Interrogé dans Le Figaro, Dominique Reynié analyse les législatives :
[…] Ce que les commentaires ont nettement minoré est la forte progression du vote RN, non seulement par rapport aux législatives de 2022 mais aussi par rapport au premier tour du 30 juin 2024. En nombre d’électeurs comme en nombre de députés, le RN est le premier parti de France, ce que les élections européennes avaient établi.
La campagne de l’entre-deux-tours n’a pas eu d’autre objet, pas d’autre projet que de dissuader le vote RN. Tous les regards ont été focalisés sur le parti, observé à la loupe. Simultanément, il a été dit et répété que le Nouveau Front populaire (NFP) n’avait aucune chance de gagner. Finalement convaincus que l’extrême gauche n’avait aucune chance de gagner tandis que l’extrême droite pouvait devenir majoritaire, de nombreux électeurs ont pensé que le barrage allait sanctionner les deux extrêmes, faisant surgir une majorité centrale, forcément centriste.
Mais il demeure problématique de songer qu’entre le premier et le second tour, nous avons assisté à un refoulement forcé de l’expression démocratique. Si la plupart des Français ont le sentiment que la situation n’est pas satisfaisante en matière d’immigration et de sécurité, puisque ce sont les points forts prêtés au RN, il ne faudrait pas que le « barrage républicain » soit le nom donné par tous ceux qui ont échoué à régler ces deux problèmes majeurs pour bloquer l’accès au pouvoir de ceux qui proposent de faire mieux. Il est sans doute plus facile de bloquer l’ascension d’un parti dont le succès est ancré dans l’insatisfaction en matière de sécurité et d’immigration que de régler de tels problèmes, mais autant renoncer alors à la politique démocratique.
Cependant, le « barrage » n’explique qu’une partie de l’échec du RN. Ce parti a été confronté à ses propres erreurs et limites. Son programme n’est pas sérieux, ses candidats ne sont pas prêts ; ils n’ont pas été sélectionnés avec soin, ils n’ont pas été suffisamment formés, au point que de nombreuses invitations à débattre lancées par des médias ont été refusées par des candidats RN incapables de faire face ou craignant de ne pas y parvenir. C’est le prix d’un parti depuis toujours dans l’opposition ; c’est aussi la conséquence de sa sociologie, le RN est plus que jamais le parti des ouvriers et des employés, des moins diplômés, des plus modestes, etc. La dissolution aura eu le mérite de mettre en évidence son impréparation et la nécessaire mue qu’il lui faudra opérer s’il veut l’emporter et gouverner en 2027.
Le Nouveau Front populaire, dont on disait qu’il ne pouvait pas gagner, est arrivé en tête des élections législatives. Que révèle ce résultat ? Comment l’expliquez-vous ?
On ne peut établir un verdict de « victoire » pour personne. Gagner les élections législatives, dans notre République, suppose qu’une force politique, un parti ou une coalition, obtienne au moins 289 députés et, s’il s’agit d’une coalition, qu’elle soit capable de durer. À gauche, aujourd’hui, aucun parti, aucune coalition ne satisfait ces deux critères. On ne peut donc pas dire qu’il y a un vainqueur. C’est le résultat le plus marquant et le plus préoccupant de ce scrutin pourtant décidé pour faire émerger une nouvelle majorité. De ce point de vue, au contraire, la situation est plus dégradée au terme de la dissolution.
En réalité, la gauche a remporté, comme souvent, une victoire médiatique, celle de l’interprétation des résultats, mais électoralement, elle a subi un échec important. Si, au second tour, on additionne les scores des partis du NFP avec ceux de toutes les gauches, on obtient laborieusement 27,28 % des suffrages exprimés… soit 17 % des électeurs inscrits. Les gauches reculent même par rapport aux élections européennes du 9 juin, où ce total de toutes les gauches dépassait 33,7 % des suffrages exprimés. […]
Hélas, il n’y a pas de clarté au terme de cette séquence électorale provoquée par la dissolution. Le débat n’a jamais porté sur les programmes de gouvernement ou sur les défis que le pays doit relever. Le scrutin n’engendre aucune majorité et il ne peut y avoir une nouvelle dissolution avant un an, ce qui veut dire, en pratique que des élections législatives sont impossibles avant l’automne 2025 , si l’on ne veut pas les organiser en juillet-août 2025.
