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Mahan et la maîtrise des mers

Mahan

Le livre de Pierre Naville ici recensé était un des premiers ouvrages en français consacré au théoricien américain de la thalassocratie. Une lecture qui s'impose pour qui veut comprendre notre temps.

Recension : Mahan et la maîtrise des mers, Pierre Naville, Bibliothèque Berger-Levrault, coll. Stratégies, Paris, 1981.

L’amiral américain Mahan vécut de 1840 à 1914 et fut en service actif pendant la guerre civile de 1860 à 1866. Conférencier sur l’histoire et la stratégie navale, puis directeur au Naval War CollegeAlfred Thayer Mahan vécut donc à une époque où les États-Unis préparaient leur ascension politique, industrielle puis navale au détriment de la Grande-Bretagne. Héritier des traditions ploutocratiques anglo-saxonnes, A.T. Mahan a, très tôt, mesuré l’importance de l’empire des mers ou maîtrise océanique. Son œuvre est aussi fondamentale pour la stratégie navale que celle de Clausewitz pour la stratégie continentale.

Comme le fait remarquer Pierre Naville, les deux grands théoriciens militaires du XIXe siècle étaient des historiens de la guerre plutôt que des commandants en chef, mais Clausewitz s’inspire d’expériences contemporaines pour en tirer toutes les déductions utiles ; Mahan, pour sa part, procède par exemplifications partielles. Sa façon de trier les faits s’avère finalement trop inductive et, par ce fait même, partiale et contingente.

Dès 1897, Mahan avait exposé une doctrine qui restera d’application jusqu’en 1945 et qui fut à l’origine du déploiement des forces navales nord-américaines. Mahan recommandait l’association États-Unis/Grande-Bretagne face aux prétentions allemandes et à l’expansionnisme japonais dans le Pacifique. En 1910, il prophétisa les événements de la première Guerre mondiale et mourut le 1er décembre 1914, après avoir prédit la défaite des Empires Centraux et la destruction de la flotte allemande. Apôtre de l’impérialisme maritime, théoricien de la victoire des thalassocraties, Mahan fut l’idéologue de l’hégémonisme naval anglo-saxon.

Publiée en 1890, L’influence de la puissance maritime sur l’histoire consigne l’essentiel de la théorie de la souveraineté océanique. L’océan y est conçu comme le champ clos où les nations signeront leur destin. L’expansion des peuples modernes est avant tout maritime, les contestations entre groupes d’États dépendent directement ou indirectement de leurs capacités à contrôler les océans.

Le but de la guerre océanique est de protéger la liberté de commerce car la guerre n’est rien d’autre que la continuation par des moyens violents des rivalités commerciales à grande échelle. Pour mener à bien une guerre navale, il convient de contrôler trois types de points stratégiques : les passages obligés, le domaine côtier et les bases d’appui ; l’objectif d’une campagne maritime étant de protéger les voies d’approvisionnement du camp ami et de rompre les voies de communications de l’adversaire. Il importe également de contrôler les voies de passages obligatoires : îles, golfes, isthmes, canaux, détroits et embouchures des fleuves, les bases fortifiées servant à la fois de refuge et de point d’appui.

Mahan conçoit les océans comme un espace nomade à comparer avec le désert : les marins sont les nomades de l’océan qui se livrent à des raids, des contre-raids ou à des batailles rangées. Le fondement de la maîtrise des mers est le commerce lié à une production industrielle croissante ainsi que le contrôle des voies et des façades maritimes.

Six conditions affectent la puissance maritime d’un peuple : sa position géographique, la conformation physique, l’étendue territoriale, le nombre d’habitants, le caractère de la population et celui des gouvernants.

1. LA POSITION GÉOGRAPHIQUE :

En fonction de celle-ci, Mahan distinguait quatre types d’États :

  • Les États à forte couverture maritime tels la Hollande, la Grande-Bretagne et les États-Unis ; ces États sont des candidats heureux à l’hégémonisme maritime.
  • Les États à forte couverture maritime tels la Hollande, la Grande-Bretagne et les États-Unis ; ces États sont des candidats heureux à l’hégémonisme maritime.
  • Les États mixtes comme l’Espagne, la France hésitent entre l’expansion maritime et l’expansion continentale. Le détroit de Gibraltar séparant leur littoral atlantique et méditerranéen empêche la jonction de leurs flottes.
  • L’Allemagne puis la Russie figurent parmi les adversaires terrestres (continentaux) les plus acharnés des deux premières catégories d’États. Les États enclavés, comme la Suisse, l’Autriche, la Hongrie, se voient condamnés à une politique d’isolationnisme ou de neutralité garantie par une puissance terrestre.

2. LA CONFIGURATION PHYSIQUE D’UN ÉTAT :

Cela comprend ses positions côtières, son système de production industrielle, son armement, la richesse ou la pauvreté de son sol et de son sous-sol. Gibraltar, Malte, les îles Malouines, les détroits turcs, le Skagerrak, le Cap de Bonne Espérance représentent les verrous stratégiques du champ de bataille naval. C’est la pauvreté du sol anglais qui explique que l’Angleterre, n’ayant rien à exporter, ses habitants furent pousser vers l’extérieur par le besoin de survivre et de prospérer. L’Empire Britannique repose tout entier sur l’association triadique du producteur, du navigateur et du colon. Le contrôle de Gibraltar a permis à la Grande-Bretagne de tenir en échec la France et l’Espagne.

