Ce matin, l’universitaire Gilles Kepel, spécialiste du monde arabo-musulman, était l’invité du Grand Rendez-vous CNews-Europe 1-Les Échos. Interrogé par Pierre de Vilno, Mathieu Bock-Côté et Nicolas Barré, il s’est livré à une analyse très intéressante des enjeux et circonstances de l’élimination du chef Hezbollah, Hassan Nasrallah, dans le cadre de l’actuelle offensive aérienne menée par Israël au Liban contre cette organisation terroriste politico-militaire cornaquée depuis Téhéran par le pouvoir iranien.
Nous en avons retenu les extraits suivants :
« (…) Du point de vue militaire, Netanyahu, en ce moment, est en train de remporter un succès. Alors, je ne sais pas ce qui va se passer ultérieurement, (…) c’est un succès militaire qui, d’une certaine manière, efface ou lave, si je puis dire, l’échec du 7 octobre, l’échec du renseignement militaire et l’échec personnel de Netanyahu qui ne voulait pas croire que Sinwar (le nouveau chef du Hamas, NDLR) allait attaquer ; Sinwar qu’il avait fait libérer après vingt-deux ans de prison, pensant, un peu comme le Kaiser envoyant Lénine en Russie en train blindé lors de la Première Guerre mondiale, que ça ferait péter le système tsariste (effectivement, ça l’a fait péter et ensuite, il y a eu la révolution bolchevique) et donc, il s’est un peu pris à ce piège-là. Mais, aujourd’hui, (…) il y a bien sûr un ciblage – (…) quelque chose qui restera dans les annales de la guerre moderne, depuis les explosions des pagers qui ont détruit tous les cadres moyens militaires du Hezbollah (…) - et qui, du coup, n’étaient pas là quand l’offensive a eu lieu pour répliquer -, jusqu’à ces frappes ultra ciblées qui ont abouti (…) jusqu’à la liquidation de Nasrallah lui-même, ce qui pose d’énormes questions sur lesquelles je vous donnerai mes hypothèses qui sont à vérifier.
Tout ça a eu pour conséquence que, bien sûr, il y a la destruction militaire de l’appareil du Hezbollah – ce qui est très important en terme géopolitique, ce qui a affaibli considérablement l’Iran dont c’était le fer de lance (…) – Mais, également, vous avez des dommages collatéraux, comme on appelle ça (c’est horrible, cette expression) qui font que tous les civils fuient, que les gens qui n’étaient pas nécessairement du Hezbollah se font bombarder. Donc, si vous voulez, on est dans une logique de guerre, avec toutes ses dimensions.
(…) Nasrallah faisait l’objet d’une dévotion extraordinaire de ses adeptes. Certains disent : « Bon, mais Israël avait déjà tué le chef précédent du Hezbollah, Abbas Moussaoui (il y a trente-deux ans), et ça n’avait rien changé ». Nasrallah, quand même, a construit ; si vous voulez, c’est la principale figure mystico-politique du chiisme militant contemporain. A tel point qu’il y a même des gens qui ont cru, dans les quartiers populaires de Beyrouth, des chiites, qu’en fait, il n’était pas mort, qu’il s’était occulté, tel le Messie, tel le Mahdi, et qu’il allait revenir pour remplir la terre de lumière et de justice et effacer les ténèbres. Il y a cette croyance messianique qui est très présente dans le chiisme.
(…) Aujourd’hui, ça ne va pas du tout bien dans la République islamique. L’assassinat ou la mort accidentelle (c’est selon) de l’ancien président dans un accident d’hélicoptère, le fait que Haniyeh, le patron du Hamas qui a été tué dans une résidence ultra sécurisée des Gardiens de la Révolution, les circonstances de la mort de Nasrallah (…), tout ça, ça fait une consécution de faits qui est extrêmement curieuse et qui me laisse penser que la République islamique est un peu dans une situation comme celle de la Russie avant la chute de l’URSS.
