Qui veut entamer ce combat pour la défense de notre langue et de notre identité française doit plonger avec délice dans l’histoire littéraire et découvrir comment, au sortir d’une fin de Moyen Âge mouvementée, est né le français moderne grâce, en partie, à un groupe de poètes profondément visionnaires. Au XVIe siècle, cette jeune Pléiade osera, en effet, le pari fou de faire du français une langue littéraire autour de laquelle se développera l’esprit d’une nation. Auditrice de la promotion Dante de l’Institut Iliade, Marion du Faouët enseigne le français dans le secondaire. Deuxième volet de notre série.
« Il me semble (Lecteur ami des Muses françaises) qu’après ceux, que j’ai nommés, tu ne dois pas avoir honte d’écrire en ta langue. Mais encore dois-tu, si tu es ami de la France, voire de toi-même, t’y donner entièrement : avec cette généreuse opinion, qu’il vaut mieux être un Achille entre les siens, qu’un Diomède, voire bien souvent un Thersite entre les autres. »
Joachim du Bellay, Défense et illustration de la langue française, 1549
Des légendes fondatrices, il en existe en abondance et il est parfois même impossible de distinguer ce qui relève de la fiction et ce qui pourrait être taxé « d’historiquement correct ». La rencontre entre Pierre de Ronsard et Joachim du Bellay dans une hôtellerie aux environs de Poitiers en est sans doute une. Ce qui suivra ce premier échange entre ces deux poètes, qu’une surdité plus ou moins avancée rapproche, va déterminer l’avenir du français dans un XVIe siècle humaniste fasciné par les Anciens et où la poésie médiévale s’essouffle petit à petit.
Du Bellay a 21 ans quand il rencontre Ronsard. Il étudie alors à l’université de Poitiers, rêvant d’être d’Église pour suivre les traces de son cardinal d’oncle, et se remettant douloureusement d’une adolescence souffreteuse et désœuvrée. S’il sait le latin et rime à la manière de Marot, il n’entend rien au grec et est sans doute fasciné par ce jeune homme de deux ans son aîné qui, avec un enthousiasme batailleur, lui aura parlé de Jean Dorat, son professeur de grec, rencontré grâce à son ami Jean-Antoine de Baïf, qu’il s’apprête à suivre au collège de Coqueret à Paris, où Dorat, helléniste et humaniste, vient d’être nommé principal. Joachim suit donc son nouvel ami à Paris, abandonnant avec plaisir la plus petite des grandes villes et ses velléités de futur clerc pour rentrer dans une formation aux ambitions pour le moins belliqueuses : la Brigade. Avec Baïf et Ronsard, du Bellay se forme auprès de Jean Dorat dont les méthodes sont celles qu’instaure l’Humanisme : après la lecture des poètes grecs et latins, Dorat fait des rapprochements entre grec, latin et français afin de familiariser ses élèves à chacune des langues. En même temps, le professeur les initie à la civilisation antique et leur apprend à comprendre l’âme païenne. On imagine aisément combien l’enthousiasme que lui inspiraient la pensée et la forme des chefs-d’œuvre antiques a pu développer chez ses élèves le sens de la beauté. L’imitation étant la clé de toute formation, les jeunes poètes s’essayent à imiter les odes de Pindare et d’Horace et les sonnets de Pétrarque.
« Car le poète de vraie marque ne chante ses vers et carmes autrement qu’excité par la vigueur de son esprit et inspiré de quelque divine inspiration. »
Thomas Sébillet, Art Poétique, 1548
Vers un nouvel art poétique
En juillet 1548, Thomas Sébillet fait paraître son Art Poétique dans lequel il développe sa vision de la poésie et du poète. Ronsard et ses comparses vont lire avec plaisir certaines lignes de Sébillet avec qui ils partagent cette même vision du poète, un être inspiré par une puissance qui le dépasse. Comme Sébillet, la jeune Brigade revendique la noblesse de la poésie et reconnaît la supériorité des genres antiques sur les genres vieillissants du Moyen Âge, notamment sur la poésie lyrique marquée par une certaine indigence de thèmes. Pour cacher cela, les poètes du XIVe et XVe siècles accordent à la forme une importance démesurée, compliquent les règles de versification, multiplient les difficultés, s’attachent à des minuties puériles… Tout devient insignifiant et fastidieux, exception faite sans doute de l’œuvre du poète et voleur, François Villon.
Sébillet propose cependant pour modèles à l’usage des jeunes poètes humanistes des Modernes : Marot, Héroët et Scève de l’école de Lyon qui est, à cette époque et du fait de sa proximité avec l’Italie la capitale de la poésie française. Parmi ces poètes lyonnais se trouvera la « Belle Cordière », Louise Labé, qui n’a rien à envier pour sa technique poétique aux futurs poètes de la Pléiade… Ensemble, ils ajoutent à la courtoisie médiévale le platonisme pour le fond et le pétrarquisme pour la forme.
Mais ce n’est pas par l’imitation de Pétrarque que la poésie française va réussir à se renouveler, mais bien par l’humaniste gréco-latin. Ce mouvement, qui remet l’homme au centre des préoccupations, le pousse à développer sa raison en imitant les Anciens. Les élèves de Dorat ne peuvent accepter que les Lyonnais soient mis sur le même plan que les Anciens et décident de répliquer. C’est Joachim du Bellay, en 1549, qui a l’honneur d’être choisi pour être le principal rédacteur et le signataire du manifeste issu des discussions du groupe tout entier : La Défense et illustration de la langue française.
