Jean-Paul Brighelli, en pleine rédaction d’un ultime essai sur l’École à deux vitesses, qui s’intitulera École des riches, École des pauvres, propose dans Causeur quelques bonnes feuilles…
Les vingt dernières années se caractérisent par une prolétarisation de la classe moyenne, qui faisait tampon et s’accrochait, via diverses stratégies d’évitement, à l’illusion que ses enfants échapperaient à la Fabrique…
Ses représentants avaient juste assez de connaissances — obtenues dans le système éducatif antérieur — et d’entregent pour obtenir une dérogation sur la carte scolaire, choisir les bonnes options (latin jadis, puis maths, allemand, coréen çà et là) garantes dès la Sixième de classes de niveau discrètes, malgré la doxa du collège unique, et à moyen terme d’une orientation vers un lycée où existaient ces filières. Et assez d’argent pour payer quelques cours particuliers, ou financer un voyage scolaire à prétexte linguistique par an.
Glissement social vers le bas
C’était l’époque d’un PS social-démocrate et d’un RPR / UDF dominateur et sûr de lui. Les suffrages de la classe moyenne — 70% de la population, quand même — se partageaient alors équitablement entre gauche raisonnable et droite discrète. Paupérisée, elle incline aujourd’hui en grande partie vers le RN, et partiellement vers LFI. Elle glisse vers les extrêmes. Elle laisse aux retraités et aux cadres très supérieurs le privilège douteux de voter pour l’extrême-centre, dont Macron, depuis sept ans, est le représentant le plus illustre. Elu par des retraités issus du baby-boom, on comprend qu’il suscite l’ire de ceux qui ne le sont pas encore.
Quant aux jeunes et aux communautaristes divers, ils s’abstiennent ou optent pour des modes d’opposition plus radicaux.
Désormais, l’Education nationale est nue. Les seuls établissements qui caracolent toujours en haut des classements sont une poignée d’écoles — privées ou publiques — installées dans les beaux quartiers. Toutes les autres, publiques ou privées, sont intellectuellement et socialement paupérisées.
Le sentiment de la dépossession et du glissement social vers le bas commence à l’orée des années 2000. Peut-être explique-t-il le succès de la « première époque » de La Fabrique du crétin (2005). J’avoue mon étonnement (et ma naïveté) devant la dissonance entre l’audience du livre (125 000 exemplaires vendus) et l’immobilisme du système : malgré les analyses avant-gardistes d’élites intellectuelles averties (Jean-Claude Michéa par exemple), le noyau dur de la classe moyenne n’avait pas encore réalisé qu’il plongeait inexorablement vers une paupérisation accélérée ; il en avait le sentiment sans en avoir encore toutes les preuves ; quant aux dirigeants, ils s’en fichaient pas mal. Le Protocole de Lisbonne (2000) qui promettait un avenir doré à 10% des enfants — ceux des oligarques au pouvoir — et considérait les 90% restants comme la future variable d’ajustement d’un système libéral en voie d’ubérisation rapide, n’était pas encore entré dans les consciences, chacun s’illusionnant sur la capacité de ses enfants à dépasser la situation de leurs parents — alors que pratiquement ils sont voués à une destinée sociale bien plus incertaine, ne serait-ce qu’en fonction d’un accès à la propriété immobilière désormais hors de portée, et d’un goulet d’étranglement des meilleures filières dans le supérieur.
Les illusions sont désormais perdues. C’est ce qui explique le vrai succès de la Fabrique du crétin, « seconde époque » (2022). Il a fallu 17 ans à la classe moyenne paupérisée pour comprendre qu’elle ne pesait plus rien, et qu’on traitait déjà ses enfants comme de futurs consommateurs de biens à obsolescence programmée, de programmes télévisés débiles, de pseudo-libertés médiatiques sur les réseaux sociaux, et de pizzas surgelées.
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