(…) Il me semble que l’Iran, par-delà la dimension du chiisme politique exacerbé, il y a dessous une identité persane extrêmement forte et que, si une partie (y compris dans l’establishment militaro-politique iranien, au sommet) des responsables estiment que la politique des mollahs les amène dans le mur et que, en conséquence, l’Iran va s’effondrer et va être dépecé par ses ennemis, ils seront prêts à jeter les mollahs (…)
Mon hypothèse, c’est que Sinwar les a pris par surprise. Sinwar est le dirigeant du Hamas, un parti sunnite qui n’a pas la même allégeance absolue que Nasrallah, dirigeant d’un parti chiite, au Guide de la Révolution ; et lui, il avait son propre agenda : on va profiter des illusions de Netanyahu, de l’effet de surprise du 7 octobre, etc., pour infliger des dommages à Israël, qui d’ailleurs ont probablement largement dépassé ce que lui-même pensait. Il ne savait pas qu’il y avait la fête de Nova, il a tué un nombre de personnes incroyable, près de 1 200, beaucoup d’otages, pensant qu’il pourrait s’en servir comme arme pour faire chanter les Israéliens, mais le paradigme a été complètement bouleversé. Il y a eu tellement de morts que à ce moment-là, Israël a été, d’une certaine manière, désinhibé dans sa politique habituelle qui est celle de la riposte disproportionnée ; et de ce fait, les Iraniens et le Hezbollah ont été entraînés dans l’engrenage alors qu’ils n’étaient pas en ordre de bataille. Leur stratégie, c’étaient des coups gradués pour finir par grignoter et user Israël ; et là, ils ont été pris, à cause de Sinwar, dans un engrenage qui a fait qu’ils n’ont pas pu, finalement, faire la surenchère militaire ; et il me semble que la mort de Nasrallah – sur laquelle j’ai quelques hypothèses à formuler -, c’est quelque chose qui est une catastrophe. (…) Je pense que ça ne suffit pas d’avoir la connaissance de l’intelligence artificielle, d’avoir récolté toutes les données du monde. Nasrallah était introuvable. Tout d’un coup, il a été trouvé. Il a été installé dans un immeuble de la (…) banlieue, là où étaient aussi d’autres personnes. Ça me semble très difficile à comprendre si une partie de l’establishment, disons du renseignement iranien n’a pas été disons sinon complice, du moins n’a pas laissé faire. (…) Je pense que les trois morts consécutives, celle d’Ebrahim Raïssi (l’ancien président de l’Iran mort en mai 2024, NDLR), celle de Haniyeh au sein du grand centre des Pasdarans ultra sécurisé et celle de Nasrallah, tout cela me semble aller dans le même sens, à savoir qu’il y a une partie de l’establishment iranien aujourd’hui qui a envie d’influer de manière différente la politique de la République islamique.
(…) La mort de Nasrallah, c’est quelque chose d’énorme parce que, à quoi servait le parti de Dieu, le Hezbollah (…), ça servait de force de dissuasion pour protéger l’Iran. Si les Américains avaient voulu tirer sur les sites nucléaires de Natanz, en Iran, le Hezbollah allait tirer préventivement des missiles sur Israël, à une époque où, en Israël, quand il y avait dix morts israéliens, c’était une catastrophe nationale. (…) Le 7 octobre, il y en a eu 1 200 et les critères ont complètement changé, ce qui fait qu’il y a eu en contrepartie, en rétorsion, alors c’est monstrueux, il y a eu au moins 40 000 morts à Gaza, deux millions de déplacés, 100 000 blessés, donc on a complètement changé de dimension et le Hezbollah n’a pas été capable (…) d’assurer à ce moment-là. Et aujourd’hui, avec la liquidation militaire d’une grande partie de la force offensive du Hezbollah, l’Iran se retrouve en première ligne. Il n’est plus protégé par le Hezbollah qui était à la fois un glaive et un bouclier (…) et donc, ça change complètement la donne. L’Iran est très exposé et les dirigeant iraniens aujourd’hui, ou une partie d’entre eux, n’ont pas envie de se retrouver en première ligne parce qu’ils sont extrêmement fragilisés. (…) Casser le Hezbollah, ça évite de taper sur l’Iran (…) ».
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