Contrairement à une idée reçue, la victoire de Charles Martel à Poitiers (732) ne met pas fin aux raids musulmans dans le Sud de la Gaule. La voie de l’Aquitaine n’est cependant plus empruntée par les musulmans qui préfèrent désormais remonter la vallée du Rhône. Dès 734, les musulmans se lancent dans de nouvelles razzias à partir de Narbonne.
Un accord passé entre un dignitaire chrétien, le patrice Mauronte, duc de Provence, et le gouverneur de Narbonne Yûsuf ibn Abd al-Rahmân al-Fihrî, prévoit l’occupation d’un certain nombre de sites fortifiés sur la rive gauche du Rhône pour protéger la Provence des entreprises de Charles Martel.
I. L’expédition musulmane et la contre-offensive carolingienne (734-737)
Dans certaines sources comme la Chronique de Frédégaire, le patrice Mauronte est présenté comme un traître : « de nouveau se rebelle la puissante nation des Ismaëlites, que l’on nomme maintenant, selon un terme corrompu, Sarrasins. Ils font irruption depuis le Rhône, et tandis que trahissent des hommes infidèles, par ruse et fourberie, notamment Mauronte et ses alliés, les Sarrasins rassemblent des forces armées, entrent à Avignon, ville bien fortifiée sur une colline. Les habitants se rebellent et la région est dévastée ». Les musulmans, après avoir pénétré Arles, entrent effectivement dans Avignon avant de se diriger vers le Nord pour installer de petites garnisons jusqu’à Lyon, cité occupée par les musulmans depuis 726, afin de probablement préparer une nouvelle invasion.
Face à cette menace, dès 737, Charles Martel réplique en formant une armée qu’il confie à son frère Childebrand pour mettre fin à la présence musulmane dans ces régions. Arrivé près de Lyon, la garnison musulmane se retire de la ville sans combattre pour se replier sur Avignon. Descendant la vallée du Rhône, Childebrand met le siège devant Avignon. Rapidement, Charles Martel rejoint son frère avec de nouvelles troupes. Selon la Chronique de Frédégaire, la bataille est très violente : « Comme à Jéricho, au milieu du fracas des armées et au son des trompettes, avec des machines de guerre et des échelles de corde, [les Francs] se précipitent sur les murailles et les remparts de la cité, entrent dans cette ville bien fortifiée, l’incendient, capturent leurs dangereux ennemis, les tuent, les massacrent, les mettent en déroute et, sans coup férir, rétablissent leur pouvoir ». La répression violente de Charles Martel est une vengeance à l’égard de la ville qui s’est rendue aux musulmans sans combattre quelques années plus tôt.
II. Les opérations en Narbonnaise et la bataille de la Berre (737)
Charles Martel entend profiter de son avantage pour chasser les musulmans de Narbonnaise. Après avoir repris Nîmes, Agde, Maguelone et Béziers, il parvient à Narbonne et met le siège devant la ville en 737. L’émir de Cordoue Uqba ibn al-Hadjdjâdj al-Salûlî envoie alors des renforts pour secourir les assiégés. Charles abandonne le siège de la ville pour se porter à leur rencontre.
La bataille aurait eu lieu un dimanche, non loin de l’étang de la Berre. Les Francs choisissent d’emprunter, à l’Ouest du massif, un chemin serpentant à travers les collines pour échapper au regard des musulmans puis atteignent le village de Portel. A partir de là, ils longent la Berre puis traversent la rivière à gué à Villefalse. Charles est maintenant au contact de l’ennemi pris par surprise et rapidement mis en déroute dans un combat sanglant. D’après la Chronique de Frédégaire, « les Sarrasins, vaincus et abattus, virent leur roi tué, furent mis en fuite et battirent en retraite. Les rescapés cherchent à s’échapper en embarquant sur des bateaux, en nageant dans la lagune ; chacun luttant en fait pour soi-même, ils se précipitent ainsi les uns sur les autres. Bientôt les Francs, avec des bateaux et armes de jet, se précipitent sur eux et les tuent en les noyant. »
La bataille de la Berre (que l’on rencontre parfois aussi dans les livres sous le nom de « bataille de Sigean »), est beaucoup moins connue que Poitiers mais au moins aussi importante stratégiquement. D’ailleurs, près d’un siècle plus tard, Eginhard (biographe de Charlemagne) mettra sur le même plan ces deux victoires franques. A la suite de la bataille, le pape se détourne d’Eudes, duc d’Aquitaine battu à Bordeaux, pour conclure une alliance avec Charles Martel et les Carolingiens. Cette alliance constitue une étape qui va permettre au fils de Charles, Pépin le Bref, de se faire couronner roi des Francs en 751.
III. La prise de Narbonne (752 ou 759)
Il ne reste plus aux musulmans que Narbonne, que Charles échoue à reprendre en 737 malgré sa victoire à Sigean. Le maire du palais décède quatre ans plus tard, et la prise de la ville est l’affaire de Pépin le Bref, premier roi carolingien. La date de la prise de Narbonne n’est pas certaine, les sources arabes la fixe à 752 tout comme les Annales de Metz (mais les Annales de Metz indiquent aussi que la ville fut reprise sous Abd al-Rahman Ier, or celui n’a accédé au pouvoir qu’en 756). La Chronique de Moissac place l’événement en 759, date communément admise.
Selon les Annales de Metz la ville aurait été prise suite à trois assauts successifs tandis que la Chronique de Moissac insiste sur la complicité de la population indigène qui se serait soulevée contre les occupants et aurait ouvert les portes de la cité aux Francs. Il semble bien en effet qu’à partir de 750 la présence musulmane dans la région se vit remise en cause par les Narbonnais pour une raison restée inconnue : persécutions religieuses ? Accroissement de la fiscalité ? L’émir Abd al-Rahmân aurait envoyé, là encore, une armée de secours sous la direction d’un certain Sulaymân mais elle aurait été écrasée avant d’avoir pu rejoindre la ville.
Les musulmans ont désormais été repoussés au-delà des Pyrénées et les difficultés intérieures en al-Andalus ne permettent pas de mener d’autres grandes expéditions en Gaule. Aucun combat n’opposa par la suite les musulmans et les Francs sous le règne de Pépin. Quelques musulmans subsistent peut-être isolés ici et là mais plus aucune place forte n’est alors en leur possession. Il faut attendre la fin du IXe siècle pour voir des corsaires musulmans au service de l’émirat de Cordoue s’établir en Francie occidentalis, à la Garde-Freinet, pour mener des raids aussi bien terrestres que maritimes.
Sources :
SÉNAC, Philippe. Musulmans et Sarrasins dans le sud de la Gaule du VIIIe au XIe siècle. Le sycomore, 1980.
SÉNAC, Philippe. Les Carolingiens et al-Andalus (VIIIe-IXe siècles). Maisonneuve et Larose, 2002.