Helmuth Plessner (1892-1985) fut, sans jamais égaler Max Scheler (1874-1928) ou Arnold Gehlen (1904-1976), l’un des principaux tenants de l’anthropologie philosophique. S’attachant à l’articulation des sciences naturelles et des sciences sociales, à donner une nouvelle image de l’homme, Plessner publia plusieurs ouvrages de « critique de la culture », à prétention politique.
La parution en cette rentrée 2023 d’une traduction de La nation retardataire d’Helmuth Plessner, après celle de son étude sur Les degrés de l’organique et l’Homme en 2017, n’est pas sans importance. L’évident regain d’intérêt dont jouit l’anthropologie philosophique dans le monde académique constitue la promesse de nouveaux développements, de nouvelles applications culturelles et politiques. À la condition, il est vrai, de distinguer au sein de ce champ de pensée le bon grain de l’ivraie.
La première édition de 1935 s’attache à identifier – diagnostiquer – « le Destin de l’esprit allemand après sa période bourgeoise ». L’édition de 1959 n’est plus qu’une « Contribution à l’histoire de l’esprit du nationalisme allemand ». Ce qui valait encore pour une possible prise de position – la mise à jour des faiblesses de la bourgeoisie cultivée, d’une catégorie sociale – se fait, avant tout, commentaire d’une histoire. Celle de l’Allemagne condamnée au statut de « nation retardataire », pour laquelle la thèse d’une « voie particulière » (Sonderweg) s’impose à Plessner. Le désastre du XXe siècle – celui de l’Allemagne, et celui de l’Europe par l’Allemagne – ne relève pas pour lui de causes sociales, économiques, politiques : il s’agit ici d’établir la généalogie d’une crise de l’esprit ou de la civilisation, considérant qu’était à l’œuvre « une décadence, une dégénérescence spécifique de ce qui relève du meilleur de l’esprit allemand ». Dès 1914, la fin de l’hégémonie européenne, la politisation de chaque dimension de l’existence, le scepticisme croissant de l’élite intellectuelle à l’égard des vertus libérales (liberté individuelle, libre concurrence, progrès civilisationnel…) s’inscrivent dans le temps long de la conscience allemande.
Plessner s’alarme d’une culture tardive livrée à la démultiplication des jugements a priori, chacun postulant un fondement du savoir, du vouloir ou du croire, sans pouvoir dépasser sa propre proclamation, sans parvenir à s’extraire de sa propre subjectivité. En l’absence d’une autorité centrale – et plus encore en l’absence d’une certitude métaphysique – s’imposent le jeu puis la lutte des systèmes philosophiques. Des systèmes réduits à de simples perspectives sur l’existence, dès lors incapables de se coordonner, et de fonder la possibilité d’un horizon culturel et social commun.
Cet échec de la philosophie allemande aurait conduit, selon lui, à sa conjuration. Ou plus exactement à sa récusation par la génétique, la biologie et l’anthropologie ; par l’intérêt croissant pour la préhistoire et le sentiment de la « Vie ». Un pathos pessimiste et une appréhension du monde irréductiblement mouvante et incertaine se seraient substitués à la philosophie, ouvrant la voie à un succédané, à une méthode. Pour l’auteur, seul l’État-puissance pouvait s’opposer au chaos des subjectivités, tenter de les domestiquer ou de s’en emparer au gré de sa propre force (technique, bureaucratique) et de ses propres objectifs illimités. Mais un tel État ne pouvait prétendre être plus qu’un médium, somme toute peu maître de lui-même. L’effacement de l’authentique travail philosophique imposait, logiquement, l’action pure. Et que lui opposer ?
« La décision devenue sans norme n’a plus rien au-dessus d’elle, seulement quelque chose face à elle : une situation concrète qui demande à être maîtrisée. » Suspendu au milieu de l’incertitude métaphysique, dépendant d’un « peuple » manifestant la Vie même, l’État se trouvait condamné à décider. Non pas une fois ; mais perpétuellement. Faute d’une tradition, la puissance étatique se constituait en otage de l’action.
