Laurence de Charette
Ce sont ces « trop » qui les exaspèrent, ces prétendus « trop », dans une réalité pourtant sans cesse rétrécie par les « moins ». Si les économistes peinent à déterminer le bon indicateur pour définir les « classes moyennes», le réel, lui, s’en charge très bien : appartiennent aux « classes moyennes » ceux qui savent pertinemment qu’ils ne bénéficieront d’aucun dispositif, d’aucune aide – ou si peu-, parce qu’ils se situent systématiquement au-dessus, juste au-dessus, des seuils de solidarité, alors, précisément, qu’ils contribuent toujours plus au financement de la générosité publique – «Trop riches pour être pauvres, et trop pau-vres pour être riches », résumait bien Nicolas Sarkozy...
Or la grande foule des ni riches-ni pauvres, jamais « blindés », trop vite « fauchés », cette foule qui subit de plein fouet les crises en cascade, les lubies administratives et l’inflation galopante, va sans cesse croissant, en nourrissant, de pertes matérielles en démissions culturelles, un sentiment toujours plus grand d’abandon et d’injustice : plus des deux tiers des Français se reconnaissent désormais dans la « classe moyenne ». C’est sur cette « classe », qui précisément n’en est pas une, que pèse le délitement des services publics, l’effondrement des hôpitaux et la déréliction de l’école... Or cette « France de l’angle mort », selon l’ex- pression d’Emmanuel Macron, celle qui paie tout au prix fort, c’est la France du travail – celle de la première, deuxième, voire troisième ligne - sans laquelle l’économie ne tournerait pas. Elle a bien du mérite : il en faut pour préférer encore le rituel auto-boulot-dodo à la valse des subventions, quand s’efface le différentiel entre la flemme et l’action, quand s’étiole l’espoir d’un avenir meilleur.
La désespérance des classes moyennes, cette majorité ignorée, victime d’une forme de cas- sure morale, et gardienne malgré elle d’un trésor ostracisé, est loin d’être anodine. Car ce sont elles qui constituent, encore, le ciment léger d’une société victimaire déchirée par le communautarisme, et qui tiennent le fil, si fragile, qui relie la France d’en bas à celle d’en haut, le peuple à ses élites - , mais pour combien de temps ? On ne saurait trop conseiller à cet État Cigale, aujourd’hui bien contraint aux économies, de ne pas leur faire jouer, à sa place, le rôle de la Fourmi...
Source : Le Figaro 20/2/2024