Nous étions moins de deux après les attentats du World Trade Center, un séisme qui avait dévoilé la vulnérabilité de l’« hyperpuissance » américaine. Après l’effondrement de son rival soviétique, l’Empire croyait pourtant ne plus avoir d’adversaire à sa démesure. Le géant, qui avait baissé la garde, redécouvrait brutalement que le monde n’avait pas cessé d’être dangereux. Portée par un messianisme qui lui donnait la certitude d’agir au nom du Bien, l’Amérique casquée de George W. Bush sonnait alors le tocsin et se préparait à partir à la recherche de ses ennemis qu’elle n‘avait pas vu venir jusqu’à elle.
Son poing vengeur allait s’abattre, dans un premier temps, sur l’Afghanistan, mais cela ne pouvait suffire. Ce n’était que la première étape d’une croisade contre l’« axe du Mal » et ses suppôts. « Ce que nous avons trouvé en Afghanistan confirme que, loin de s'arrêter là, notre guerre contre le terrorisme ne fait que commencer », déclarait le président américain lors de son discours sur l’état de l’Union, en janvier 2002. Il désignait alors trois pays dont les régimes, affirmait-il, parrainaient le terrorisme et menaçaient l’Amérique et ses alliés avec des armes de destruction massive : la Corée du Nord, l’Iran et l’Irak.
Une triade maléfique dont le monde finirait par se libérer grâce à la détermination des États-Unis. « Certains gouvernements seront timides face à la terreur », avertissait Bush, mais il ajoutait aussitôt : « Ne vous y trompez pas : s'ils n'agissent pas, l'Amérique le fera. »
Et l’Amérique avait agi, envahissant l’Irak, le 20 mars 2003, un mois et demi après que Colin Powell avait présenté ses informations « sûres et fiables » aux Nations unies. Une « guerre préventive » lancée sans l’approbation de l’ONU, mais qu’importe le droit international quand on s’engage dans la lutte du Bien contre le Mal ? La morale prime le droit. Et ce monde anarchique devait accepter d’être refaçonné par les États-Unis, si nécessaire par la force. Les néoconservateurs qui entouraient Bush en étaient certains, le changement de régime en Irak provoquerait un « effet domino » dans tout le Proche-Orient où fleurirait bientôt la démocratie dont l’Amérique était le modèle indépassable.
La grandeur de cet objectif autorisait alors quelques transgressions. Avec les règles internationales, bien sûr, mais aussi avec la vérité, puisqu’il n’y avait ni armes de destruction massive en Irak ni pacte faustien conclu entre Oussama ben Laden et Saddam Hussein. De la petite fiole de Colin Powell allait alors sortir un bien mauvais génie qui se préparait à déchaîner l’apocalypse sur la Mésopotamie afin qu’adviennent les cieux nouveaux et la terre nouvelle qu’entrevoyaient les néoconservateurs dans leurs rêveries millénaristes.
« Choc et effroi » (« Shock and Awe »), c’est ainsi que le Pentagone nommait son plan de frappes aériennes massives qui devait détruire psychologiquement des Irakiens sidérés et annihiler leur volonté de combattre. Et, de fait, le 19 mars 2003, une pluie de missiles s’était abattue sur Bagdad, semant la terreur. Le lendemain, en toute illégalité, les Américains, à la tête d’une coalition de 49 pays, lançaient leur offensive qui allait dévaster le pays.
En 2013, dix ans après le déclenchement de la guerre, une revue scientifique américaine, PLOS Medecine, avait publié une étude qui évaluait à environ 500.000 le nombre de morts irakiens liés au conflit, sur une période allant du début de l’invasion, en 2003, au retrait définitif des Américains, en 2011. Ce n’était ni la paix ni la sécurité que les États-Unis avaient apportées à l’Irak et au Proche-Orient, mais le chaos et la désolation.
En 2013, également, un Colin Powell repentant avait donné une interview au Nouvel Observateur. Interrogé sur sa prestation du 5 février 2003, il plaidait l’ignorance : « Ce n'était pas un mensonge délibéré de ma part. Je croyais à ce que je disais », affirmait-il. Il n’avait fait « que transmettre ce que les seize agences de renseignement [lui] disaient ».
Sa petite fiole resterait pourtant dans les mémoires comme le symbole de la manipulation et du cynisme d’une Amérique saisie par l’hybris et n’hésitant pas à user d’une terrible violence pour imposer son idéologie et favoriser ses intérêts.
À l’époque, Jacques Chirac, dans un ultime sursaut gaullien, avait su dire non. Son vibrionnant ministre des Affaires étrangères, Dominique de Villepin, avait prononcé un mémorable discours contre la guerre devant le Conseil de sécurité de l'ONU, neuf jours après celui de Colin Powell.
Vingt ans plus tard, alors que l’Europe s’est embrasée et qu’on annonce une Troisième Guerre mondiale, seuls résonnent le fracas des armes et les déclarations martiales. La voix de la France s’est éteinte.
Frédéric Lassez