La géopolitique, discipline maudite ?
En français, l’acception du mot « géopolitique » est imprécise. C’est un terme étrange, car que peut bien vouloir signifier une « politique de la terre » ?
La géopolitique n’est pas la géographie politique, discipline dans laquelle excella son « inventeur », André Siegfried, quand celui-ci analysait les forces politiques de la IIIe République d’après le relief, les paysages et les mentalités. La géopolitique n’est pas de la géographie électorale, discipline dans laquelle on cartographie les résultats des élections, nationales ou locales afin de les analyser. La géopolitique n’est pas non plus la diplomatie expliquée par des cartes, ni de la stratégie, et encore moins de l’histoire accommodée à un raisonnement géographique quelconque.
Elle n’appartient pas au domaine des relations internationales, ni aux politiques d’aménagement du territoire. Singulière parmi les sciences géographiques, la géopolitique est peut-être la première (et pour l’heure l’unique) matière pluridisciplinaire. En effet, pour l’appréhender, il faut sans cesse corréler des données historiques, géophysiques, climatiques, démographiques, économiques, religieuses, sociologiques, culturelles, politiques, environnementales... Ceux qui prêtent à la géopolitique la fonction d’expliquer les rapports de force entre les États et leurs enjeux territoriaux se trompent, car la géopolitique a tout autant un versant qui s’occupe de ces questions qu’un autre qui se consacre aux problèmes internes des entités politiques sans oublier d’intégrer les possibles interactions entre ces deux aspects. Pour Yves Lacoste, la géopolitique est « l’étude des rivalités de pouvoirs sur des territoires (1) ». Les acteurs de ces rivalités ne regroupent pas que les États puisqu’on prend aussi en compte l’action des peuples, des religions, des groupes économiques privés ainsi que, depuis quelques années au niveau planétaire, le rôle des O.N.G. (organisations non gouvernementales), des institutions internationales, et au niveau intranational, celui des associations, des collectivités locales, de l’administration centrale et des entreprises.
Si le terme est forgé en 1900 par le juriste suédois Rudolph Kjellén en compagnie d’autres néologismes comme la « géoreligion » ou la « géojuridique », la notion existait bien avant grâce aux travaux de l’école allemande de géographie, héritière de Friedrich Ratzel (2).
Du fait de cette appropriation, la géopolitique a longtemps eu - et conserve encore - une réputation sulfureuse. Considérée à tort comme la caution scientifique du nazisme, elle fut bannie après-guerre de l’Université française. Cependant, son retour en France se fit en trois phases progressives. Dès 1957, le général d’aviation Pierre-Marie Gallois, père de la théorie de la dissuasion nucléaire, parvint à introduire l’enseignement de la géopolitique à l’École de Guerre navale. Puis, dans le courant des années 1960, l’universitaire alsacien (et résistant de la première heure), Julien Freund, scandalisa ses collègues en faisant des cours de géopolitique ! En 1976, un essai intitulé La géographie, ça sert d’abord à faire la guerre déclencha la polémique. Son auteur était un géographe marqué par un tiers-mondisme militant et un marxisme radical : Yves Lacoste. A partir de ce moment, le monde feutré de la géographie française se divisa en deux camps irréductibles : d’un côté, les partisans d’Yves Lacoste, de l’autre, ses détracteurs regroupés autour de Roger Brunet, chef de file de la « nouvelle géographie », grand adepte des « chorèmes » (3), pour qui la géopolitique n’existe pas, car l’essence de la géographie est de faire du commerce. Entre le social-démocrate libéral et l’ancien marxiste devenu un républicain souverainiste sourcilleux, le débat continue...