◊ 3. L’ÉTENDUE D’UN TERRITOIRE, de ses côtes, leur longueur, leur forme exercent une influence décisive sur la géopolitique terrestre et la politique navale d’un pays. Certains États, comme l’Union Soviétique et les États-Unis, contrôlent de facto un étendue de territoire tels qu’ils peuvent cumuler l’hégémonie terrestre et maritime dans leur sphère d’influence respective. Certains territoires, comme celui du Brésil ou de la Chine fournissent des ressources qui garantissent à leu population une existence quasi-autonome. Mais la totalité des États européens forment des pyramides reposant sur leur pointe : le sommet se situe en Europe et la base — les matières premières — est en Afrique ; à la différence des États-Unis et de l’URSS ou de la Chine, l’Europe n’a pas de base sur son propre territoire. Les autres puissances détiennent leurs propres matières premières et n’entrent en relation avec le reste du monde qu’avec leur sommet (c’est-à-dire leur diplomatie).

◊ 4. L’IMPORTANCE NUMÉRIQUE DE LA POPULATION joue également un rôle décisif : l’étendue des côtes est source de force ou de faiblesse selon que la population est nombreuse ou clairsemée. La densité de la population désigne non seulement le total d’habitants mais surtout la fraction apte à vivre sur mer ou occupée dans les industries d’armement naval.

◊ 5. LE CARACTÈRE NATIONAL, c’est la personnalité de base d’un peuple en rapport avec son passé historique, ses traditions et ses aspirations politiques et ses formes d’enseignement. Mahan décrit la prudence et la timidité française dans la course à l’imperium naval comme la résultante d’un tempérament de petit rentier.

◊ 6. LE TYPE DE GOUVERNEMENT. C'est lui qui détermine, en dernière instance, les prétentions à l’Empire des mers. Un minimum de despotisme éclairé est nécessaire pour créer une brillante marine de guerre. Au tableau d’honneur du "Sea-Power" on peut citer les gouvernements anglais successifs qui, présidant au destin de la nation au XIXe siècle, recherchèrent avant tout la gloire nationale en restant insensibles aux souffrances des masses. Par la marine civile et militaire, la circulation des élites viriles fut assurée, en Grande-Bretagne, durant tout le XVIIIe et le XIXe siècle, ce qui ne fut pas le cas en Espagne et en France où les préjugés bloquaient le processus.

Cette théorie de Mahan, féconde en enseignements de tous genres, constitue cependant un exemple de ce qu’il faut éviter, un modèle d’essai réductionniste. Mahan puise l’essentiel de ses exemplifications dans l’histoire des conflits opposant des puissances à forte ouverture maritime (comme la Grande-Bretagne) à des États mixtes comme l’Espagne ou la France. Sa volonté est nette de négliger les contre-exemples fournis par l’histoire macédonienne, romaine ou chinoise, les expansions turque et tsariste, l’impérialisme allemand à l’Est de l’Europe.

Seuls sont retenus les moments historiques favorables à sa thèse : la guerre de Sécession, la Bataille d’Aboukir, la Guerre de Sept Ans, la chute de premier Empire colonial français, au début du XIXe siècle. Mahan extrapole à partir du modèle britannique dans sa période d’apogée. Le procédé est logique, dans la mesure où la théorie de la suprématie navale vise à transformer le continent européen en terrain de chasse désarmé, profitable à l’impérialisme américain en gestation.

De tout cela découle une conception punique, mercantile et unilatérale de l’histoire militaire. Ce réductionnisme qui tend à expliquer la lutte pour la dominance planétaire par des motifs exclusivement commerciaux, s’applique très difficilement aux grands conflits militaires des XIXe et XXe siècle.

L’exemple des campagnes napoléoniennes, ceux des guerres de 1870, de 1914-18 et de 39-45 nous enseignent le caractère décisif des opérations terrestres car, dans ce type de conflit, ce qu’il faut finalement contrôler, ce sont des entités territoriales terrestres.

Ainsi, pour venir à bout de la puissance terrestre de l’Allemagne hitlérienne, les thalassocraties anglo-saxonnes ont du s’allier à une autre puissance continentale : la Russie soviétique. Ce sont le potentiel industriel américain l’immensité de la plaine russe, la démographie ascendante du peuple russe et la ténacité de la guérilla yougoslave qui sont finalement venu à bout de l’Allemagne nazie.

Pareillement, c’est sur la terre espagnole puis russe que se perdit l’Empire napoléonien. En dernière instance, c’est toujours sur terre que le vaincu se décide à subir son sort final. Comme toute théorie fondée sur une méthode inductive l’hypothèse de Mahan s’est trouvée dépassée par l’évolution de la technique ; ici, en l’occurrence militaire.

L’apparition de l’avion supersonique, des missiles, de l’énergie nucléaire et du système de communication par satellites sonnent le glas de la suprématie strictement navale. Le sous-marin et l’aviation ont rendu aléatoire les missions de navires de guerre qui, selon Mahan, est de défendre les convois.

Bien sûr, on peut riposter aux sous-marins par le porte-hélicoptères et aux avions par les missiles mais il n’en reste pas moins que porte-avions et porte-hélicoptères représentent des cibles de choix, des “grandes précieuses” en langage maritime, non seulement pour les sous-marins mais également dans la défense côtière, pour les vedettes lance-missiles. On peut venir à bout d’une armada gigantesque avec des moyens nucléaires modestes. Ainsi le sous-marin nucléaire et les missiles sont devenus les armes principales de la guerre transocéanique.

Bernard Marchand, Orientations n°3, 1982.

http://www.archiveseroe.eu/recent/35

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