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Plaidoyer pour l’enracinement et la biodiversité (entretien avec Pierre Rabhi)

Inconnu du grand public, Pierre Rabhi n’en est pas moins un spécialiste réputé de l’écologie. En 2002, il a voulu se présenter à l’élection présidentielle au nom de l’« insurrection des consciences ». Mais, n’ayant obtenu que 184 parrainages sur les 500 requis, il a été contraint d’y renoncer.

Pierre Rabhi sait « penser avec ses mains », pour reprendre un titre célèbre de Denis de Rougemont. Ancien ouvrier en région parisienne, il décida aux débuts des années 1960 de s’installer dans les Cévennes vivaraises pour y mener, avec sa famille, une vie paysanne. Il est l’un des premiers à appliquer les techniques d’agriculture biologique et écologique. Fort de cette expérience, il participe à des programmes d’agro-écologie en Afrique afin de favoriser l’auto-suffisance alimentaire. Expert auprès de l’O.N.U. pour les questions alimentaires, il a participé à la fondation de plusieurs organismes dont le C.I.E.P.A.D. (Carrefour international d’échanges et de pratiques appliquées au développement), Oasis en tous lieux et Terre et Humanisme

 

Pierre Rabhi est l’auteur de plusieurs ouvrages : Du Sahara aux Cévennes ou la reconquête du songe (Albin Michel, 1995, réédité sous le titre Du Sahara aux Cévennes : itinéraire d’un homme au service de la Terre-Mère, 2002), Le Recours à la terre (Terre du Ciel, 1995), Parole de Terre (Albin Michel, 1996), L’Offrande au crépuscule (L’Harmattan, 2001). 

L’Esprit européen : Pouvez-vous, Monsieur Rabhi, vous présenter brièvement à nos lecteurs ?

Pierre Rabhi : Je suis né en 1938 dans le Sud algérien, dans la culture saharienne. J’ai connu dès l’âge de cinq ans ce qu’on appelle la double culture, pour avoir été confié par ma famille à un couple de Français sans enfants, afin d’être éduqué dans la culture française, en gardant néanmoins mon appartenance musulmane.

Mon itinéraire m’a amené du Sahara aux Cévennes, où je vis avec ma famille depuis quarante ans.

L’E.E. : Comment vous définissez-vous ? Êtes-vous paysan, agriculteur, exploitant agricole ou « homme de la terre » (selon le beau titre d’Éric Fottorino) ? Pourquoi ?

P.R. : Je me considère effectivement comme un paysan, et surtout pas exploitant agricole. Quant à « homme de la terre », je le suis, tant au niveau de la Terre planète que de la terre glèbe. Je suis également écrivain. On me dit philosophe et expert international pour la sécurité alimentaire des populations, et de la lutte contre la désertification.

L’E.E. : Après avoir été ouvrier, vous décidez de venir à la terre et vous fondez une ferme. Votre démarche était-elle écologiste avant l’heure ?

P.R. : Ma démarche se fonde avant tout sur une protestation concernant la modernité, ses promesses non tenues, son caractère hégémonique et dominateur, et ses effets destructeurs sur l’humain et la nature. J’entends par modernité celle qui se fonde sur la technoscience et le mythe du progrès. Il faut croire que cette protestation était justifiée, puisque quarante ans après, nous constatons qu’avec l’idéologie moderne, nous sommes face à une imposture qui a subordonné l’humain et la nature à l’avidité érigée en système économique. L’écologie est pour moi un élément fondamental, mais qui fait aussi appel à un humanisme renouvelé.

L’E.E. : Comment concevez-vous l’écologie ?

P.R. : L’écologie est pour moi une vision globale, dans laquelle l’être humain est inclus, et non parallèle ou dominateur et exclu. Elle est également une problématique universelle, et non une simple discipline scientifique ou environnementaliste. C’est un état d’esprit.

Cet état d’esprit se fonde sur le respect de toute forme de vie ; c’est peut-être ce que l’on pourrait appeler une approche sacrée.

L’E.E. : Aujourd’hui, pensez-vous que l’écologie soit un enjeu européen ?

P.R. : Force est de constater que l’écologie, qui devrait être la problématique numéro un de l’Europe n’est encore une fois de plus qu’une question subsidiaire. Elle n’intervient dans l’espace politique que comme un appoint aux préoccupations européennes, et une justification qui ne me satisfait pas.