« Je suis content, que ces félicités nous soient communes avec les autres Nations, principalement l’Italie : mais quant à la piété, religion, intégrité de mœurs, magnanimité de courages, et toutes ces vertus rares et antiques (qui est la vraie et solide louange) la France a toujours obtenu sans controverse le premier lieu. Pourquoi donc sommes-nous si grands admirateurs d’autrui ? Pourquoi sommes-nous tant iniques à nous-mêmes ? Pourquoi mandions-nous les langues étrangères, comme si nous avions honte d’user de la nôtre ? »
Joachim du Bellay, Défense et Illustration de la Langue française, 1549
Ce manifeste, plein d’une juvénile conviction, saura toucher les Français que nous sommes. Pour ces poètes humanistes, la poésie n’est plus un vain jeu d’esprit : le poète, élu des dieux, réalise dans son œuvre une mission : celle de servir la cause de la Beauté en faisant briller le génie national français. Il est alors un vate à qui la Muse parle en secret, un inspiré, à l’image d’Homère, Pindare ou Virgile.
Naissance et renaissance
L’imitation des Anciens est leur arme principale. Un poète futur devra lire et relire, feuilleter jour et nuit les auteurs grecs et latins. À force de lecture, il les fera siens et pourra les retranscrire en français. Cette doctrine de l’imitation détermine l’orientation de la littérature française pour plus de deux siècles et le XVIIe siècle verra l’aboutissement de l’imitation des Anciens avec le classicisme et son culte de la nature qui permet d’effleurer, grâce aux auteurs grecs et latins, le fond éternel de la nature humaine.
Loin de leurs contemporains qui dédaignent le français et lui préfèrent le latin pour versifier, ils ont l’intuition géniale que la langue française peut devenir l’égal du latin et du grec si l’on veut bien lui donner les moyens de s’enrichir. Force moyens sont proposés, comme l’enrichissement de la langue à travers la redécouverte de vieux mots tels qu’ajourner, anuyter ou encore asséner. Ils proposent aussi d’emprunter aux dialectes provinciaux des termes inexistants dans le dialecte triomphant de l’Île de France. Enfin, loin de la novlangue que nous connaissons aujourd’hui, du Bellay encourage « de prendre la sage hardiesse d’inventer des vocables nouveaux, pourvu qu’ils soient moulés et façonnés sur un patron reçu du peuple » (seconde préface, La Franciade). C’est ainsi qu’apparaissent aigre-doux, mal-rassis, l’été donne-vin, exceller, révolu, lyrique stratagème et tant d’autres…
La parution de ce manifeste confère à Ronsard une renommée de premier plan. En effet, si Joachim a prêté son nom et sa plume, c’est bien son ami Ronsard, principalement, qui lui souffle ses mots. En souvenir des sept poètes alexandrins qui, au IIIe siècle, avaient placé leur groupe sous le signe de la constellation, Pierre de Ronsard s’entoure des six meilleurs poètes du moment pour fonder la Pléiade française : en plus de lui-même, on retrouve du Bellay et Baïf, ses amis de toujours, mais aussi Pontus de Tyard, Pelletier, Belleau et Jodelle. Reconnu comme le « prince des poètes », on l’admire, on lui dédie des poèmes… et on l’imite… Le français, langue vernaculaire s’enrichit, se densifie, devient une véritable langue littéraire.
« France mère des arts, des armes et des lois,
Tu m’as nourri longtemps du lait de ta mamelle »
Joachim du Bellay, « Invocation à la France », Les Regrets, 1558
Célébration du génie national
Si cet amour de la langue française unit ces poètes passionnés, l’attachement à leur nation ne fait aussi aucun doute. À l’image de Dante qui donne à l’Italie avec la Divine Comédie une littérature nationale, les poètes de la Pléiade veulent unir les Français autour du génie national à travers leurs poèmes. Ainsi Joachim du Bellay, quittant la France pour suivre son oncle cardinal à Rome, s’épanchera dans son recueil Les Regrets, en pleurant son pays natal qui lui manque tant. Il est cet Ulysse exilé dans le sonnet incontournable pour bon nombres d’écoliers français. Mais il est surtout cet agneau qui, dans « l’Invocation à la France », ne peut survivre loin de la France qu’il voit comme sa mère, nourricière et protectrice, celle qui lui fournit bonheur et sécurité. Dans ce siècle mouvementé que fut le XVIe siècle, avec ses guerres de religion fratricides, la Pléiade cherche à unir le peuple français autour de ce qui le rassemble : sa langue. Nul n’est besoin de rappeler quel formidable outil politique représente la langue et combien le combat pour la garder, l’entretenir et la faire aimer des générations qui suivent est primordial…
« Ce prudent et vertueux Thémistocle, athénien, montra bien, que la même loi naturelle, qui commande à chacun de défendre le lieu de sa naissance, nous oblige aussi de garder la dignité de notre Langue, quand il condamna à mort un héraut du roi de Perse, seulement pour avoir employé la langue attique, aux commandements du Barbare. »
Joachim du Bellay, Défense et Illustration de la Langue française, 1549
Marion du Faouët – Promotion Dante
Illustration : Imprimerie, gravure du XVIIe siècle. Source : Adobe Stock