Son adversaire mis K.O., pendant dix ans l’Amérique va passer du statut de rempart de la liberté à celui de maître du monde, bâtisseur d’Etats, redresseur de torts et chevalier de la croisade démocratique, missionnaire des valeurs occidentales. Souvent bien timorée face à l’offensive communiste, battue en Chine, contenue en Corée, chassée du Viet-Nam, impuissante face à Cuba à quelques encablures de ses côtes au risque de la guerre nucléaire, bousculée en Afrique, l’Amérique profite alors du vide créé par la disparition de son ennemi et devient le shérif du village planétaire. Cette fois, ce sont les Etats-Unis et leurs alliés qui pratiquent l’ingérence pour imposer aux pays des régimes favorables à l’occident ou redessiner les frontières, reconnues ou non, à leur convenance, comme au Kosovo.
Profitant du retrait de la Russie, dont l’Empire a éclaté, et dont le pouvoir n’est plus confisqué par le parti communiste, mais abandonné aux oligarques, Washington multiplie les interventions militaires, directes ou non, au nom de la démocratie et du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Derrière ce rideau de fumée des idées nobles et de l’ingérence humanitaire, les Etats-Unis étendent leur emprise politique et économique. Cette dernière est soutenue par la quasi universalité du dollar et celle, concomitante, du droit américain qui fonde son extra-territorialité sur l’usage de la monnaie américaine dans 80% des échanges internationaux. Les sanctions économiques pleuvent sur les récalcitrants, tandis que toute une série d’organismes internationaux dessinent l’ombre d’un gouvernement mondial qui projette la puissance américaine sous la forme d’un marché, d’un droit, et même d’une justice, avec ce paradoxe que les Etats-Unis peuvent à la fois bénéficier de ces actions sans toutefois en être eux-mêmes les cibles. Le traitement inéquitable des amis de l’occident et de ses ennemis par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie et la mort en prison sans être condamné du Président Milosevic font planer des doutes légitimes sur cette “justice”, bras judiciaire de l’OTAN. En Europe, en Afrique, de l’ex-Yougoslavie à la Somalie, Washington place ses pions et installe des bases. En 1949, avait été créée l’OTAN, une organisation militaire défensive contre le Pacte de Varsovie, qui rassemblait l’URSS et ses satellites. Logiquement, la fin de l’URSS aurait dû être celle de l’OTAN. Ce fut le contraire : d’abord en retournant les anciens satellites de l’URSS et même certaines RSS contre la Russie, puis en faisant de l’OTAN le soldat de l’unilatéralisme américain, par exemple dans l’ex-Yougoslavie.
Les attentats du 11/9/2001 vont être une formidable opportunité pour l’Oncle Sam. Victime inattendue, atteinte en plein coeur, suscitant l’empathie du monde devant la cruauté des islamistes, l’Amérique réunira cette fois la force et le motif qui feront taire les critiques et s’effacer les résistances. La plupart des Etats, y compris la Russie, se rallieront à elle pour combattre le terrorisme islamiste. Qui sont les coupables qu’il faut poursuivre et punir ? Les auteurs de l’attentat sont des salafistes saoudiens pour la plupart, alliés de Washington contre les soviétiques en Afghanistan, avec un certain Ben Laden à leur tête. Or, les coupables désignés ne seront pas tant les saoudiens que les Talibans afghans ou, ce qui est plus inventif, les Irakiens, les Iraniens et les Coréens du Nord, bref les gêneurs de l’Amérique. L’occasion faisant le larron, Washington va nettoyer la planète. Paradoxalement, frappée par des fanatiques sunnites, l’Amérique va se venger sur les chiites, les nationalistes arabes et les anciens alliés de l’URSS en général. Le bilan de cette période qui correspond au vingt premières années du siècle est calamiteux : les Talibans font fuir les Américains de Kaboul, comme naguère les communistes vietnamiens les avaient chassés de Saïgon ; le “printemps” arabe tourne au désastre avec la création en Irak et en Syrie d’un Etat islamique écrasé non sans difficulté ; le chaos s’installe et se prolonge dans certains pays comme la Libye ; les autres dictatures nationalistes arabes, et notamment celle de Damas malgré l’acharnement de Washington contre elle, reprennent le dessus ; la plupart des révolutions de couleur échouent dans les anciennes RSS, sauf en Ukraine. La Syrie et l’Ukraine symbolisent le basculement qui se produit : la Russie est revenue dans le jeu parce qu’elle a enfin compris qu’elle était toujours la cible de l’Amérique alors qu’elle n’était plus communiste et même disposée à travailler en bonne intelligence avec les occidentaux. Comme le dit clairement Brzezinski dans le Grand échiquier, en 1997, ” l’Amérique doit absolument s’emparer de l’Ukraine parce que l’Ukraine est le pivot de la puissance russe en Europe. Une fois l’Ukraine séparée de la Russie, la Russie n’est plus une menace.” Ce rappel éclaire la distance qui sépare l’apparente unanimité occidentale contre l'”agression “russe du mois de Février 2022 en Ukraine des objectifs étroitement nationaux poursuivis par Washington : empêcher à tout prix une synergie entre la Russie et l’Europe qui créerait un puissant concurrent, vassaliser l’Europe, isoler la Russie et l’affaiblir pour se concentrer sur le danger prioritaire pour la suprématie mondiale que représente la Chine. La stratégie des Etats-Unis est fondée sur leurs intérêts et leur volonté de conserver une hégémonie planétaire qui n’a plus grand chose à voir avec la défense du monde libre, lequel n’est guère menacé que par lui-même, par les groupes de pression dominants qui y retreignent les libertés et le pluralisme. (à suivre)
https://www.christianvanneste.fr/2023/06/06/le-grand-basculement-ii/