L’E.E. : En étant candidat à l’élection présidentielle, vous vous présentez contre d’autres candidats écologistes. Qu’est-ce qui vous différencie d’eux ?

P.R. : La radicalité du message que j’ai voulu délivrer à l’occasion des présidentielles me semble transcender les particularismes politiques. J’ai mis comme exigence première la sauvegarde de la planète et de l’humanité. Pour moi, c’est ce qui est bon pour la planète qui est bon pour la France.

Je n’ai aucune ambition politique, je suis un écologiste pratique, et dans mon programme figure clairement le rejet de la croissance économique considérée comme la solution à tous nos maux, alors qu’elle en est la cause. Je rejoins pleinement les économistes qui préconisent la décroissance soutenable, à savoir la réduction progressive du toujours plus illimité sur une planète limitée. Également interviennent des thématiques fondamentales sur l’éducation, sur le féminin au cœur du changement, sur la relocalisation de l’économie et la réappropriation par les communautés humaines des capacités de répondre à leurs besoins légitimes par leurs propres moyens et sur le territoire, ainsi que d’autres exigences qui ne me paraissent pas suffisamment affirmées par l’écologie traditionnelle.

L’E.E. : Que répondez-vous aux questions « Pourquoi l’Europe ? » et « L’Europe, pour quoi faire ? »  ?

P.R. : Le pourquoi de l’Europe a été probablement et fortement justifié par des antériorités historiques qui ont été préjudiciables à son unité et à sa pacification. Pour ces raisons, on peut dire que c’est un grand pas en avant et la garantie d’une sortie définitive des conflits violents dont l’Europe a longtemps été le théâtre. À présent « L’Europe, pour quoi faire ? », cette question reste ouverte, et il me semble que l’Europe n’a pas atteint une maturité suffisante pour savoir elle-même ce qu’elle veut vraiment. Il s’agit pour moi d’un processus en cours qui, au cœur de l’histoire et de la géopolitique contemporaine, doit affirmer son caractère. Il serait très souhaitable que l’Europe, en tant que continent fondateur de l’histoire moderne, devienne un laboratoire d’expérimentation du futur, mais d’un futur qui, rompant avec la loi du marché et de tout ce qui anime le monde d’aujourd’hui, puisse contribuer à un nouvel humanisme et à une convivialité planétaire.

L’E.E. : D’après vous, qu’est-ce qui fait la diversité de l’Europe ?

P.R. : De par son histoire même, l’Europe est constituée de nations, de cultures, de territoires et de terroirs extrêmement divers. Elle est une sorte de mosaïque révélant aussi bien la biodiversité naturelle que culturelle.

L’E.E. : Quelle doit être la priorité de l’Union européenne : l’approfondissement, c’est-à-dire la réforme de ses institutions, ou bien l’élargissement aux États candidats ?

P.R. : Il me semble que l’approfondissement et la réforme des institutions sont prioritaires. Cela rejoint la question de la maturité. L’élargissement ne me paraît souhaitable qu’après confirmation des bases sur lesquelles l’Europe souhaite se fonder.

L’E.E. : Pour vous, où s’arrête le continent européen ? Aux marches orientales de la Pologne ? À l’Oural ? Au détroit de Béring ? La Turquie est-elle européenne ? A-t-elle vocation à rejoindre l’Union européenne ? Et la Russie ?

P.R. : Il me semble qu’il y a une Europe caractérisée par une histoire commune, avec une identité propre et des influences périphériques. Les contours de l’Europe ne me paraissent de ce fait pas très déterminées. Circonscrire l’Europe ne me paraît pas relever seulement d’un système rationnel. Des sensibilités et des aspirations humaines interviennent également dans cette quête.

L’E.E. : Quel regard portez-vous sur la question régionale en France et en Europe (sur la revendication culturelle, linguistique, voire politique, des Alsaciens, des Basques, des Bretons, des Corses, des Catalans, etc.)  ?

P.R. : Originellement, la France était constituée de provinces dont le caractère était déterminée par leurs conditions naturelles, leur histoire, langue, coutumes...

Nous avions également affaire à une biodiversité culturelle et naturelle. Nous savons tous que les frontières ont toujours été conditionnés par des enjeux d’alliance, de conquêtes..., qu’elles sont par conséquent arbitraires. L’avènement de l’école laïque en particulier généralisée au plan national était sans doute nécessaire, mais peut-être aurait-il été judicieux de maintenir les langues régionales.

