Cette approbation formelle, extérieure, est la seule qui existe depuis des siècles en Europe : la souveraineté religieuse et la souveraineté politique sont acceptés sans être admises. Cela est grave, cela est le signe d'une perversion totale de l'humanité moderne : obéir sans adhérer, reconnaître sans consentir, s'incliner sans révérer. Ce sont en grande partie ces raisons, obscurément ressenties, qui ont poussé philosophes et artistes vers des formes d'exaltation et d'individualité. Un grand nombre de fortes personnalités se sont dressées contre l'écroulement de la tradition et le désordre politique, en revendiquant de façon plus ou moins théâtrale, la souveraineté de l'individu dans un monde sans souverains. Et tandis que la Science, d'une part, donnait naissance et expansion aux aberration niveleuses dans le domaine social et imposait la laïcisation du savoir pour détruire toute hiérarchie sacrée et toute connaissance profonde, Philosophie et Art exacerbaient inconsciemment la récolte de l'individu en idéologies et en “idologies” qui ont même fini par influencer le régime politique.
Tout cela est un chaos dont les seuls motifs dominants sont la sentimentalité et l'arrogance, puisque la première engendre la seconde. Les plus féroces sont toujours les plus sentimentaux, et les plus exclusivistes en matière d'humanitarisme, d'individualisme ou - double masque d'une même attitude - sont toujours ceux qui se laissent aller le plus facilement aux injustices et aux violences, car ils manifestent tout ce qu'il y a de plus bas et de plus sombre. On parle constamment de dépassement, de sacrifices, d'exaltation, d'héroïsme, de volonté autonome, d'idéaux enthousiasmants : mais AU NOM DE QUOI ? Si l'on demande à ces possédés la raison d'affirmations si orgueilleuses, d'incitations si violentes, ils sont incapables de la fournir : car il faut enlever du nombre des raisons les justifications lyriques pures et simples ou les médiocres constatations opportunistes. Si un artiste, un vociférateur, un philosophe crient qu'“il faut se dépasser”, seul un radotage tentera de justifier de tels appels. Si un homme politique exige obéissance, sacrifice, discipline, qu'on lui demande le pourquoi de tout cela et il ne pourra qu'invoquer la Patrie, la Nation. Mais quelle est la gloire d'une nation ? Les armes, l'or, la culture, la science, enfin tout ce qui est extérieur et profane, ou bien une tradition, un pouvoir royal reconnu par la tradition, une puissance fondée sur la reconnaissance de la souveraineté sainte, une intellectualité vraie qui est Sapience et non érudition, Sagesse et non philosophie, un sacrifice qui est divin et non humain, consenti par l'être tout entier dans les limites de la tradition et non imposé par un petit enthousiasme et par un petit geste tous deux plébéiens parce qu'ils font appel à la sentimentalité grégaire et à l'esprit profane d'indépendance, d'orgueil et d'exclusion ?
Le retour à l'esprit traditionnel est nécessaire pour la Contemplation et pour l'Action, pour la Vraie Vie et pour l'ombre de cette vie dans la vie humaine. Ce retour exige tout d'abord une purification de toute la lèpre qui a contaminé le corps de l'Europe en son printemps. Se purifier signifie tuer le vieil homme et créer l'homme nouveau, qui est d'ailleurs le Premier Homme au sens absolu ; se purifier signifie reconnaître la vérité à travers les symboles par lesquels les différentes traditions la protègent, appliquer toutes les forces traditionnelles à la réalisation de la vérité, savoir qu'avant et au-delà de ce monde il en est un autre et que celui-ci, invisible et intangible, n'en est pas moins plus réel que le premier. Se purifier signifie détruire tout le monde actuel, disperser toutes ces brumes vénéneuses qui s'appellent Philosophie, Art, Esthétique, Culture, Progrès. Se purifier signifie se tourner vers la contemplation de tout ce que ces arts ténébreux ont assombri, la solitude réalisatrice et l'action contenue dans les limites qu'elle a toujours reconnues aux époques normales, au Moyen Age, printemps de l'Europe, et en Orient.
Qu'il y ait des ascètes et qu'il y ait des guerriers, qu'il y ait des marchands et qu'il y ait des esclaves. Combien d'esclaves traînent leurs chaînes dans des laboratoires, ateliers, écoles, universités, ministères : âmes d'esclaves, visages d'esclave qui obéissent aux faussetés de ce monde, aux faussetés positives de ce monde : Science, Art, Philosophie. Jamais comme aujourd'hui le monde n'a été aussi peuplé d'esclaves, d'êtres qui ont tout sacrifié aux fantasmes de ce monde décadent seulement pour ne pas ouvrir leurs yeux à la vérité. Ces êtres sont plus esclaves que les esclaves, ils sont liés par une double chaîne à ce bas monde, eux qui errent comme des spectres figurant la liberté, une pierre attachée au cou, tout au fond de l'Océan qui les a engloutis. Ces esclaves de mirages, qui de la vie ont fait, avec une parfaite inconscience scientifique, un mécanisme, qui s'adonnent à des philosophies fumeuses et se délectent de redondants poèmes lyriques, ces hommes se sont voilé les yeux et sourient béatement dans la ténèbre d'une existence hallucinée.
Que le silence revienne en l'homme et hors de l'homme, et qu'ils apprenne à ne pas avoir peur de lui-même, à savoir vivre sans fièvre, à écouter les voix qui, du profond de lui-même, parlent d'étranges réalités, invisibles, lointaines, qu'il faut connaître en mode supra-rationnel. Et seulement quand ce monde sera mort apparaîtra la vraie vie, vie de contemplation et d'action, de paix et de guerre, de dons et de conquêtes, d'ascèses libératrices et d'action réalisatrices : tout, le mal compris, sera alors sacré dans un monde qui aura enterré cette Europe en putréfaction.
L'homme agonise, l'homme meurt, et sur son visage contracté par des héroïsmes artificiels et des “dépassements” fallacieux se lit la déréliction du Trompé et du Trahi, de celui qui a tout perdu et qui rit bruyamment pour cacher sa douleur. Alors deviendra clair l'un des sens du tercet dantesque qui désigne précisément cette déviation aujourd'hui plus que jamais irrémédiable :
non odi tu la piéta del suo pianto ?
non vedi tu la morte che 'l combatte
su la fiumana ove 'l mar non ha vanto
n'entends-tu point la pitié de sa plainte ?
ne vois-tu point la mort qui le combat
dessus les folles eaux pires que la mer ?
[Divine Comédie, Enfer II, 106-108]
Il faut se libérer du vieil homme, de l'homme moderne et faire de la terre un désert plutôt qu'un fumier, car un désert vivant vaut mieux qu'un monde mort.
Guido de Giorgio, « Ritorno allo spirito tradizionale » (La Torre n°2, 1930).