À gauche, le NFP est un artifice électoral. Bricolé dans la hâte, il ne résistera pas. Électoralement plus faible que jamais, la gauche est en miettes tandis que ses idées économiques et sociales sont incompatibles avec la réalité de notre situation. Le centre est exposé à l’érosion programmée du macronisme, tandis que la droite reste tiraillée entre ce centre en déclin et le RN, en pleine ascension. Nos institutions, notre système représentatif et de gouvernement semblent désormais complètement déréglés.
Le pays, dont on dit souvent qu’il est plus à droite que jamais, bascule donc à gauche. Ce décalage va-t-il aggraver la fracture entre les élites et le peuple ? Au-delà de cette dissolution ratée, comment en est-on arrivé là ?
Le pays ne bascule pas à gauche. Depuis dimanche soir, le commentaire fait fausse route. Il s’est égaré en suivant le premier orateur de la soirée, Jean-Luc Mélenchon, occupé à semer le trouble dans les esprits sur l’interprétation du vote. Or, voyez plutôt : le total des suffrages exprimés en faveur des candidats du NFP au terme second tour n’est que de 25,7 % ; si nous ajoutons tous les votes de gauche, nous atteignons laborieusement 27,3 %, soit 17,1 % des électeurs inscrits… Il est impossible d’y voir une victoire. De l’autre côté, le RN et ses alliés réunissent 37 % des suffrages exprimés ; l’ensemble des suffrages de droite représentent 46,6 % des suffrages. Au soir du second tour, les votes de droite dépassent de 20 points les votes des gauches.
C’est dans ces conditions que la politique du « barrage » devient périlleuse et donc problématique. En effet, le RN a remporté ces élections législatives, certes sans parvenir au pouvoir. Mais il atteint des niveaux électoraux sans précédent dans son histoire. Le nombre de députés RN à l’Assemblée nationale va encore augmenter fortement (+ 58 %) après avoir été multiplié par 12 ou 13 entre juin 2017 et juin 2022. Le RN représente désormais près de 80 % des votes de droite. Autant dire que le RN, c’est la droite. Mais alors, le « barrage républicain » devient un « barrage » contre la droite, un barrage orchestré par une gauche qui n’a jamais été aussi faible sous la Ve République.
Enfin, compte tenu de la sociologie du vote RN et compte tenu du nombre croissant de ses électeurs, le « barrage républicain » est non seulement en train de fabriquer une équivalence entre le RN et la droite, mais aussi entre le RN et le « peuple », le RN et le monde du travail ; puis entre le RN et les élites, le « barrage républicain » mobilisant plus fortement une France plus favorisée, plus instruite, mieux connectée ; pour finalement aboutir à l’ultime retournement d’une équivalence entre le RN et la démocratie.
La situation politique française est-elle spécifique ou s’inscrit-elle dans un processus de décomposition/recomposition qui touche toutes les démocraties occidentales ?
Ce que l’on peut observer et documenter à l’échelle de l’Union européenne est un phénomène de droitisation accompagné d’une poussée des droites populistes. Au terme des élections européennes des 6-9 juin 2024, pour la première fois dans l’histoire du Parlement européen, le nombre des élus de droite, toutes droites confondues, et sans compter les élus du centre (Renew) , représente 52 % des eurodéputés. Le chiffre était de 45 % en 2019. De même, si l’on considère, par hypothèse, que tous les élus populistes de droite appartiennent à un même groupe, ils formeraient alors un groupe proche des 200 élus, soit un poids équivalent au PPE, le groupe de la droite modérée.
On notera que les trois groupes nécessaires depuis 2019 pour former une majorité au Parlement européen, associant la droite modérée (PPE), les sociaux-démocrates (S&D) et les centristes (Renew), tentent en ce moment même de contenir le nouveau glissement à droite provoqué par les dernières élections européennes. Il n’est pas certain que le PPE y résiste longtemps. […]