Il me semble légitime que des citoyens ressentent le besoin d’une filiation naturelle à leur propre histoire. Cette revendication identitaire ne doit pas pour autant être l’expression d’un intégrisme identitaire, et par conséquent le rejet du contexte global dans lequel elle s’inscrit.

L’E.E. : Que vous a inspiré le débat sur la Charte européenne des langues régionales et minoritaires ?

P.R. : Je dois avouer que je n’ai pas suivi cette question, et ne peut par conséquent pas me prononcer. Cependant, il me paraît important que les minorités européennes puissent échapper à une standardisation qui les ferait disparaître. Elles constituent une réelle richesse, et non une menace.

L’E.E. : Que répondez-vous aux souverainistes français quand ils accusent les régionalistes de vouloir jouer Bruxelles contre Paris ? Maints exemples ne montrent-ils pas que la technocratie bruxelloise est toute aussi centralisatrice que la parisienne (uniformisation des plaques d’immatriculation, suppression des marchés locaux pittoresques, etc.) ? N’est-ce pas là un risque, pour le régionalisme (ou le fédéralisme), de tomber de Charybde en Scylla ?

P.R. : Cette question rejoint ce que nous avons exprimé sur la nécessité de la diversité. Je milite en particulier, pour ma part, pour le maintien des marchés comme lieux de convivialité et d’expression des caractères régionaux. Il est indispensable que des espaces comme les marchés puissent perdurer car leur rôle n’est pas seulement structurel, mais également profondément humain.

Nous avons parfois l’impression que l’approche dite technocratique de Bruxelles a une tendance à la rationalité sans âme, déterminée par des aspects mécanistes de l’organisation sociale, en ignorant l’aspiration des citoyens à des cadres moins rigides. Ces cadres rigides peuvent handicaper les expressions spontanées et parfois créatives de la société civile. Il faudrait associer rigueur et pragmatisme. 

L’E.E. : Par l’affirmation péremptoire des entreprises transnationales et l’accroissement des migrations intercontinentales de peuplement, la mondialisation ne représente-t-elle pas une menace pour les identités régionales, nationales et européenne ?

P.R. : La pire des mondialisations est celle qui à travers les représentations mentales et les valeurs du modèle dominant clone les esprits. Cloner les esprits signifie standardiser la vision et générer une monoculture préjudiciable à l’indispensable diversité. Nous savons que la plupart des migrations sont dues à des problèmes de survie, à des guerres intestines et de toutes sortes de drames au cœur de l’histoire contemporaine. On peut constater que les migrations et les déplacements du Sud vers le Nord sont des migrations de survie, alors que du Nord au Sud, elles sont des loisirs, ce qui met en évidence deux conditions humaines diamétralement opposées. Contribuer à stabiliser des populations dans leur territoire devrait faire partie des grands programmes internationaux. 

L’E.E. : Vous sentez-vous proche du combat de José Bové contre la « MacDomination » ? La « culture » américaine ne menace-t-elle pas la diversité culturelle de notre continent ?

P.R. : La prestation de José Bové est sans doute légitime, mais elle restera totalement insuffisante, car le caractère pervers de la mondialisation et d’une hégémonie culturelle n’est pas seulement dû à la dictature marchande, mais aussi aux consommateurs qui, par leur comportement, entretiennent et alimentent ces dictatures. Les dictatures marchandes ne peuvent disparaître que si les citoyens s’organisent pour ne pas en dépendre. Il y a là tout un travail que chacun de nous peut faire à partir de sa sphère personnelle et relationnelle.

Rien ne changera profondément si chacun de nous ne change pas au niveau de son éthique.

L’E.E. : A votre avis, le déclin de l’Europe est-il irrémédiable ?

P.R. : Cette question sous-entend que l’Europe serait en déclin ( ?), ce qui ne me paraît pas justifié ; elle est plutôt, me semble-t-il, en mutation, et nous savons qu’il y a une règle universelle qui fait que toute mutation comporte une transition, et que toute transition comporte un chaos ou une désorganisation momentanée. Peut-être est-ce cela qui donne l’impression d’un déclin.

Propos recueillis par Michel Ajoux et Maximilien Malirois.

Paru dans L’Esprit européen, n° 8, printemps-été 2002.

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