ÉLÉMENTS. Difficile de résumer votre œuvre, publiée pour l’essentiel aux éditions L’Âge d’Homme, puis aux éditions Xenia. Le titre de vos livres est puissamment évocateur – j’en cite quelques-uns : L’Avant-guerre civile (1999), L’Après-démocratie (2001) ; La Maison de servitude (2006) ; Douze voyants, Les penseurs de la liberté (2011) ; Le Début de la fin & autres causeries crépusculaires (2012) ; Le Temps d’Antigone (2015) ; Un air de guerre (2016) ; Légitimité de l’autodéfense, Quand peut-on prendre les armes ? (2019) ; Prendre le maquis avec Ernst Jünger, La liberté à l’ère de l’État total (2023). S’en dégage une remarquable cohérence. Peut-on dire que vous êtes d’abord un penseur de la liberté, non pas seulement politique mais aussi existentiel ?
ÉRIC WERNER : Je ne sais pas si je suis un penseur de la liberté, mais c’est vrai que j’aime la liberté. Et donc je n’aime pas trop ce qui lui porte atteinte : aujourd’hui, par exemple, un certain nombre de lois à juste titre qualifiées de liberticides, comme les lois anti-Covid, antiterroristes, anti-ceci ou cela (elles débarquent en continu). Je suis né sous ce signe, cela fait partie de moi. Mais il faut aussi voir l’envers de la médaille. J’ai retrouvé une lettre de mon père datant de l’année de mes 13 ans (écrite à ses propres parents à lui, mes grands-parents), me décrivant comme « réfractaire à la vie de communauté ». C’est l’envers de la médaille. Je me verrais volontiers un peu plus sociable que je ne le suis : juste un peu. Je ne suis pas exactement un marginal, mais me tiens le plus souvent sur les bords. Je ne sais d’ailleurs pas pourquoi je dis « le plus souvent ». Je devrais dire « toujours ». Je ne me suis jamais retrouvé au milieu ! Et je pense que si, par accident, cela devait m’arriver, j’en éprouverais quelque embarras : je ferais mon possible pour regagner les bords. Je dois aussi reconnaître que je ne me suis que très peu investi dans mon activité professionnelle. Je m’en fais parfois le reproche. Tout ce que j’ai fait d’à peu près valable dans la vie, je l’ai fait pendant mes loisirs, en dehors, donc, de ma vie professionnelle. Quand je parle de loisirs, je prends le mot au sens de loisir studieux (en latin otium). Rien à voir, ou à peine, avec la leisure class (pour citer un titre célèbre). Autant dire que je mène une existence anonyme. Je ne l’ai en rien choisie, elle s’est pour l’essentiel créée toute seule. Pour autant elle me convient bien, je ne voudrais pas en mener une autre. Je participe d’une certaine manière à la vie publique en écrivant des textes, mais autant que je puisse en juger mes lecteurs me ressemblent beaucoup : ils se tiennent sur les bords. À partir de là, on comprendrait mal que je ne dise pas du bien de la liberté. Cela étant, je ne l’absolutise pas. Je suis complètement de l’avis de Freud quand il dit (dans Malaise dans la civilisation) que le développement de la civilisation impose à la liberté certaines restrictions. Sauf qu’il dit aussi que si ces restrictions deviennent trop importantes, l’individu aurait de la peine à les supporter. La question, comme toujours, est donc de savoir jusqu’où il ne faut pas aller trop loin. Je navigue à vue. Comme tous ceux de ma génération, j’ai été marqué par la guerre froide et la résistance au totalitarisme, un peu aussi par mai 68. J’ai également eu une éducation protestante. La référence chrétienne reste pour moi importante, mais je ne me définirais pas comme croyant. Je distingue également soigneusement entre le christianisme et les Églises. Pour moi le christianisme n’a pas besoin des Églises pour exister. Il pourrait si nécessaire s’en passer. J’ai relu récemment le beau livre de Christopher Lasch intitulé Le seul vrai paradis, livre qu’on pourrait résumer en disant que la vraie religion réside dans l’acceptation des limites. Je me retrouve bien dans cette pensée des limites (ou de la finitude). Il y a la liberté mais aussi les limites de la liberté. Christopher Lasch rappelle ce que dit Machiavel dit à ce sujet mais aussi des théologiens protestants comme Reinhold Niebuhr.
