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Jared Taylor et Nick Fuentes, deux Amériques qui se battent à fleurets mouchetés

America First" The Case Against Twitter feat. Jared Taylor (Épisode  télévisé 2018) - IMDb

Balbino Katzchroniqueur des vents et des marées

Il y a des soirs où la politique mondiale s’invite sur la table de la cuisine où je prépare une hampe que le boucher m’a vendue sans la parer, un régal que seuls les Argentins apprécient. À Léchiagat, j’ai remplacé depuis longtemps la radio avc les fréquences maritimes par un écran posé près de l’évier. Là où mon oncle marin écoutait autrefois les bulletins météo de l’Atlantique nord et les bavardages entre les bâteaux de pêche, je laisse défiler les monologues d’un jeune Américain à la mèche sombre qui répond à ses abonnés comme on bavarderait au comptoir d’un fast food, Nick Fuentes.

Sous le hoodie de Nick Fuentes, c’est une autre Amérique qui gesticule, celle des fils de la classe moyenne blanche qui ont remplacé les clubs de débat par les live streams, les tracts par des mèmes et les livres brochés par des flux ininterrompus de paroles. Il parle vite, plaisante, invective, lance sur un ton désinvolte des affirmations qui feraient rougir plus d’un éditorialiste parisien, tout en gardant ce sourire de garçon de chœur qui jure qu’il ne veut au fond que le bien de son pays.

Un de ses auditeurs lui a demandé l’autre soir ce qu’il pensait de Jared Taylor et de la dernière conférence de son association American Renaissance, organisée dans un parc national, quelque part dans le Tennessee, non loin de Nashville. Je m’attendais à une révérence, j’ai entendu une imitation. Fuentes a pris une voix plus grave, a grossi les traits, a caricaturé la diction posée de Taylor, a exagéré sa manière de peser les mots lorsqu’il parle de races, de QI, de séparation. Le ton restait amical, presque affectueux, pourtant la distance se marquait, celle qui sépare deux générations d’une même famille de pensée.

Car ces deux hommes appartiennent à la même galaxie idéologique, mais ils n’occupent pas la même orbite. Jared Taylor est le gentleman sudiste, formé dans les bonnes écoles, parlant un anglais lisse, presque victorien un japonais prfait et un excellent français, qui veut habiller le racialisme de la dignité du club et de la bibliothèque. Nick Fuentes est l’enfant de l’ère numérique, ironique, catholique revendiqué, plus ouvertement antisémite, qui joue avec le scandale comme d’autres jouent avec les effets sonores. Les tensions entre eux sont anciennes, nourries surtout par la "question juive". Taylor, fidèle à une ligne qu’il veut stratégique, refuse de faire des Juifs les boucs émissaires centraux de la décadence américaine. Fuentes, lui, a bâti sa réputation en transgressant précisément ce tabou.

Curieux de savoir ce qui se cachait derrière cette taquinerie, j’ai quitté la cuisine, pour ainsi dire, pour me rendre à la source. Direction le site d’American Renaissance (signalé en vain comme dangereux et à éviter par le moteur de recherches) et le texte de l’intervention prononcée par Jared Taylor à sa conférence de novembre 2025. Rien de l’exubérance vocale de Fuentes, ici. Un discours écrit, charpenté, didactique, avec ce mélange d’ironie froide et de sérieux moral que les Américains savent encore manier lorsqu’ils parlent à ce qu’ils imaginent être la conscience de leur peuple.

Taylor commence par s’en prendre à ce qu’il appelle « l’expérience américaine » et à l’« exceptionnalisme » dont les élites de Washington aiment se bercer. Il raille l’idée que les États-Unis auraient suspendu les lois de la nature humaine et découvert la formule magique d’un pays où toutes les races vivraient ensemble dans une harmonie perpétuelle. Il compare l’Amérique à la France, cette France qui, depuis la fin du XVIIIe siècle, a enchaîné empires, monarchies, républiques, comme un laboratoire politique en surchauffe. L’Argentin que je suis ne peut s’empêcher de sourire, nos propres régimes ont souvent tenu moins longtemps qu’un hiver patagon.

Vient ensuite un long développement sur ce que Taylor considère comme l’échec du « projet multiculturel ». Hypocrisie des élites qui prêchent la diversité sans en subir les effets, écoles où les enfants blancs ne sont plus que des îlots linguistiques au milieu d’une marée de langues étrangères, quartiers où ceux qui chantent les vertus du vivre ensemble ne mettent jamais les pieds. Les traits sont forcés, le tableau volontiers caricatural, pourtant tout Européen ayant traversé certains quartiers de Londres, de Bruxelles ou de Seine-Saint-Denis reconnaîtra des accents familiers dans cette dénonciation du double discours.

Taylor en arrive alors à ce qu’il considère comme le tournant, l’élection de Donald Trump en novembre 2024, son retour au pouvoir après le mandat Biden. Il détaille, avec une précision presque comptable, ce qui, à ses yeux, constitue une rupture. Fermeture réelle de la frontière sud, effondrement du nombre de clandestins libérés dans le pays, diminution de la population née à l’étranger, restriction drastique du droit d’asile, mise à l’écart des organisations militantes qui dictaient depuis des décennies la politique « antiraciste » des agences fédérales, renversement, par décrets, de l’édifice DEI, ce système de préférences raciales et sexuelles que l’administration avait peu à peu étendu à tous les secteurs.

