1-La loi votée cette nuit par le Parlement est importante – révélatrice – sur le plan idéologique: elle marque une nette droitisation de la politique française correspondant sans doute à l’état d’une majorité de l’opinion. A ma connaissance, c’est la première fois qu’une loi sur l’immigration consiste, pour l’essentiel, à réduire ou conditionner les droits sociaux des ressortissants étrangers. Dans ses réformes depuis 1990, la « droite classique » ne s’était pas, jusqu’à présent, engagée sur ce terrain. Les mesures prises à cet égard s’inspirent bel et bien de la logique de la « priorité (ou préférence) nationale » préconisée par le FN/RN (ou Reconquête plus récemment) – tout en l’appliquant, il est vrai, de manière fortement atténuée.
2-Cette loi pourrait bien chambouler le paysage politique français. La majorité présidentielle proclame qu’elle a été votée sans les voix du RN. Cet argument est inaudible. La vérité – qui s’impose au premier regard de tout citoyen – c’est que, sur un texte présenté comme essentiel du quinquennat relatif à l’immigration, la majorité présidentielle, la droite LR et le parti de Mme le Pen ont voté ensemble, formant un bloc de droite opposé à la gauche. L’air de rien, c’est un pilier du macronisme qui s’est effondré hier soir. Ce courant qui s’est toujours défini comme un rempart contre le « populisme », le « mal nationaliste », en visant le RN, ne pourra plus jamais, en toute bonne foi et en restant crédible, revendiquer ce fondement de son identité.
3-La droite LR a voté à l’unanimité en faveur de cette loi : elle est donc restée unie à cette occasion ce qui est une belle réussite. Elle a toute légitimité pour revendiquer la paternité de cette « victoire » qui est en effet la sienne sur la base du texte amendé par le Sénat et qui a permis notamment d’éviter l’introduction d’un mécanisme de régularisations « de plein droit » pour préserver la compétence préfectorale en la matière. Toutefois, cette issue n’est pas sans inconvénient pour elle. Après la réforme des retraites, elle vient pour la deuxième fois de s’allier de fait à la majorité présidentielle pour obtenir le vote d’une loi emblématique du second quinquennat. Le risque pour elle est de s’enfoncer toujours davantage, aux yeux de l’opinion, dans une logique d’association avec le macronisme, voué à une impopularité croissante, et de se voir emportée aux abîmes avec lui.
3-Le RN est-il vraiment le grand vainqueur de cette séquence? Il l’est, indubitablement, sur le plan idéologique. Politiquement, la leçon à en tirer est moins évidente: clairement, malgré les gesticulations, les cris d’orfraies et les démentis, il a formé sur l’immigration un bloc commun avec la majorité présidentielle et la droite LR. Le tabou du cordon sanitaire est ainsi tombé. Toutefois, quand viendra l’heure des comptes, ce parti aura du mal à se dissocier d’un système qu’il prétend combattre mais qu’il aura servi et qu’il aura soutenu, lui aussi, dans un moment clé.
4-La séquence de cette nuit est particulièrement révélatrice de la nature idéologique du macronisme. Ce courant est indéfiniment malléable. Progressiste et libéral à l’origine, en 2017, il vient de prouver son aptitude à se fondre dans tous les moules possibles et imaginables. Après sa métamorphose autoritaire pendant la crise sanitaire (2020-2021), il vient de se plier, même à dose homéopathique, à une logique tout aussi inattendue de « priorité nationale » (au-delà des démentis, c’est un fait). En vérité, son unique boussole est la stature jupitérienne de son chef qu’il faut tenter de sauvegarder à n’importe quel prix. A cette fin, il n’a aucune limite.
5-Sur le terrain, cette nouvelle loi sur l’immigration n’aura vraisemblablement que des effets limités. Au-delà de sa dimension emblématique – une droitisation qui est réelle – affirmer qu’elle bouleverse le paysage français de l’immigration relève de la contre-vérité. Il est difficile de dire quelles dispositions contenues dans cette loi permettront d’améliorer significativement la maîtrise des frontières (relevant largement du droit européen), la lutte contre les passeurs esclavagistes en Méditerranée, la mise en œuvre des OQTF (taux d’effectivité de 6%), la maîtrise du nombre des demandeurs d’asile. [Pour mémoire, en 2022, la France a délivré 313 000 premiers titres de séjour et accueilli 130 000 DA]. Quant aux quotas, ils s’appliqueraient au nombre de titres de séjour délivrés, mais pas à la présence effective sur le territoire.
6-Cette loi est placée sous la menace avérée du Conseil Constitutionnel. En se fondant sur le principe d’égalité (ou non-discrimination), le CC pourrait fort bien balayer le cœur de son dispositif sur la réduction des droits sociaux des étrangers, jugé discriminatoire, de même annuler les quotas pour non conformité au préambule de 1946. Il en resterait alors peau de chagrin.
7-Le risque politique fondamental est d’aggraver encore davantage la fracture entre la classe politique dans son ensemble (tous les partis confondus, sans aucune exception) et la Nation. Les contradictions et les doubles-jeux ont depuis le début, marqué cette séquence législative. Pour le camp présidentiel, il fallait un accord à tout prix pour éviter le syndrome d’un échec. Mais désormais, l’Elysée prend ses distances en assurant qu’il va saisir le CC pour faire abroger certaines dispositions. Quelle cohérence aux yeux du pays? Le risque est de voir la montagne accoucher d’une souris. Comment réagiront les Français s’ils sentent que le monde politique, une fois de plus, s’est moqué d’eux – y compris le RN. Rarement un tel niveau de confusion et de maquignonnage n’aura été atteint. Ils réagiront par le dégoût, l’écœurement, le repli sur soi et in fine, l’abstentionnisme.
MT 20 décembre