ÉLÉMENTS. Certes, mais la liberté tend aujourd’hui à se réduire comme peau de chagrin, en raison des empiètements de l’État, dites-vous. L’État serait-il aujourd’hui l’ennemi prioritaire ? Jadis, on cherchait à s’en emparer (révolutions, insurrections). C’était le but que se fixaient tous les libérateurs et tous les révolutionnaires. Aujourd’hui, à vous lire du moins, on a le sentiment qu’il importe de mettre le plus de distance possible entre l’État et nous… Pourquoi ?
ÉRIC WERNER : L’État est toujours beaucoup plus fort après une révolution qu’avant. On renvoie ici à Tocqueville et à son livre sur l’Ancien Régime et la Révolution. Il montre bien comment la Révolution française, loin d’affaiblir l’État, a eu au contraire pour effet d’accroître sensiblement la puissance et les droits de l’autorité publique. C’est pourquoi, si l’on aime la liberté, il ne faut pas trop s’occuper de faire la révolution. Une autre raison encore de ne pas s’en occuper est que quelque chose de ce genre n’a que très peu de chance, en 2023, de se concrétiser. L’État est beaucoup trop fort et le peuple de son côté beaucoup trop faible. Il faudrait ici parler du Sud global. Le Sud global est désormais bien implanté dans nos pays (le Nord global), et l’État s’en sert comme force d’appoint dans son rapport de force avec le peuple. Il joue certes avec le feu en le faisant. Mais il n’en a cure, et jusqu’ici au moins cela ne lui a pas trop mal réussi. Si le rapport de force avec le peuple lui est aussi favorable, c’est entre autres et en particulier pour cette raison. À partir de là, que faire ? Je ne suis pas a priori contre l’État. Il y a parfois de bons gouvernements. Ils protègent les frontières, s’occupent du bien commun, etc. En ce cas-là on ne peut naturellement pas être contre l’État. Mais qui prétendrait que l’État, aujourd’hui, protège les frontières, etc. ? Non seulement il ne le fait pas, mais il considère qu’il n’a pas à le faire. C’est, de sa part, complètement assumé (et même théorisé). Et donc, forcément, on est amené à prendre ses distances. Certains vont même plus loin encore et disent qu’ils ne veulent « plus rien à voir avec l’État ». C’est bien sûr illusoire. On ne peut pas « ne plus rien à voir avec l’État ». Mais on peut essayer de réduire sa dépendance. C’est déjà ça. Encore une fois, cela n’a pas de sens, en 2023, de vouloir faire la révolution. Mais entre faire la révolution, d’une part, et ne rien faire du tout de l’autre, l’éventail des possibilités reste assez large.
