Quelle est la signification des phénomènes météorologiques ? La période médiévale ne rompt pas avec la conception antique dominante d’un univers à la fois organisé et signifiant. La conception matérialiste et rationaliste d’un Démocrite (+ vers 370 av. J.-C.) reste en réalité marginale jusqu’au XVIIIe siècle : l’univers antique et médiéval n’est pas le résultat d’un simple jeu d’atomes, mais une totalité où se manifestent et s’affrontent acteurs et intentions. Les guerres n’ont pas plus d’effets sur le genre humain que les catastrophes apparemment naturelles, les affrontements seigneuriaux que les épidémies, les famines et les intempéries. Si le souverain décide de la guerre, n’est-il pas mû par ses passions ? Le vice peut être désiré, attisé par une force tierce et maligne. La témérité même peut être tolérée par Dieu pour le triomphe des gentils et l’accomplissement des saints, suivant la doctrine de saint Augustin (+ 430). Sous l’aiguillon du christianisme, l’Europe médiévale tend à rationaliser son expérience de la nature, des aspirations humaines aux manifestations météorologiques. La croyance en un Dieu unique et créateur du monde traverse les communautés. Une élite cléricale examine en son nom les mentalités communes tout en leur imposant une interprétation nouvelle.
L’ouvrage de Jean-Pierre Devroey explore l’histoire des mentalités par de solides exemples. 13 avril 1360 : l’armée du roi Édouard III d’Angleterre, qui fait route vers Chartres, est décimée par un orage « redoutable surtout par la grosseur des grêlons » qui s’abat sur les chevaux et les hommes d’armes. Jean Froissart, dont les Chroniques confèrent aux évènements de la Guerre de Cent Ans une unité, peut l’évoquer comme un « grand miracle » brisant le courage du souverain anglais. Il ne s’agit vraisemblablement pas d’une réécriture à fin de propagande. Les conseillers entourant Édouard III peuvent conclure qu’il s’agit « d’interpréter correctement » les phénomènes célestes. La violence de l’orage ? Il s’agit d’une « verge de Dieu envoyée pour l’exemple » indiquant aux souverains que le temps est venu de conclure un accord de paix.
Froissart témoigne ici de la permanence d’une mentalité. Songeons à Hérodote, qui rapporte déjà que les Lydiens et les Mèdes cessèrent le combat « quand ils virent que le jour s’était transformé en nuit », convaincus que les dieux exigeaient d’eux la fin de l’affrontement (bataille dite de l’Éclipse en 585 av. J.-C.). Encore l’astronome Thalès en aurait-il prévenu les Grecs, tandis que la Bible fournit à l’élite cultivée médiévale les clefs de son interprétation. Deux types d’élite, deux modalités de compréhension d’un monde à la fois rationnel et symbolique se distinguent sans, pour autant, résumer la dynamique de la civilisation occidentale. La confrontation de l’élite intellectuelle – soucieuse de la norme – et des masses paysannes s’avère peut-être plus décisive. L’aspiration à la « christianisation » des populations (suivant l’expression forgée par Tertullien [+ 240 ap. J.-C.]) ne fit que révéler un clivage profond et durable. Il ne s’agit plus de tolérer dans l’indifférence ou le mépris une masse servile, en se contentant de réprimer les troubles à l’ordre public. Il s’agit désormais d’évaluer, de contrôler, finalement de transformer la population.
Que faire face aux exigences élitaires ? Le « proposé, le prescrit, le toléré et le proscrit » constituent autant d’éléments de négociation entre le monde paysan et les tenants de la norme. Acceptant volontairement, s’accommodant, réinterprétant ou refusant les pratiques et croyances impulsées, les communautés paysannes s’assurent de leur manière singulière d’habiter le monde (Descola, Ingold, Lussault, Être au monde. Quelle expérience commune ?, 2014). L’ouvrage de Jean-Pierre Devroey participe ainsi à écrire un chapitre de l’histoire des communautés populaires du continent. Admettons à sa suite qu’il « faut refuser l’idée reçue selon laquelle les superstitions paysannes qui survivent jusqu’à l’époque contemporaine seraient forcément les vestiges d’anciennes pratiques ancestrales ». En d’autres termes : le monde rural n’est pas un simple conservatoire, la manifestation pérenne d’une « culture sui generis ». On ne trouverait pas nécessairement en lui plus de « croyances universelles et primitives » qu’en d’autres espaces et milieux. L’historien Alain Dierkens avait pu, quant à lui, souligner que le « christianisme ne s’est pas implanté en une fois. Il s’est heurté à des résistances, actives et (surtout) passives, dont on ne peut sous-évaluer la force ». Et, depuis longtemps, Jean Delumeau avait diffusé la thèse voulant que « la christianisation réelle des campagnes de l’Occident ne soit pas antérieure au XVIe siècle, au XVIIIe ou au XIXe siècle ».
