Manifestations monstres à Berlin et en Allemagne, crise de l’énergie, fragilité de l’industrie, menaces de fermeture, de multiples crises touchent l’Allemagne. Quelle en est l’origine et comment le pays peut-il en sortir ? Samuel Furfari, professeur en politique et géopolitique de l’énergie à l’École Supérieure de Commerce de Paris, ancien haut fonctionnaire à la Direction générale énergie de la Commission européenne, a été interrogé dans Conflits :
Pourquoi la première puissance de l’Europe est-elle frappée par une telle crise ?
L’Allemagne a succombé à l’idéologie. Il ne faut pas oublier que les Allemands sont d’abord des pacifiques du fait de la Seconde Guerre mondiale. Ils ont associé guerre et nucléaire. Les pacifistes allemands sont donc antinucléaires aussi concernant la production d’énergie. Le deuxième élément est que les soviétiques d’Allemagne de l’Est ont convaincu les Allemands de l’Ouest que le nucléaire n’était pas nécessaire. L’URSS voyait que l’occident prenait un trop grand avantage avec le développement du nucléaire, il fallait stopper cet élan. Ces causes ont convaincu l’Allemagne d’être majoritairement antinucléaire. À partir de ce moment-là, il a fallu trouver autre chose pour produire de l’électricité.
Le pays a toujours beaucoup consommé de charbon, il possède la septième réserve mondiale de charbon essentiellement sous forme de lignite. Pour le maintenir tout en prenant une ligne écologique, les Allemands ont donc souhaité développer l’énergie renouvelable. Et après tout, pourquoi pas ? C’était logique d’essayer, l’Union européenne ayant développé ces technologies depuis les chocs pétroliers des années 1970. Mais,
c’est un échec, le renouvelable ne produit pas assez d’énergie et coûte très cher pour un impact minime sur la planète. La grosse partie de l’énergie éolienne en Allemagne est produite en terre. Le pays doit maintenant développer celle en mer, car les espaces sur terre sont presque saturés. Or, si les éoliennes en terre sont délicates, en mer, elles le sont encore plus. Elles tombent souvent en panne à cause des embruns. Et les coûts de maintenance et de réparations sont énormes. Plus l’Allemagne construit d’éoliennes en mer, plus l’énergie coûte cher. C’est l’une des causes de l’augmentation du prix de l’énergie. Mais aujourd’hui, le gouvernement a fait passer l’augmentation de ces prix au travers de subsides directs, c'est-à-dire que ce sont les taxes des Allemands qui payent le surcoût de l’électricité renouvelable.
Devant les échecs, il faut ouvrir les yeux, mais l’Allemagne politique ne veut pas admettre qu’elle est dans un cul-de-sac, et elle s’enfonce dans la crise.
Quand a commencé cette politique du renouvelable ?
L’idée existe depuis les années 1970-1980. Ce n’est pas à cause du changement climatique que l’on a privilégié les énergies renouvelables, mais pour répondre aux chocs pétroliers. Mais c’est surtout à partir des années 2000 que les Allemands ont commencé à croire fermement au renouvelable avec une stratégie appelée EnergieWende que nous avons traduit par transition énergétique. En 2005, Mme Merkel a demandé au président de la Commission européenne de développer une feuille de route pour imposer les énergies renouvelables, pour obliger tous les pays européens de s’y mettre. J’ai personnellement travaillé sur ce dossier. L’UE avait proposé un paquet climat-énergie, avec la promotion des énergies renouvelables et la réduction des émissions de CO₂ que la France a interprété comme « nucléaire ».
L’adoption politique de la directive date de décembre 2008, sous Nicolas Sarkozy, qui a lui-même négocié cette directive. Il défendait une politique fondée sur le nucléaire alors que les Allemands misaient sur le renouvelable. Ce fut un grand marchandage. Sarkozy a été abusé, car les Allemands ont maintenu leur opposition au nucléaire. L’Allemagne a entraîné toute l’Europe dans sa voie.
Face à la crise de l’énergie, comment le gouvernement Scholz réagit-il ?
Le gouvernement est complètement coincé dans sa politique. Dans son analyse « Besoins de financement pour la production d’électricité jusqu’en 2030 », l’Institut pour l’économie de l’énergie de l’université de Cologne estime les investissements nécessaires pour l’énergie éolienne à environ 75 milliards d’euros et pour l’énergie solaire à 50 milliards d’euros. À cela s’ajoute le coût du remplacement et de la maintenance des éoliennes et des panneaux solaires existants, qui devront être remplacés au cours des prochaines années. Personnellement, je n’accorde que peu d’attention aux prévisions chiffrées, car je sais comment elles sont établies. Beaucoup plus importante est l’affirmation des auteurs selon laquelle il ne faut pas s’attendre à ce que ces nouvelles centrales puissent financer leurs coûts d’investissement sur le marché de l’électricité. Ils ne le disent pas, mais c’est parce que le prix de l’électricité en Allemagne est déjà trop élevé par rapport au reste de l’UE. Le gouvernement va accorder des subventions, c’est-à-dire qu’il va taxer !