ÉLÉMENTS. Allons au cœur des choses : quel est le problème avec l’État ? Celui de ne plus nous protéger, comme vous le dites? Ou pire : de se retourner contre nous ? C’est le pacte cher à Hobbes – obéissance contre protection – qui serait ainsi rompu…
ÉRIC WERNER : Il faudrait d’abord se demander ce qu’il y a derrière l’État. De quoi l’État est-il le nom ? L’État, on l’a souvent dit, n’est qu’un instrument. L’instrument en lui-même est certes important, mais ce qui compte avant tout c’est l’utilisateur. Louis XIV dit : l’État c’est moi. Qui donc, aujourd’hui, pourrait dire : l’État c’est moi ? Inspirons-nous ici de Zinoviev : L’État, dirions-nous, c’est la suprasociété. La suprasociété s’est appropriée l’État, et donc c’est elle qui pourrait dire : l’État c’est moi. Elle ne le crie naturellement pas sur les toits, mais assurément le pense. Quand donc on parle de l’État, on parle de la suprasociété. Ce n’est pas lui, l’État, qui prend les décisions, mais bien elle, la suprasociété. Lui, l’État, ne fait que les exécuter. C’est une courroie de transmission. À partir de là, il ne faut pas s’étonner si l’État ne protège pas (ou plus) ses citoyens. Effectivement, il n’est pas (ou plus) là pour ça. S’il y a une illusion qu’il convient de dissiper, c’est bien celle selon laquelle l’État aurait cette pensée-là en tête : nous protéger. Elle lui est tout à fait étrangère. L’État se serait-il retourné contre nous ? Une chose en tout cas est sûre, c’est qu’il n’est pas notre ami. Chacun sait qu’il n’en faut pas beaucoup aujourd’hui pour être placé en garde à vue. Les techniques d’humiliation utilisées dans ce cadre-là ont souvent été décrites. Je cite cet exemple mais on pourrait en citer d’autres. Max Weber définit l’État « comme une communauté humaine qui, dans les limites d’un territoire déterminé […] revendique avec succès pour son propre compte le monopole de la violence physique légitime ». Il ne dit pas en revanche ce qu’il entend par légitime. Zinoviev relève de son côté qu’il n’est que rarement question chez les criminologues de la criminalité d’État. Comme chacun sait, la police politique et les services spéciaux n’ont que des amis et pas d’ennemis. Voilà, je crois avoir fait le tour du problème. On pourrait aussi parler de la répression en France des manifestations de Gilets jaunes en 2018-2019, mais les spécialistes diraient que je suis hors-sujet.
ÉLÉMENTS. Le drame de Crépol a révélé quasi à nu les choix de l’État, le « deux poids deux mesures » : d’une part une incapacité à traiter (sinon même un refus) le problème d’une délinquance meurtrière au cœur des territoires perdus ; d’autre part une vélocité à réprimer ceux qui s’y opposent pacifiquement, comme on a pu le voir lors de la manifestation, samedi 25 novembre, dans le quartier de la Monnaie, à Romans-sur-Isère, où une centaine de manifestants qualifiés d’« ultra-droite » a été violemment chargée par les CRS…
ÉRIC WERNER : Il y a effectivement « deux poids deux mesures », mais cela est normal. Il est normal que l’État traite ses ennemis autrement qu’il ne traite ses amis. Chacun voit bien qui sont les ennemis de l’État, plus exactement encore qui il considère comme étant ses ennemis : on le voit justement à la manière dont il les traite. Ses amis, pareil. Vous dites que l’État refuse de traiter le problème de la délinquance au cœur des territoires perdus. Il faut à mon avis poser le problème autrement. La délinquance est d’abord un outil de pouvoir. L’État fait semblant de la combattre, en réalité il est très content qu’elle existe. Non seulement il ne la combat pas, mais il n’a aucune raison de le faire, car elle lui est d’un bien trop grand rapport. Il faut partir de là. On ne va pas ici énumérer tous les avantages qu’elle lui procure. Mais ils sont nombreux. L’État s’en sert en particulier pour diviser la population (divide ut impera) et ainsi renforcer encore son pouvoir. La délinquance fait également diversion. Quand les gens ont peur (peur pour leur santé en particulier) ils songent moins à critiquer le monde comme il va (et surtout ne va pas). Par ailleurs, l’État peut jouer la comédie du père bienveillant toujours prêt à intervenir pour voler au secours de ses enfants en danger. Et ça marche. En ce sens, les délinquants ne sont en rien des adversaires de l’État, mais au contraire des alliés précieux : l’État aurait peine à s’en passer. Il est donc très normal qu’il les ménage, voire les encourage (ce qu’il fait maintenant presque ouvertement). Les adversaires de l’État ne sont pas les délinquants, mais bien ceux leur tenant tête, par exemple en ayant recours à l’autodéfense. L’État ne laisse rien passer dans ce domaine. Plus fondamentalement encore, les adversaires de l’État, c’est l’ensemble des non-délinquants : comme on le voit avec les lois antiterroristes, qui font de tous les non-délinquants des délinquants potentiels (d’où la légalisation de l’espionnage intérieur). On pense à la loi des suspects sous la Révolution française.