Fort du succès de son livre, Yves Lacoste fonde alors en 1976 la première revue de géopolitique Hérodote. Sur le moment, le mot « géopolitique » reste encore au purgatoire et la revue se sous-titre « Stratégies-Géographie-Idéologies » avant de devenir en 1982 la « revue de géographie et de géopolitique ». Précurseur en la matière, Hérodote demeure, vingt-cinq ans plus tard, une excellente revue avec des animateurs qui n’hésitent pas à décliner les questions géopolitiques sous toutes les facettes, y compris les plus surprenantes (la santé, par exemple) (4).
Le succès d’Hérodote permit au cours des années 1980 à d’autres groupes, institutions ou personnes de s’emparer du thème géopolitique. En 1982, Marie-France Garaud devint la présidente de l’Institut international de géopolitique. Cet institut publie une luxueuse revue intitulée Géopolitique. Mais son approche de la discipline et ses finalités diffèrent totalement des intentions d’Yves Lacoste et de son équipe. Conservatrice et hostile à l’URSS du temps de la Guerre froide, Géopolitique traite la discipline sous un angle plus politique et journalistique qu’universitaire, même si des universitaires s’y expriment. En dépit de ces bonnes volontés manifestées tant à droite qu’à gauche, la géopolitique resta ignorée du public.
Les années 90 : un succès mitigé
La géopolitique devient visible avec la chute du Mur de Berlin en 1989. Auparavant, comme le signale Yves Lacoste, des événements précurseurs tels que la guerre sino-vietnamienne de 1978 - 1979 ou l’invasion soviétique de l’Afghanistan avaient attiré l’attention des milieux officiels sur la nécessité d’une réflexion géopolitique.
La décennie 1990 fut une période faste pour la discipline. La nouvelle donne mondiale issue des bouleversements en Europe de l’Est, en Afrique et en Asie centrale incita journaux et éditeurs à s’y intéresser en publiant des articles et des collections spécifiques. Toutefois, le succès reste mitigé car confiné à une minorité. Actuellement rares sont les gouvernants qui utilisent la géopolitique comme une vraie clef de compréhension des rapports de force territoriaux. La géopolitique a encore beaucoup de chemin à faire pour que sa notoriété soit reconnue.
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Hégémonie planétaire des États-Unis, réveil chinois, instabilité récurrente du Sud-Est européen, constitution d’aires économiques ou douanières continentales, la géopolitique est quand même sortie de son confinement. Yves Lacoste remarque qu’« à la différence du courant d’idées écologiste qui s’est traduit par de multiples organisations militantes et la formation d’un parti - les Verts -, le courant d’idées géopolitiques ne s’est pas jusqu’à présent manifesté par des activités politiques ou associatives ».
La nouvelle réflexion européenne s’investit pleinement sur ce créneau de plus en plus porteur sans toutefois vouloir concurrencer ses aînées ou d’autres revues, plus prestigieuses, telles que Limes ou De Defensa, quoique cette dernière soit plus axée sur les questions militaires et polémologiques. On retire de la géopolitique un constat simple : l’Europe ne prendra conscience d’elle-même qu’à travers les défis du monde contemporain. Avant même qu’il y ait une économie, une monnaie, des institutions politiques, une défense européennes, il importe aux Européens de connaître leur géopolitique.
Notes
1 : Cf. le Dictionnaire de géopolitique, sous la direction d’Yves Lacoste, Flammarion, 1993.
2 : Cf. Quand l’Allemagne pensait le monde : grandeur et décadence d’une géopolitique, Michel Korinman, Fayard, 1990.
3 : Le chorème est « une structure élémentaire de l’espace géographique. Les chorèmes peuvent être représentés par des modèles », Les mots de la géographie. Dictionnaire critique, R. Brunet, R. Ferras et H. Théry, Reclus-La Documentation française, 1992.
4 : Au 1er trimestre 2001, son centième numéro est sortie sur le thème « Écologie et géopolitique en France ». Les citations d’Y. Lacoste qui suivent proviennent de son article paru dans ce numéro 100.
https://web.archive.org/web/20060620101020/http://europemaxima.com/article.php3?id_article=51