Une taxe sur le CO₂ de 30 € la tonne existait déjà, à partir de début janvier, elle passe à 45 €. Pour les familles, cela fait une augmentation de 100 € par an, ce qui est peu, mais à l’échelle d’un pays, c'est beaucoup.
Si c’est généralement surmontable pour un foyer, tout l’enjeu est à l’échelle macroéconomique. Multiplié par plusieurs dizaines de millions de foyers et d’entreprises, l’impact représente un poids énorme pour l’économie du pays. On annonce des chiffres qui concernent les particuliers, omettant toujours de parler des coûts pour l’ensemble du pays. Le pire, c’est que tout cela est inutile. Si, en payant un peu plus leur énergie, les Allemands avaient un impact sur le climat, cela pourrait avoir un sens. Mais, le résultat est dérisoire, et les gens commencent à comprendre qu’on les a trompés. Depuis que l’Allemagne s’est lancée dans l’EnergieWende, les émissions mondiales de CO₂ ont augmenté de 61 %. C’est grâce à cette prise de conscience que 2023 est un tournant, un vrai pas comme le Wende de l’énergie. Quand on se rend compte que les belles paroles n’ont aucun effet réel sur planète, et qu’elles rendent la vie plus dure, les gens finissent par bouger.
Les fermiers ont dernièrement exprimé leur mécontentement. Le gouvernement allemand, dans son budget 2024, avait décidé d’augmenter les taxes sur le carburant des agriculteurs. Ces derniers se sont rassemblés dans de grandes manifestations (7 000 tracteurs à Berlin), car la conséquence sur leur portefeuille est très importante. Le gouvernement a eu peur et vient d’annoncer qu’il renonce à une des mesures décidées : « Contrairement à ce qui était prévu, l’avantage fiscal sur les véhicules pour la sylviculture et l’agriculture est maintenu«, indique un communiqué de presse du gouvernement.
Mais les agriculteurs ne décolèrent pas et veulent l’abandon de toutes les mesures décidées à leur encontre. Le 8 janvier, une manifestation d’envergure contre le prix de l’énergie aura lieu en Allemagne, et une grosse partie de la classe ouvrière compte s’y joindre, ce qui va embêter le chancelier Scholz dont le parti SPD est proche des syndicats. Et une autre est annoncée pour le 15 janvier.
Le gouvernement est en grande difficulté, car le 15 novembre 2023, la Cour constitutionnelle a annulé le « fonds de transition énergétique » de 60 milliards d’euros, destiné à subventionner les énergies renouvelables. Berlin devra trouver cette somme supplémentaire, tout en respectant l’obligation de « frein à l’endettement » inscrite dans la Constitution. […]
Quel sera l’impact de la crise énergétique sur l’industrie allemande ?
L’industrie allemande, surtout l’industrie chimique, a bénéficié durant des années d’un prix de l’énergie relativement bas grâce au gaz russe fourni par Gazprom. N’oublions pas que les hydrocarbures ne sont pas uniquement une source d’énergie, mais également la matière première de l’industrie chimique, industrie si importante en Allemagne. Les hauts salaires allemands étaient compensés par le bas prix du gaz. Ce gaz n’étant plus disponible, l’avantage a été perdu. Il en découle une crise économique d’envergure. L’industrie chimique allemande est la plus touchée et s’organise pour délocaliser. Le gouvernement allemand a finalement choisi de réagir et vient de signer un accord d’approvisionnement en gaz avec la Norvège pour 50 milliards d’euros. C’est une entreprise allemande d’État, la SEFE (ex-Gazprom Allemagne nationalisée), qui a passé le marché parce que l’Allemagne a besoin de stabilité. Les Allemands commencent donc à comprendre que le pays a besoin de gaz et de charbon pour fonctionner, et que le tout renouvelable qu’ils financent abondamment est une utopie. On leur a menti en disant que tout allait être renouvelable, propre et bon marché, mais à présent le gouvernement court comme une poule sans tête pour trouver du gaz là où il peut, quel que soit le prix. Les Allemands ont compris.
Si les entreprises commencent à délocaliser à cause du prix de l’énergie, le taux de chômage va bondir, et le mécontentement sera encore plus fort. Comme toujours en économie, tout se tient. […]