Une remarque encore à propos de la délinquance. J’utilise ce mot parce que vous-même l’utilisez. Mais il est vague. On a peut-être affaire à des délinquants, mais surtout à des gens qui font la guerre. Dire qu’on se propose de « planter des Blancs », c’est faire la guerre. La guerre est poursuite de la politique par d’autres moyens, dit Clausewitz. On est sur ce créneau-là. L’intention est ici conquérante, c’est un conflit de territoire. On est très au-delà de la délinquance.
ÉLÉMENTS. Mais alors qui fait la guerre à qui ? Cela devient très compliqué…
ÉRIC WERNER : Ce qu’il faut éviter surtout de penser c’est que l’État nous aime et nous protège. C’est ce que, sans doute, pensaient les gens qui sont venus manifester à Romans-sur-Isère. Ils ont été très surpris quand ils se sont retrouvés en face de la CRS 8, l’unité d’élite des forces de maintien de l’ordre en France. Certains d’entre eux ont ensuite été condamnés à plusieurs mois de prison ferme (dix pour l’un d’eux), sur réquisition du procureur. Ils ont ainsi appris quelque chose. Qui fait la guerre et à qui, me demandez-vous ? J’aurais envie de répondre : tout le monde aujourd’hui fait la guerre, hormis ceux qui la subissent, autrement dit la population dans son ensemble. Il y a clairement aujourd’hui des gens qui font la guerre : ceux qui veulent « planter les Blancs », par exemple. Eux, incontestablement, font la guerre. Ou alors il faudrait dire que ceux qui crient « Allah Akhbar » ne la font pas. De même, quand les forces de sécurité en France gazent des manifestants pacifiques ou les éborgnent, il est difficile de prétendre que la situation ainsi créée n’ait rien à voir avec la guerre. C’en est une bien réelle, même si les donneurs d’ordre s’épanchent à la télévision sur leurs rêves de concorde et de paix civile. Vous ne vous attendez quand même pas à ce qu’ils disent le contraire. C’est une guerre de l’État contre sa propre population. On dit volontiers que la pire des situations est celle en laquelle on est obligé de se battre sur deux fronts. Il faudrait tout faire pour l’éviter. Sauf qu’une telle situation n’est pas toujours évitable. On ne fait pas toujours ce qu’on veut dans la vie. Schématiquement la situation est la suivante. Nous sommes pris en étau entre l’État total, d’un côté, le Sud profond de l’autre. À partir de là se pose la question de l’ennemi prioritaire. À mon avis il n’y a pas d’ennemi prioritaire. On a affaire à deux ennemis aussi prioritaires l’un que l’autre. C’est ici peut-être que le recours aux forêts peut se révéler utile. Revenons-en à la guerre. Faire la guerre peut vouloir dire livrer bataille, mais aussi le contraire : ne pas livrer bataille. Beaucoup de gens, aujourd’hui, cherchent à livrer bataille, plus exactement acceptent la bataille que leur offre l’État total (en lien ou non avec le Sud global : à Romans-sur-Isère, par exemple, le lien était évident). Le risque, en l’espèce, c’est de prendre dix mois de prison. Mais on peut aussi se retrouver éborgné et/ou handicapé à vie. D’autres conspirent en direct sur Internet, au vu et au su de tous. On peut certes le faire, mais ce n’est pas nécessairement ce que recommanderait « l’homme prudent » (Aristote, Éthique à Nicomaque, II, 6, 1107 a1). Le recours aux forêts trouve ici sa place. On pourrait aussi parler de retraite flexible. C’est aussi un choix possible. Il tient compte du rapport de force. On préserve ainsi l’avenir.
ÉLÉMENTS. Revenons-en à la question de la « délinquance ». Vous dites que les gens qui veulent planter les Blancs (et le font) ne sont pas des délinquants mais des gens qui font la guerre, au sens où la guerre est poursuite de la politique par d’autres moyens. Le créneau est politique. Mais n’en est-il pas toujours ainsi ?
