Guillaume Drago *
Le président de la République vient de confirmer sa volonté de « graver dans notre Constitution la liberté des femmes de recourir à l’IVG », selon ses propres termes, de façon à la rendre « irréversible ». Cette volonté déjà affirmée le 8 mars dernier lors de la Journée de la femme intervient à un curieux moment, à l’heure de deux conflits majeurs, en Europe et au Moyen-Orient, suscitant une tension mondiale et décuplant le risque terroriste. Le citoyen peut légitimement s’interroger sur l’ordre des priorités présidentielles. Il existe pourtant une raison conjoncturelle qui explique la parole dominicale du président.
On se souvient que plusieurs propositions de loi constitutionnelle ont été déposées, à l’Assemblée nationale et au Sénat, pour défendre l’inscription de l’interruption volontaire de grossesse (IVG) dans la Constitution, depuis 2018. Sans toutes les reprendre, il faut signaler celle votée en novembre 2022 à l’Assemblée nationale puis au Sénat en mars 2023, après une modification sensible.
À l’Assemblée, la proposition défendait un « droit » à l’avortement pour toutes les femmes. Au Sénat, la finesse de la Haute Assemblée avait préféré conforter la compétence du législateur en cette matière, ajoutée à l’article 34 de la Constitution sur la compétence du législateur, en énonçant que « la loi détermine les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté de la femme de mettre fin à sa grossesse », ce qui est fort différent. Le Sénat reconnaît bien une « liberté de la femme », ce qui n’est pas un « droit » que l’on pourrait revendiquer en toutes circonstances, mais il fait du législateur l’organisateur et, d’une certaine façon, le garant de cette liberté, qui pourrait comporter des limitations et des conditions d’exercice précisément définies. Ces différences entre les textes des deux assemblées ne sont donc pas que sémantiques. Cette dernière version devait revenir à l’Assemblée nationale le 30 novembre prochain, dans la « niche parlementaire » ouverte au groupe d’opposition La France insoumise. Les égéries de ce groupe pouvaient espérer un vote de ralliement à la version du texte issue du Sénat, cette « liberté » étant un « premier pas » vers un « droit » qui serait reconnu plus tard.
Mais le vote conforme d’un texte par l’Assemblée et le Sénat, pour une proposition de loi constitutionnelle d’origine parlementaire, devait obligatoirement conduire à la présenter aux Français par la voie du référendum, ce qu’impose l’article 89 de la Constitution (« la révision (constitutionnelle) est définitive après avoir été approuvée par référendum »). Autrement dit, le président de la République aurait dû organiser un référendum, ce qui n’est pas le mode d’action préféré des présidents, ce que chaque Français constate souvent avec regret... C’est ce qui justifie cette déclaration du président de la République, selon un contretemps difficilement explicable sans ces précisions. Annoncer un projet de loi constitutionnelle permet au président de reprendre la main et de solliciter alors le Congrès - réunion des deux assemblées parlementaires - pour un vote commun, évitant ainsi le référendum. Les Français apprécieront.
Ce rappel nécessaire de la procédure permet de comprendre combien ce thème de l’avortement suscite de tensions dans la société. À la vérité, personne, dans la société française contemporaine, ne considère que l’avortement est menacé. Il faut même dire que, plus que jamais, le recours à l’IVG est généralisé puisque, en 2022, 234 300 avortements ont eu lieu, en augmentation de 7 %, soit un quart des naissances potentielles dans notre pays. Ce chiffre considérable devrait inquiéter nos politiques, signe de paupérisation, de jeunesse à la dérive, d’immaturité affective et sexuelle, signe tragique qui révèle le grand tabou de la société française. Au lieu de s’interroger sur les causes du recours à l’IVG et sur les moyens d’aider les femmes en difficulté conjugale, affective, sociale, familiale, on veut inscrire dans le marbre constitutionnel ce que la loi de 1975 identifiait clairement comme une situation de « détresse », terme employé alors par la loi.
Rappelons que la loi du 17 janvier 1975 sur l’IVG énonce, dans son article premier, que « la loi garantit le respect de tout être humain dès le commencement de la vie. Il ne saurait être porté atteinte à ce principe qu’en cas de nécessité et selon les conditions définies par la présente loi ». Ce principe législatif était, lors du débat de 1975, un élément essentiel qui avait conduit à accepter une « suspension » (c’est le terme employé par l’article 2 de la loi) des dispositions du code pénal réprimant la pratique de l’avortement (ancien article 317). Il s’agissait d’équilibrer les droits de la mère et ceux de l’embryon, en posant une règle dérogatoire au « respect de tout être humain dès le commencement de la vie ». On voit combien l’esprit de cette législation, par essence dérogatoire, a été détourné au profit de ce qui deviendrait une « liberté » constitutionnelle, revendiquée par chaque femme. Si la proposition de loi constitutionnelle était votée, elle s’imposerait à cette législation qui deviendrait en quelque sorte sans objet. C’est l’ensemble de l’édifice législatif relatif à l’IVG qu’il faudrait modifier.
L’inscription de l’IVG dans la Constitution, en tant que liberté fondamentale, conduira nécessairement à la fin de la liberté de conscience des personnels de santé, qui ne pourront pas s’opposer à une liberté fondamentale de la femme. Les droits de l’enfant, la protection de la santé publique, la liberté personnelle des soignants seront gravement en danger avec cette « liberté » constitutionnelle de la femme. Pourra-t-on encore dire que l’on est en désaccord avec l’avortement ? L’enjeu est celui de la liberté des citoyens, et pas seulement de la femme. C’est un enjeu global, celui de la protection du plus faible, l’enfant à naître, ignoré des débats parlementaires et d’un président indifférent.
(*) Guillaume Drago est professeur de droit public à l’université Paris-Panthéon-Assas.
Source : Le Figaro 31/10/2023