Stimulante analyse de Plessner, qui saisit ainsi génie et tragédie allemande – génie et tragédie d’une certaine modernité politique. Son entreprise n’en révèle pas moins son échec. Réduite à peu de choses depuis la spécialisation du XIXe siècle, la condition du philosophe s’avère trop précaire – comparée à celle du médecin, du pasteur, de l’archéologue… – pour exercer encore sa fonction spirituelle. Et l’on songe immanquablement, ici, à son itinéraire cahoteux dans l’Europe post-libérale, dont il établit l’une des possibles généalogies. Réduit à n’être qu’un intellectuel, Plessner ne prodigue pas de soin à la culture, pas plus qu’il ne peut en approfondir l’expérience ou l’intensifier par la prédication. Le sens de l’Histoire est certes chez lui trop fort pour qu’il ne puisse le ressentir, puis l’exprimer. « La peur d’être superflu, fruit de multiples facteurs de la vie spirituelle et sociale, est, dans un monde constitué de métiers, de bien plus grande importance qu’on ne veut se l’avouer. »
Dès lors s’agirait-il de prendre position. De s’engager, peut-être. Précisément, de tenter d’emporter la décision. Ce à quoi Helmuth Plessner, n’entendant pas même intervenir « pour ou contre » la philosophie (à laquelle il reconnaît pourtant une fonction « destinale », pour l’Allemagne), se refuse obstinément. Au milieu des mouvements contraires, l’anthropologie philosophique plessnerienne ne constitue pas un recours, et moins encore un point de départ pour de nouveaux et sains développements de la société, ou a minima de la pensée. Tout l’enjeu pour l’auteur consiste à ne pas prendre parti, comme le confirment encore les Compléments à l’essai publiés en 1959. Définitivement, Plessner a, selon son propre vocable, la « conscience pure » face aux critiques des marxistes comme aux thèses « décisionnistes » de Jünger, Schmitt et Heidegger qu’il récuse. Contre les apologistes de Marx, il convenait de refuser « le socialisme économique révolutionnaire mondial. » Contre ceux, encore, pour lesquels selon lui « toutes les choses deviennent des potentiels de guerre dans la lutte de tous contre tous sous l’angle de la volonté de puissance », s’imposait le refus du « radicalisme ». Sans espérance, pourtant, de sauver les « vestiges libéraux ».
La visée polémique de La nation retardataire (1935/1959) éclaire dès lors Les degrés de l’organique et l’Homme (1928) et ses suites. Son anthropologie philosophique se refuse à percer la logique de l’action humaine ; se refuse à saisir la signification d’actes perdus dans le flux historique. Son ambition restera toujours celle d’une simple phénoménologie, d’une simple description d’un homme évoluant dans un espace abstrait, reconstitué dans le cadre d’essais se refusant en dernier lieu à donner à l’homme une orientation précise. Paradoxalement, Plessner se refuse à tirer toutes les conséquences de l’une des affirmations fondatrices de sa propre démarche intellectuelle et scientifique : « l’activité culturelle bouleversant le monde que constitue le travail a été, au moins dans ses traits fondamentaux, intégrée au concept de l’homme » (Max Scheler). En lieu et place de travail – de formation d’un monde –, Plessner propose une manière de thérapie. Sa généalogie de la crise de l’esprit allemand relève, en dernier lieu, d’une tentative de neutralisation.
On reste à tout le moins circonspect devant la démarche d’un homme dont l’œuvre témoigne du souci de la raison, dans la conviction de son impuissance historique ; du souci de l’ordre du monde, dans la conviction de son impossibilité. Est-il possible de raisonner sans s’appuyer sur un milieu social ? Sans défendre une catégorie, une classe, constituant non seulement le réceptacle d’une culture, mais aussi une force vive ? Est-il seulement raisonnable de penser sans pari métaphysique ? Sans pari quant à la nature et la finalité de l’existence ? Helmuth Plessner ne fut pas à proprement parler un libéral, prêt à défendre le libéralisme contre ses adversaires en situation d’exception. Constatant la défaillance de ses porteurs, sa condition ne fut pas celle du témoin d’une cause vaincue. Elle fut celle d’un observateur affectant son détachement. Il y a sans doute ici matière à rendre une œuvre suspecte.
Benjamin Demeslay
Helmuth Plessner, La nation retardataire. Sur les égarements politiques de l’esprit bourgeois, Paris, PUF, 2023, 288 pages.
https://institut-iliade.com/la-nation-retardataire-dhelmuth-plessner/