a été définie par Milan Kundera comme « un maximum de diversité sur un minimum d’espace ». Le sort de cette région consiste à perpétuer ses cultures constitutives originales face à de grands ensembles. Or le gigantisme planétaire fait de leur situation la nôtre ; l’immensité et l’emprise niveleuse de l’ensemble anglo-saxon fait de l’Europe latine une autre Europe centrale, comprimée par l’hégémonie atlantiste. La différence est que nous sommes infatués encore de notre grandeur passée et ne prenons pas la mesure du péril que recèle le siècle où nous sommes.
Ayons conscience de la démesure qui se déchaine sur ce monde qui depuis quelques décennies a échappé à notre contrôle. L’Afrique est traversée d’Ouest en Est par une immense ligne de front religieuse. 8000 kms de Conakry sur l’Océan Atlantique à Djibouti sur la Mer rouge. 8000 kms, c’est deux fois la distance Madrid-Moscou. Des centaines de millions d’Africains se font face. Boko Haram n’était qu’une petite étincelle. Pour le seul Nigéria aujourd’hui, 100 millions de Chrétiens au sud côtoient plus de 100 millions de Musulmans au nord. Notons que l’âge médian dans ce pays est de 18 ans et le taux de natalité de 4,8 enfants par femme. Quel Européen prétendrait jouer un rôle sur cet échiquier infernal ? Nous n’insisterons pas sur les quatre milliards d’Asiatiques qui concentrent dans la troisième décennie de ce siècle déjà la masse démographique et les ressorts de la puissance.
Ainsi la question de la taille critique qui se posait à la Hongrie face à l’empire ottoman en 1500 se pose aujourd’hui aux grandes nations d’Europe face aux espaces coloniaux que nous avons sorti de leur torpeur traditionnelle et qui déchainent maintenant les appétits et les désirs que nous avions au XIXe siècle.
Face à de sombres perspectives, il s’agit d’abord d’y voir clair. De sortir des illusions de l’universel et de l’idéologie. Il s’agit également de ne pas céder au cynisme et à la stratégie du pire. Notre devoir consiste à maintenir et à transmettre pour que l’avenir nous ressemble. La Hongrie nous offre quelques leçons en ce sens.
Thibaud Gibelin
Auditeur (promotion Dominique Venner) et formateur de l’Institut Iliade
https://institut-iliade.com/la-reponse-du-faible-au-fort-lecons-des-contre-attaques-hongroises/