Cette stratégie n’est pas nouvelle. L’histoire militaire nous en offre un précédent. En 1940, la Luftwaffe pilonnait les aérodromes de la RAF et menaçait d’anéantir la défense britannique. Londres répliqua en envoyant quelques escadrilles bombarder Berlin. Humilié, Hitler détourna son aviation des bases militaires pour se venger sur les villes anglaises. L’Allemagne y perdit l’initiative, et la RAF, sauvée in extremis, put reprendre son souffle. Aujourd’hui, les Russes semblent vouloir provoquer un réflexe comparable: pousser Kyiv à s’égarer dans des frappes de prestige contre Moscou, au lieu de poursuivre la campagne ciblée qui mine réellement la machine de guerre russe.
Car l’Ukraine s’est lancée depuis plusieurs mois dans un matraquage méthodique des infrastructures pétrolières de son adversaire. Dix-sept à vingt pour cent de la capacité de raffinage russe est déjà hors service. Riazan, Volgograd, Syzran, jusqu’au port stratégique d’Oust-Louga sur la Baltique, ont vu leur production réduite ou stoppée. Le résultat est visible: stations-service à sec, rationnements décrétés, prix de l’essence en flèche, et, surtout, détournement des flux d’exportation. Cela signifie que le pétrole brut et les produits raffinés ne peuvent plus transiter par leurs terminaux habituels, modernes, connectés aux pipelines principaux, et doivent être acheminés vers des ports secondaires, plus éloignés, disposant d’installations plus limitées. Chaque baril coûte dès lors plus cher à transporter, chaque cargaison prend davantage de temps, chaque rotation navale devient plus complexe. Cette désorganisation logistique touche directement la capacité russe à maintenir son effort de guerre et à tirer profit de ses exportations énergétiques.
Ces frappes rappellent, par contraste, les campagnes aériennes de la Seconde Guerre mondiale. Les bombardiers alliés, sous l’impulsion de sir Arthur « Bomber » Harris, ne visaient pas les usines, incapables de les viser avec précision, mais les quartiers d’habitation des civils plus faciles à atteindre. L’idée était de transformer les villes en brasiers, de provoquer des tempêtes de feu, d’anéantir le moral d’une nation. Harris l’avait formulé sans ambages: ce n’était pas l’armée ennemie mais la volonté du peuple allemand qu’il fallait briser. Dresde, Hambourg, Berlin devinrent les symboles de cette stratégie de « terror bombing », assumée comme telle par ses concepteurs.
L’efficacité de cette campagne fut d’ailleurs très relative. Les bombardements stratégiques n’eurent d’effet tangible sur l’économie allemande qu’à partir de 1944, et cela au prix colossal de 40 % du budget militaire britannique. Des ressources immenses furent englouties dans cette entreprise, dont l’efficacité reste discutée. Les Allemands, comme les Soviétiques d’ailleurs, avaient choisi de ne pas développer d’aviation de bombardement stratégique, jugée trop coûteuse en hommes et en moyens. L’Ukraine, sans disposer d’une flotte équivalente, parvient avec ses drones à infliger des dommages précis qui, à moindre frais, égalent parfois ceux des bombardiers quadrimoteurs alliés.
En parallèle, un élément tempère l’effet de la guerre aérienne menée par les Russes: comme le Vietnam du Nord en son temps, l’Ukraine bénéficie d’un approvisionnement étranger constant, en armes comme en énergie. C’est cet afflux qui réduit considérablement l’impact des frappes russes sur sa société. On se souvient que, durant la guerre du Vietnam, les bombardements américains perdaient beaucoup de leur efficacité car l’URSS et la Chine alimentaient continuellement Hanoï en matériel et en carburant. Ce n’est qu’en 1972, lorsque Nixon décida de miner les ports du Nord-Vietnam pour interrompre cet approvisionnement vital, que l’effet stratégique des bombardements commença à se faire sentir. Ce parallèle invite à la prudence: la guerre aérienne n’est efficace que si elle coupe réellement l’ennemi de ses sources extérieures de survie.
L’armée russe, quoique nombreuse et mieux équipée, n’a pas su traduire son avantage en percée décisive. Les Ukrainiens, malgré leur infériorité manifeste, résistent avec opiniâtreté et transforment chaque missile, chaque drone, en levier stratégique. Leurs frappes, modestes par le nombre mais redoutables par leurs effets, révèlent une maturité rarement atteinte par une nation en guerre: comprendre que l’économie et la logistique sont les véritables champs de bataille du XXIe siècle.
Il reste pourtant une vérité plus amère. Cette guerre est une monstruosité, une hécatombe qui consume des peuples européens voués par l’histoire et la géographie à partager le même destin continental. La saignée des jeunes générations, la destruction méthodique des villes, la transformation du cœur de l’Europe en champ de ruines, tout cela rappelle que l’Europe se suicide encore une fois sous les applaudissements de ceux qui n’y vivent pas. Carl Schmitt l’avait pressenti: tant que les Européens se laisseront définir par leurs guerres intestines, ils demeureront objets de la politique mondiale et non sujets. Ernst Jünger, lui, voyait dans la technique une force ambiguë, capable de sauver ou de détruire selon qu’elle est mise au service d’un ordre supérieur ou d’une folie collective.
À ces réflexions, il faut ajouter Karl Haushofer, le géopoliticien allemand, pour qui la destinée de l’Europe ne pouvait se concevoir qu’à l’échelle du continent eurasiatique. Haushofer avait compris, bien avant d’autres, que la Russie était un partenaire naturel de l’Allemagne et, plus largement, de l’Europe. Moeller van den Bruck, dans son Troisième Reich, allait plus loin encore en voyant dans la Russie une « Allemagne d’Orient », une sœur spirituelle promise à une symbiose continentale. Ces songes, démentis depuis par les faits, séduisent encore certains esprits en quête d’unité européenne.
Ces visions occidentales de la Russie, idéalisées, oublient souvent la réalité profonde d’un pays continental, asiatique autant qu’européen, imprégné de traditions et de logiques étrangères à l’Occident. C’est là qu’intervient la pensée d’Alexandre Douguine, héritier paradoxal de cette tradition eurasienne: il ne rêve pas d’une Europe réconciliée avec Moscou, mais d’une Russie séparée, dominante, pivot d’un autre monde. Là où les Allemands classiques cherchaient l’alliance continentale, Douguine prône la divergence radicale, la construction d’un ordre où l’Europe occidentale, déchue et soumise, n’aurait plus voix au chapitre.
Cette divergence de visions souligne l’urgence d’une paix solide. Car si l’Europe continue à ignorer la réalité russe, elle risque d’être prise au piège de ses propres chimères. Trouver le chemin d’un dialogue stratégique avec Moscou, notre grand voisin continental, ne signifie pas s’aveugler sur sa différence, mais l’assumer. Faute de quoi, ce siècle ne sera pour l’Europe qu’un long déclin ponctué de convulsions fratricides.
Balbino Katz, chroniqueur des vents et des marées
Photo : breizh-info.com
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