C’est à ce moment-là que s’exprime le génie politique d’Abraham Lincoln, transformant une guerre économique en guerre humanitaire pour l’abolition de l’esclavage. Les élites urbaines en sont séduites. Et sur le plan militaire, c’est un coup de génie, le droit américain prévoyant qu’en temps de guerre il était possible de saisir les biens de l’ennemi, puisque les confédérés considèrent leurs esclaves comme des propriétés, ils pourront donc être saisis comme butin et venir se battre dans les armées de l’Union.
Libres, mais pas égaux : il faudra encore deux ans pour qu’une délégation de Noirs s’insurge contre la sous-représentation de leur communauté dans les rangs nordistes, où ils étaient employés en priorité pour des taches subalternes, alors que bien des Noirs luttaient côte à côte avec les Sudistes. (2)
On a donc vite fait de ranger dans le camps du bien celui qui déclarait encore en 1862 : “Mon objectif suprême dans ce conflit est de sauver l’Union et il ne vise ni à sauver, ni à détruire l’esclavage. Si je pouvais sauver l’Union sans libérer un seul esclave, je le ferais ”. La figure d’Abraham Lincoln a ainsi été utile pour incarner l’opposition aux diaboliques Sudistes, qui, eux, ne se sauveront pas au regard de l’historiographie étant qu’ils ont perdu la guerre, écrite, comme on le sait, par les vainqueurs.
En 1848, lors de son allocution de campagne électorale, Lincoln avait eu soin de définir sa conception de la question noire : “je ne suis pas, et n’ai jamais été, en faveur de la promotion de l’égalité sociale et politique entre la race blanche et la race noire; je n’ai jamais été favorable à ce que les nègres votent ou à ce qu’ils soient jurés, ni qu’ils occupent des fonctions publiques, ni qu’ils se marient avec des Blancs ; réaffirmant qu’il existe une trop grande différence entre la race blanche et la race noire, et que cette diversité empêchera à jamais les deux races de vivre ensemble en termes d’égalité sociale et politique… tant que la cohabitation sera nécessaire, elle devra maintenir une relation de supérieur à inférieur, et moi, comme toute autre personne raisonnable, je suis évidemment en faveur du rôle dominant de la race blanche.”
Un discours que l’on peut mettre en parallèle avec celui du héros des confédérés, le célèbre Général Lee. Ce dernier, qui avait libéré de nombreux esclaves sur ses terres, déclarait en 1847: “Je pense cependant que c’est un plus grand mal pour l’homme blanc que pour la race noire, et alors que mes sentiments sont fortement mobilisés au nom de la seconde, mes sympathies sont plus fortes pour la première. Les Noirs sont infiniment mieux ici qu’en Afrique, moralement, socialement et physiquement. La douloureuse discipline qu’ils subissent, est nécessaire pour leur instruction en tant que race, et j’espère qu’elle les préparera et les mènera à de meilleures choses. Seule la Sage et Miséricordieuse Providence sait combien de temps leur soumission sera encore nécessaire. Leur émancipation résultera plus de la douce influence du christianisme, que les tempêtes de la controverse.”
Pourtant, le premier passe pour le héraut de la question noire, le deuxième, pour un bigot white trash dont il est légitime d’abattre les statues et d’effacer le nom des bâtiments publics.
Les deux hommes étaient des hommes de leur temps. Un temps où tous, à part quelques exceptions, pensaient dur comme fer que l’homme blanc, ordonnateur de civilisations prospères, facteur de progrès scientifique, technologique et culturel, avait une mission civilisatrice. Celle d’apporter cette supériorité aux autres peuples de la Terre. Un temps où, s’il y eut, certes, un grand nombre d’actes répréhensibles et d’exploiteurs cruels, les esclaves étaient considérés comme partie intégrante de la maisonnée et vivaient dignement, comme jadis les serfs sur les terres de leur seigneur. Il est d’ailleurs un fait établi que les Noirs vivaient mieux dans les plantations que les industries du Nord : ils y mangeaient mieux et avaient une espérance de vie plus longue, la liberté en moins. Un temps où les maîtres Blancs confiaient leurs enfants aux mammies, signe d’une certaine confiance. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si dans plusieurs batailles comme celle d’Appomattox, les derniers à défendre la société traditionnelle sudistes étaient des combattants noirs, esclaves ou libérés.
Un temps que certains Afro-Américains d’aujourd’hui, libres mais subissant la violence et les dégradations des leurs, regrettent. Ce qui fera dire à un Kanye West que “400 ans d’esclavage relèvent plus d’un choix volontaire que la contrainte“.
Mais la liberté est une valeur suprême. La liberté est un besoin de l’âme humaine.
Tout ça pour dire, que ce fameux camp du bien n’existe pas plus que l’oppressif patriarcat blanc cisgenre. Que ce sont là des catégories inventées à des fins propagandistes. Et que le contexte n’est pas un détail dont on peut se passer à loisir pour regarder l’histoire. La vraie, pas celle qui n’est que prétexte pour des masses ignorantes, délirantes, et manipulatrices.
Audrey D’Aguanno
Notes :
(1) Les causes majeures de cette guerre civile américaine sont d’ordre commerciale, fiscale et politique. Les prix des denrées produites dans le Sud (indispensables aux industries du Nord et de l’Europe) étaient fixés sur les places commerciales du Nord, ce dernier imposant, de plus, de fortes taxes que les États du Sud n’entendent plus payer. Leur volonté de faire sécession met en péril l’unité des États-Unis. S’affrontent aussi deux mondes : celui d’une société agricole traditionnelle et celui d’états industriels en plein développement, cherchant à étendre leur modèle économique et politique.
(2) Alan Sanders, La désinformation autour de la guerre de Sécession, Atelier Fol’Fer éditions, 2012.
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