À lire cette litanie, on a l’impression que Taylor coche consciencieusement toutes les cases du programme rêvé par un électorat blanc inquiet, voire obsédé, par la démographie. Il le fait d’ailleurs sans euphorisme, en reconnaissant que ces mesures demeurent fragiles, toutes ou presque dépendantes d’ordres exécutifs que le prochain président démocrate pourra annuler d’un trait de plume. C’est ici que l’auteur bascule du constat vers la prophétie. Il imagine 2028, la probable victoire d’un nouveau candidat progressiste, la reprise de l’immigration, la criminalisation accrue de toute organisation blanche, la marginalisation accélérée de ceux qu’il appelle les « vrais Américains », c’est à dire ceux de souche européenne.

L’issue qu’il propose ne relève plus de la politique ordinaire, mais d’une sorte d’utopie sécessionniste. Taylor ne croit plus possible de « reconquérir » les États-Unis entiers. Il juge irréversible la transformation démographique du pays et ne croit pas réaliste d’expulser des millions de non Blancs, même au nom d’une antériorité historique des pionniers européens. Il envisage donc un autre scénario, que l’on pourrait résumer ainsi, sauver des morceaux d’Amérique plutôt que tout le continent, encourager la formation d’enclaves, de comtés, de villes, voire de petits États où une majorité blanche cohérente, organisée, assurerait une sorte d’autonomie de fait, une souveraineté rampante, à l’abri d’une législation fédérale hostile.

Dans une bouche européenne, ce projet évoquerait les rêveries des séparatistes de salon que moquait déjà Oswald Spengler lorsqu’il rappelait qu’aucune carte ne se trace sans sang. Taylor, lui, s’efforce de présenter cette perspective comme un processus pacifique, presque administratif, une migration intérieure de Blancs racialisés vers des zones rurales ou des petites villes conservatrices, notamment dans le Sud et le Midwest. Il parie sur la lassitude de l’État fédéral, qui selon lui ne trouverait ni les moyens ni la légitimité pour briser des enclaves qui n’auraient violé aucune loi, puisque leur simple existence reposerait sur la liberté de mouvement et d’association.

Écouté depuis une cuisine bretonne, ce projet a quelque chose d’irréel, de presque pastoral une sorte de sionisme pour Européens. On imagine ces familles blanches quittant les métropoles tentaculaires pour aller repeupler un comté du Tennessee, comme d’autres quittent la région parisienne pour s’installer dans le Kreiz Breizh, et l’on mesure à quel point la question raciale, aux États-Unis, a progressivement remplacé la question sociale. Là où nos campagnes se vident parce que les emplois disparaissent, les siennes se rempliraient, dans la vision de Taylor, parce que l’obsession identitaire prendrait le pas sur tous les autres critères de choix.

La fin de son discours prend, comme souvent chez les Anglo Saxons, un ton quasi homilétique. Il en appelle à l’honneur, mot qui sonne aujourd’hui presque archaïque dans la langue française, rappelle que les ancêtres des Américains blancs ont tenu Marathon, Tours, Vienne ou Blood River, exhorte ses auditeurs à se hausser à la hauteur de ce patrimoine héroïque. L’ennemi n’est plus ici un autre peuple, c’est la fatigue, la honte inculquée, la résignation. La fonction du chef, dit il en substance, n’est pas seulement d’avoir raison, c’est d’incarner un type humain que d’autres voudront imiter.

C’est précisément sur ce point que l’écart entre Jared Taylor et Nick Fuentes réapparaît. Taylor croit encore à la force du style, de la tenue, de l’exemplarité personnelle, comme si l’on pouvait arracher des milliardaires conservateurs ou des classes moyennes apeurées en leur montrant des hommes droits, bien mis, bien mariés, figures d’un vieux patriotisme blanc ragaillardi. Fuentes appartient à un autre monde, celui des jeunes hommes qui considèrent que la respectabilité est une faiblesse, que le costume de bonne coupe est un déguisement, et que la seule façon de se faire entendre passe par la provocation, le sarcasme, la mise en scène de soi.

Vu d’Europe, cette rivalité amicale ressemble à un débat interne d’un courant que nos médias réduisent volontiers à une caricature uniforme. Il serait tentant de choisir son camp, le gentleman ou le bateleur, le stratège calculateur ou le gladiateur numérique. Je me garderai bien de trancher. L’un et l’autre expriment, chacun à sa manière, la même angoisse, celle d’une majorité qui prend conscience qu’elle ne l’est plus, ou ne le sera bientôt plus, sur sa propre terre. L’un et l’autre donnent des réponses que notre tradition européenne hésite encore à reprendre à son compte.

De la Bretagne, où les querelles identitaires se jouent encore sur les panneaux bilingues des routes départementales, à l’Argentine de mon enfance, qui a rêvé d’être une Europe transplantée au sud de l’équateur avant de découvrir qu’elle n’était ni tout à fait l’une ni tout à fait l’autre, j’observe l’Amérique des Taylor et des Fuentes comme un avertissement plutôt que comme un modèle. On ne peut pas éternellement nier les appartenances sans provoquer un jour des réveils brutaux. On ne peut pas non plus faire de la couleur de la peau le seul principe d’ordonnancement d’un monde où, contrairement à l’Europe, la coexistance de groupes différents a été la norme..

Il me reste alors l’image initiale, cette cuisine bretonne où l’on entend, par l’intermédiaire d’un écran, les échos d’une conférence tenue dans un parc national américain. Un jeune catholique au nom de famille hérité d’un conquistador, rit en imitant un vieux patricien protestant. Un intellectuel américain explique à un parterre conquis pourquoi son pays ne sera plus jamais une patrie pour les siens. Le vent souffle dehors sur la pointe de Léchiagat, la marée monte, la vieille Europe écoute, attentive. Il lui appartient de comprendre ce qui, dans ces voix lointaines, annonce son propre avenir et ce qu’elle doit, au contraire, laisser au Nouveau Monde, comme un symptôme de ses propres ruptures.

Source : Breizh-Info, cliquez ici.

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