Le premier numéro du JDD sous la direction de Geoffroy Lejeune a fait beaucoup réagir. La gauche notamment a sévèrement critiqué. De très nombreux angles d’attaque ont été déployés, certains légitimes, d’autres moins. Alors que la France fait face à une polarisation croissante, soulignée par le 2023 Edelman Trust Barometer Global Report, dans quelle mesure cet épisode dénote-t-il ce phénomène ?
Ce phénomène est à relier à la crise de la presse qui est en cours et ne cesse de s’aggraver. Entre 2010 et 2021, la diffusion de la presse quotidienne régionale s’est réduite de 37% et celle de la presse nationale papier de 75% (source, ministère de la culture).
Les recettes publicitaires des journaux se sont effondrées : elles ont été divisées par 3 depuis 2006. Le titre JDD est lui-même en chute libre : 270 000 exemplaires en 2009 pour 136 000 en 2022 ! Alors évidemment, le développement du numérique tend à compenser la chute du nombre d’exemplaires vendus en kiosques mais ne permet pas de recouvrer un modèle économique stable. La presse écrite est fortement subventionnée : 75 millions d’aides à la presse en 2019. Mais surtout, elle dépend de quelques grands actionnaires sans lesquelles sa survie serait impossible. Tout cela crée un climat extrêmement explosif. Pour tenter de survivre dans ce contexte, certains titres de presse ont tendance à suivre la radicalisation de certaines franges de l’opinion et des réseaux sociaux, et à devenir de plus en plus militants et idéologues. Ils s’éloignent de la vocation du métier de journaliste qui est de fournir de l’information au grand public. La bagarre actuelle entre Libération contre le « nouveau JDD » est de cette nature.
A quel point le comportement d’une partie de la gauche qui est vent debout contre le journal contribue-t-elle à renforcer la polarisation de la société ? En a-t-elle seulement conscience ?
Oui et non. Il faut voir que la bataille actuelle autour du JDD passionne le microcosme parisien, mais il n’est pas sûr qu’elle intéresse beaucoup la France profonde, plus préoccupée par le chômage, l’inflation et l’insécurité. 136 000 exemplaires hebdomadaires pour 65 millions d’habitants. On est loin de la grande presse populaire des années 1950, quand France Soir de Bernard Lazareff (d’où est issu le JDD) se vendait à un million d’exemplaires tous les jours ! Le phénomène majeur de la culture politique française, c’est l’indifférence croissante des Français. Selon la dernière enquête CEVIPOF sur la confiance (vague 14 février 2023), 82% pensent que les politiques « ne se préoccupent pas de ce que pensent les gens comme eux ». Bref, le vote est de plus en plus ressenti comme inutile. D’ailleurs, le taux d’abstention a battu un record absolu aux législatives de 2022, avec 54%. Cette indifférence ou désespérance politique de la grande masse du pays s’accompagne d’une radicalisation des positions. Au fond, la politique n’est plus la quête d’un projet de société ou le lieu du débat d’idées en vue d’améliorer la vie mais un défouloir de passions, d’angoisse et de souffrances. Indifférence et radicalisation marchent de pair. Ainsi, la gauche en incluant la macronie n’a plus vraiment l’espoir de changer la vie ou la société mais se livre à une chasse à « l’extrême droite » qui devient obsessionnelle. Et cela se retrouve dans le ton des journaux.
Une interview de la nouvelle secrétaire d’Etat à la Ville, Sabrina Agresti Roubache, a notamment beaucoup fait réagir. Qu’est-ce que cela dit de la démocratie française que certains considèrent qu’un ministre ne devrait pas s’adresser à certains médias, et donc à leurs lectorats ? Même à supposer que le jdd serait d’extrême droite, certains estiment-ils qu’il ne faudrait pas parler à cet électorat ?
La France politico-médiatique fonctionne ainsi, de manière névrotique. Le sujet essentiel n’est pas d’informer, de conduire une réflexion ou un débat d’idées mais de s’attaquer à des moulins à vent, des épouvantails ou des chiffons rouges. Le procès qui est fait à la secrétaire d’Etat à la Ville d’avoir accepté de répondre à un journal que l’on aimerait bien diaboliser, faire basculer dans le camp du mal, est totalement absurde. C’est la pensée unique qui fait rage. Selon un sondage, Harris, le 6 mai 2012, 74% des journalistes de France ont voté pour François Hollande et 26% pour Nicolas Sarkozy. La presse est donc globalement orientée à gauche même si elle s’en défend. Tout se passe comme si une partie de la presse avait du mal à admettre la contradiction. « Extrême droite » est devenue une formule commode, fourre-tout, applicable à tout ce qui s’éloigne de la pensée unique et destinée à éteindre toute velléité de débat. S’alarmer des atteintes aux libertés pendant la crise sanitaire, constater que l’été est froid et pluvieux en certaines régions (et non caniculaire comme annoncé) voire, aujourd’hui, défendre la langue française, est susceptible d’attirer les foudres des chasseurs d’extrême droite ou de complotistes (selon le nouveau terme à la mode).
A quel point cette position est-elle délétère ?
L’influence des actionnaires sur les rédactions, la concentration de la propriété des journaux et médias nationaux aux mains d’une poignée de puissants hommes d’affaires, conjuguée avec l’avalanche des subventions d’Etat, tout cela soulève évidemment la question de la liberté de la presse qui est un pilier de la démocratie. Quel est le sens du suffrage universel si les électeurs n’ont pas à leur disposition des éléments d’information fiables et impartiaux ? Mais comment peut-il y avoir une presse vraiment libre et indépendante sous la pression directe ou implicite des actionnaires et de l’Etat qui conditionnent par leurs financement la survie des journaux ? Quand les journaux se vendaient par millions d’exemplaires, comme France Soir de Lazareff, quand existait une presse populaire de masse, ils pouvaient prétendre à l’indépendance. Mais aujourd’hui ? La solution est sans doute à trouver dans le développement du numérique, mais la transition est complexe.
Où sont les vraies menaces pour la démocratie ?
Pire que tout : la question de l’indépendance d’esprit des journalistes. Dès lors que le métier tend dans certains cas à verser dans le militantisme et les idéologies, plutôt que dans la qualité et l’impartialité de l’information, la presse perd sa vocation démocratique, devient un outil de propagande cultivant le sensationnel et l’émotionnel à outrance, et non plus d’aide à la connaissance de l’actualité et de réflexion. C’est d’ailleurs la raison fondamentale pour laquelle le grand public, depuis une quarantaine d’années, se détourne des journaux comme il se détourne des urnes. Quand les journalistes du JDD se mettent en grève pendant plusieurs semaines, ils pourraient aussi faire leur mea culpa : pourquoi les ventes se sont-elles effondrées, presque de moitié, en 14 ans, obérant ainsi l’indépendance du journal ? … Parce que nous avons trop privilégié la pensée unique et le conformisme au détriment du libre débat d’idées et à la pluralité des opinions. En se présentant de manière caricaturale comme un organe de la macronie, le JDD a préparé son tombeau. Selon l’enquête CEVIPOF précitée, seuls 28% des Français font confiance aux médias (devant les partis et les réseaux sociaux) mais loin derrière des institutions comme les PME qui atteignent 79% de confiance). Le psychodrame autour du JDD ne risque pas d’améliorer cette image.
MT