ÉRIC WERNER : Dans son livre sur les hybrides (Théorie des hybrides : Terrorisme et crime organisé, CNRS Éditions, 2017), Jean-François Gayraud relève que les terroristes sont pour la plupart d’anciens délinquants ayant basculé dans la politique. Il utilise l’image du Rubicon. « Nous sommes en présence de gangsters ayant franchi le Rubicon de la politique. » Le mot Rubicon est peut-être excessif. Comme vous le dites très bien, la délinquance à l’état pur n’existe pas. Vous parlez des « territoires perdus ». Les phénomènes de délinquance dans ces territoires ne se comprennent bien que si on les rattache aux particularités propres de ces territoires, particularités les différenciant des autres (non perdus). En soi déjà cela renvoie à la politique. On remarquera par ailleurs que l’ancienne frontière entre guerre et délinquance tend aujourd’hui à devenir très floue. Le directeur de la Police judiciaire parisienne relève ainsi : « Nous assistons à la montée en puissance d’équipes à “tiroirs”, composées de délinquants interchangeables, très jeunes et hyperviolents, qui multiplient les vols par effraction et les braquages à domicile dans les beaux quartiers de Paris, de la banlieue ouest mais aussi de la grande couronne. Issus des cités, armés et éprouvant les pires difficultés à se maîtriser quand la situation dérape, ils s’attaquent à des cibles repérées au préalable par des organisateurs, plus expérimentés et qui restent à distance » (cité in Le Figaro, 7 décembre 2023). Ce sont des scènes de guerre : de « petite guerre », si l’on veut, mais de guerre quand même. Avec en prime une dimension territoriale (ici relevée). Mais il y a le plus et le moins. La ligne de partage, me semble-t-il, passe moins entre la politique et l’absence de politique qu’entre relativement peu de politique, d’une part, et au contraire beaucoup de l’autre. Dans son livre précédemment cité, Jean-François Gayraud parle d’hybridation : les terroristes seraient un mélange de délinquance et de politique. Je me demande en fait si ce n’est pas le contraire exactement qui se produit. Au lieu de parler d’hybridation, il faudrait parler de dés-hybridation. C’est le voyou de banlieue qui est un hybride, non le terroriste. Lorsque le voyou de banlieue se transforme en terroriste, loin de s’hybrider, au contraire il se dés-hybride. La politique a tout envahi. Voilà comment je verrais les choses.
ÉLÉMENTS. Le philosophe politique Julien Freund disait qu’on ne choisit pas son ennemi, c’est l’ennemi qui nous choisit. Ce fut manifestement le cas à Crépol. Mais si l’ennemi nous désigne comme étant son ennemi, il nous est interdit de lui retourner la politesse. Justice, presse et politique se pincent le nez pour ne pas avouer l’origine des agresseurs. Bref, on a le droit de dire que ce sont des « barbares », mais pas des Barbaresques, c’est-à-dire des gens originaires d’Afrique du Nord venus « pour tuer du Blanc »…
ÉRIC WERNER : Le problème que vous posez est celui de la censure. Personnellement je pense qu’il est toujours possible de tourner la censure, étant entendu aussi qu’il est toujours possible aux autorités de faire condamner quelqu’un pour ses écrits si elles le souhaitent vraiment. Les lois actuelles dans ce domaine leur en donnent la possibilité. Ce sont des lois rédigées en termes volontairement imprécis, qu’on peut donc interpréter de façon extensive. Les juges sont rompus à cet exercice. Lois-caoutchouc, ou attrape-tout, comme on voudra. Pour autant, les écrivains ont toujours su écrire entre les lignes, je parle des bons : Machiavel, Montaigne, etc. Le lecteur lui aussi a appris à lire entre les lignes. Le vrai problème, à mon avis, se situe au-delà. Comme l’a bien montré Hannah Arendt dans les Origines du totalitarisme, l’idéologie, en tant que logique de l’idée, est l’équivalent d’une bulle à l’intérieur de laquelle la pensée (en l’espèce, plutôt la non-pensée) enchaîne les idées les unes aux autres : passant des prémisses aux conséquences, de là aux conséquences des conséquences, etc., sans autre souci que celui de la cohérence interne du discours. Elle se coupe ainsi de la réalité. Mais plus encore que cela : lui en substitue une autre à la place, fictive, certes, mais que tout le monde s’imagine être elle la réalité. On l’a vu autrefois avec le marxisme-léninisme, on le voit aujourd’hui avec le wokisme. C’est surtout ça le problème. La censure a beau être ce qu’elle est, elle ne parvient jamais à masquer complètement la réalité. Il y a toujours des échappées. Là, en revanche, il n’y a plus d’échappées. Les gens sont enfermés dans leur bulle sans plus le moindre contact avec la réalité. Sauf que la réalité sait très bien, lorsqu’elle le juge utile, se rappeler à notre bon souvenir : les gens se cassant alors le nez dessus.