Il est d’autant plus dommage que Jean-Pierre Devroey ne discute pas davantage la signification sociale et anthropologique de ses découvertes, se maintenant à équidistance des diverses écoles pour se livrer plus librement à un inventaire raisonné. La mentalité et les pratiques d’un paysan européen dépendent-elles d’un certain mode de production ? ou de conceptions devenues autonomes ? Sont-elles analogues à celles d’un laboureur d’un autre continent, confronté aux mêmes conditions matérielles et à la pression des éléments ? Rappelons qu’Émile Durkheim soutenait quant à lui la possibilité pour les faits sociaux de perdurer par la « force de l’habitude » après la disparition de leur fonction sociale objective (Règles de la méthode sociologique, 1895).
Jean-Pierre Devroey passionne cependant lorsqu’il présente et commente les sources mises à jour : évêque de Lyon (où il fut honoré sous le nom de saint Agobo ou Aguebaud – et pas au-delà), Agobard (+ 840) consacre un traité à l’origine des phénomènes météorologiques (De grandine et tonitruis [Sur la grêle et le tonnerre]). Son objet précis ? Démontrer que si « presque tous les hommes, nobles et non nobles, urbains et rustiques, vieux et jeunes, pensent que la grêle et le tonnerre peuvent être provoqués par la volonté des hommes », nul ne possède un tel pouvoir sur la nature. De fait, les Écritures chrétiennes ne montrent ou n’annoncent rien de tel. La foi chrétienne permet et légitime une paradoxale entreprise de rationalisation. Au nom de la foi, il faut expliciter la gravité des actes et pensées « de celui qui attribue à un être humain ce qui est l’œuvre de Dieu. » Peut-on honnêtement et rationnellement accuser quelques individus d’être « tombés du ciel de vaisseaux voguant sur les nuages pour s’emparer des récoltes détruites par les intempéries et les transporter ensuite vers un pays nommé Magonia » ? Le clergé catholique parvient ici à éviter le lynchage – précisément, la lapidation – des individus capturés. Les « tempestaires », prétendument dotés de pouvoirs (supérieurs ? magiques ? démoniaques ?), assureront la postérité du Traité d’Agobard : au milieu du XVIIe siècle, Cyrano de Bergerac en use pour moquer la crédulité. Les occultistes s’en saisissent au XIXe siècle, fascinés par la mention des démons de l’air (les « sylphes »).
Annonçant les efforts modernes de mise en forme du peuple, l’époque médiévale voit s’affirmer une « pédagogie pour éduquer les élites et discipliner la population ». Figure majeure du cercle des intellectuels auprès de Charlemagne, Alcuin (+ 804) expose déjà une série de problèmes de mathématiques et de logique « destinés à aiguiser l’esprit des jeunes gens ». La thèse de l’omnipotence de Dieu – combinée, plus ou moins heureusement, avec la thèse du libre arbitre de l’homme – implique de déceler les supercheries et d’établir une image stable et commune de la réalité. Le pécheur public persévérant dans ses fautes ou ses tromperies se trouve logiquement différencié du sot issu du peuple, incapable de s’élever à la dignité de l’individu rationnel. Le clerc Amolon (+ 852) récuse ainsi le recours aux démons censés légitimer, justifier, finalement excuser des comportements excentriques, déviants ou délictuels. Les convulsionnaires de Dijon ? Ils « faisaient semblant d’être contrariés par des démons […] Une fois disciplinés par des coups et des coups violents, [ils] avouaient immédiatement leur pitoyable illusion et exposaient publiquement l’état de besoin et la pauvreté et la raison desquelles ils avaient montré ces choses ». Il ne s’agit pas tant de reconnaître puis combattre une série de rapports distincts au monde, mais de dénier finalement toute signification aux mentalités qui semblent dominer dans les campagnes (concrètement, au sein de la grande masse de la population). Celles-ci ne sont pas le lieu par excellence de manifestation de forces obscures – contre-chrétiennes – comme s’il s’agissait du revers d’une pièce. Elles sont le lieu de l’irrationnel ; de l’absurde. S’il doit advenir, l’espace commun sera non seulement dominé mais défini par une élite intellectuelle, dépositaire du monopole de la rationalité (certes suivant le paradigme chrétien : fécondée par les Écritures dont elle est l’auxiliaire).
Les sociétés médiévales demeurent cependant des « sociétés partielles ». Les communautés villageoises s’avèrent rétives à la tentative cléricale (et urbaine) d’imposer une hégémonie culturelle. La « petite tradition » locale cohabite avec la « grande tradition » à prétention globale, alors que la christianisation relève en pratique du « refus de la culture folklorique par la culture ecclésiastique » (Jacques Le Goff). Est-ce à dire que le conflit des visions du monde est en l’espèce réductible à une série de conflits sociaux ? Jean-Pierre Devroey conclut que la « question des croyances s’inscrivait au Moyen Âge, comme la question sociale, dans un champ mouvant de luttes et de tensions avec les élites qui visent à contrôler et à dominer la société rurale. » La masse populaire restera longtemps maîtresse sur son propre terrain d’interpréter les pratiques prescrites par l’élite cléricale.
On peut bien sûr être sensible aux actions débouchant sur l’expérience de la communauté, au sens fort du terme. Face aux menaces – grêle dévastatrice objective et démons de l’air supposé –, le collectif villageois peut certes organiser des processions, planter des croix en quelque endroit signifiant et demander à ses prêtres de multiplier les oraisons pour la pluie ou pour la sérénité du temps avant de procéder à un exorcisme contre les forces aériennes du mal. Nous ne pouvons assurément qu’aspirer à « l’idée d’un vivre et d’un sentir communautaire » et à la constitution d’une « communauté existentielle ». Encore la méfiance persistante de l’Église à l’égard de ceux qui érigent des calvaires sans régler leur vie sur les commandements chrétiens témoigne-t-elle de plus que d’une insatisfaction cléricale permanente. Elle fait signe vers l’incapacité des sociétés médiévales et du début de l’ère moderne à s’unifier sans contrainte ni violence par le haut, grâce à la diffusion et l’intériorisation des conceptions élitaires. La répression de la magie puis la mal-connue « chasse aux sorcières », apparaissent ensuite comme des étapes indispensables à la formation de l’individu et de l’État moderne.
Où peut alors aller notre sympathie ? Il semble téméraire de prendre le seul parti de ceux de nos ancêtres qui, à l’instar des agriculteurs du Quercy à la suite de mauvaises récoltes, « fouettaient les statues des saints pour avoir échoué à protéger les fruits de leur labeur de la grêle et de la gelée » ; ou encore de ces agriculteurs en pays protestant qui utilisaient « le texte imprimé des sermons de pasteurs réputés sur la nature […] comme amulette paragrêle ».
On reste évidemment fasciné par la diversité enracinée qui fut celle de nos sociétés. Force est cependant de constater qu’elle a largement disparu avec ses charmes et aspérités, alors que le modèle rationalisateur et unitaire propre à la Modernité semble se décomposer. Il serait d’autant plus naïf d’espérer le salut de la seule spontanéité populaire ou de l’affirmation de nouvelles tribus (Michel Maffesoli) privilégiant les sentiments et les micro-récits à l’effort de mise en forme culturelle et politique de la réalité. Plus que jamais, nous devrions considérer la valeur de la sentence – de l’axiome – voulant qu’il soit possible de « faire la pluie et le beau temps ».
Benjamin Demeslay 21/11/2024
Jean-Pierre Devroey, De la grêle et du tonnerre. Histoire médiévale des imaginaires paysans, Paris, Seuil, 2024, 448 p.
Jean-Pierre Devroey (professeur émérite de l’Université libre de Belgique et membre de l’Académie royale) est connu pour ses travaux sur l’économie rurale au Moyen Âge. Auteur d’une « éco-histoire du système social carolingien » questionnant les rapports entre pouvoir politique, territoires exploitables et forces de la Nature (La Nature et le roi. Environnement, pouvoir et société à l’âge de Charlemagne, 2019), l’historien tente d’établir une Histoire des imaginaires paysans à l’ère des « tempestaires », des « escamoteurs » et des « sorcières » réputés capables d’influer sur les phénomènes météorologiques. Il révèle ainsi que la question climatique fut plus d’une fois objet de conflits sociaux.
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