ÉLÉMENTS. Question qui me turlupine : quel est votre rapport aux institutions (et pas seulement à la première d’entre elles : l’État) ? L’un des auteurs chers à votre cœur, Ivan Illich, voyait le mal dans les institutions et dans la première en date d’entre elles en Occident, chronologiquement parlant, l’Église, lui qui était pourtant prêtre. Et vous ?
ÉRIC WERNER : J’ai longtemps appartenu à la fonction publique en Suisse, et donc je ne vais pas dire du mal des institutions. Je n’ai d’ailleurs pas à m’en plaindre, elles m’ont plutôt bien traité dans la vie. Mais je parle de choses déjà anciennes. Pour le reste, je n’ai que très peu affaire à l’État. Je paye mes impôts, et ça s’arrête là. « Rendez ce qui est à César », etc. Vous me demandez quel est mon rapport aux institutions. Il m’est arrivé une ou deux fois d’adhérer à des associations, mais cela n’a jamais été pour très longtemps. Je suis effectivement, comme le disait mon père, « réfractaire à la vie de communauté ». Mais il m’arrive aussi parfois de penser contre moi-même. Je n’identifie naturellement pas les institutions avec le bien. En ce sens je ne suis pas « romano-canonique » (Pierre Legendre). Mais avec le mal non plus. Je ne suis pas gnostique. Les institutions ne sont ni le bien ni le mal, mais un mélange des deux, avec tantôt un peu plus de bien que mal, tantôt l’inverse. Aujourd’hui, je dirais, plutôt l’inverse. Je pense en particulier à l’État wokiste. Mais l’État wokiste est un cas extrême. Il n’y a en lui, effectivement, que du mal.
ÉLÉMENTS. Que faire alors ? Voter ? Mais voter sert-il à quelque chose ? Diriez-vous « Élections, pièges à cons » ?
ÉRIC WERNER : On associe volontiers les élections et la démocratie, en réalité il peut très bien y avoir des élections sans démocratie. Dans toutes les dictatures, en fait, il y a des élections. Leur raison d’être est assez claire : faire croire, justement, qu’on est en démocratie. En ce sens, elles sont un élément important dans le fonctionnement de la dictature, contribuent utilement à son renforcement. À partir de là on peut se demander si cela sert encore à grand-chose d’aller voter. Il y a le pour et le contre. Certains continuent d’aller voter en prenant en compte l’argument du moindre mal : on vote pour le moins mauvais des candidats (le moins bête, le moins incompétent, le moins inculte, le moins sectaire, le moins corrompu, etc.). J’ai longtemps moi-même été sensible à cet argument : aujourd’hui, beaucoup moins. Il y a un nivellement par le bas qui fait qu’on ne voit plus tellement de différences entre les candidats. Pour autant je continue d’aller voter, en partie par routine, en partie aussi parce que même si les candidats sont tous plus ou moins interchangeables, il n’est pas complètement indifférent que tel parti obtienne plus de suffrages qu’un autre. Cela ne changera bien sûr rien à ce qui va se passer, de toutes les manières les décisions se prennent à un autre niveau, mais, ce qui est compréhensible, les dirigeants préfèrent donner l’impression d’avoir une grande majorité du peuple avec eux plutôt qu’une autre un peu moins grande. Il ne faut donc pas leur donner cette satisfaction. Mais on peut très bien aussi raisonner autrement et dire que toute participation aux élections contribue à les légitimer : ce qu’on aurait de bonnes raisons de trouver regrettable. Il vaudrait donc mieux dans ces conditions s’abstenir. Les deux raisonnements se tiennent.
ÉLÉMENTS. « Je suis mon propre État », disait Alexandre Zinoviev, cité par vous. N’est-ce pas là une proposition purement autoréférentielle, anarchisante ou libertarienne ?
ÉRIC WERNER : C’est un oxymore, une figure de style. Mais recelant, me semble-t-il, une part de vérité. Personnellement je suis sur une ligne aristotélicienne, je pense que l’homme est un animal politique. La cité est un fait de nature. Sauf, justement, que la cité, aujourd’hui, est en train de se défaire. Il n’y a plus de cité. On dira qu’il n’en va pas de même de l’État. L’État, au contraire, est plutôt en train de se renforcer. En certains domaines, même (police, services spéciaux), il n’a jamais paru aussi fort. Mais il ne nous protège plus de rien. D’une certaine manière, donc, c’est comme s’il n’existait plus. Ajoutons qu’il est peut-être plus fragile qu’il n’en a l’air. On ne va pas ici se lancer dans des spéculations. Mais l’hypothèse d’une possible disparition de l’État n’a rien en elle-même d’inenvisageable : à la suite, par exemple, d’un collapsus économique, d’une guerre, etc. À ce moment-là, effectivement, il ne reste que l’individu : la multitude des individus. Et donc, comme le dit Zinoviev, chacun est son propre État. La question n’est pas de savoir si cela nous plaît ou non : la question n’est pas là. La question est de savoir si l’on s’adapte ou non à la réalité. Quand il n’y a plus d’État, de facto je suis mon propre État. Soit, dès lors, je m’adapte (« Je suis mon propre État »), soit je ne m’adapte pas, mais alors moi aussi je disparais : normalement c’est ce qui se passe. C’est une question de survie. La thématique du Waldgänger de Jünger doit aussi se comprendre dans cette perspective. Le Waldgänger est une figure de l’après-disparition de l’État.
ÉLÉMENTS. L’homme peut-il se passer des institutions ? Ou, pour le dire avec Pierre Legendre, que vous citiez, un monde désinstitué est-il pensable ? L’institution, c’est l’instance de médiation. Retirez-la : il n’y a plus rien entre l’homme et l’homme, entre le loup et le loup… N’est-ce pas ce qui nous menace aujourd’hui ?
ÉRIC WERNER : Encore une fois, je ne suis pas pour un monde désinstitué. Je sais tout ce que la civilisation doit aux institutions. Elles contribuent à l’éducation de l’individu, d’une manière générale à le faire grandir, devenir ce qu’il est. C’est dans le cadre de la famille que l’enfant accède à l’autonomie, apprend par ailleurs à distinguer le vrai du faux, le bien du mal, etc. C’est très bien décrit par les anthropologues, les psychanalystes, etc. Tous insistent sur l’importance de l’autorité dans la construction de soi, au sens où une telle construction ne va pas sans une limitation/stabilisation des pulsions individuelles, limitation/stabilisation elle-même liée à l’existence de contraintes institutionnelles. Sauf que les institutions ne doivent pas devenir à elles-mêmes leur propre fin. C’est une première chose. Ensuite et surtout, il ne faudrait pas que l’institution se retourne contre elle-même en en venant, comme c’est aujourd’hui manifestement le cas, à déconstruire ce qu’elle a su originellement construire et maintenir tout au long des siècles. Car, à ce moment-là, elle devient elle-même une menace. Un monde désinstitué est assurément en soi une menace, mais une institution travaillant ouvertement à l’effacement de la civilisation en est une autre presque plus grave encore. Je vois mal dès lors pourquoi je verserais la moindre larme si l’État wokiste actuel passait un jour à la trappe.