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ALAIN DE BENOIST La société capitaliste en perdition

La  réédition des Idées à l'endroit (éditions Avatar) et la parution d'un livre important sur la crise que nous traversons, Au bord du gouffre - La faillite annoncée du système de l'argent (éditions Krisis), sont l'occasion de dialoguer avec l'un des penseurs les plus aigus de notre temps.
o L'Action Française 2000 – Depuis plusieurs années, vous développez une vigoureuse critique de la "Forme-Capital" dont votre dernier ouvrage, Au bord du gouffre, constitue l'un des points culminants. Pourquoi affirmez-vous que « le système de l'argent périra par l'argent » ?
o Alain de Benoist – Ce n'est pas seulement une formule, mais très exactement ce à quoi nous assistons aujourd'hui. La crise financière mondiale qui s'est déclenchée en 2008 aux États-Unis, et qui est encore appelée à s'aggraver dans les années qui viennent, en est la preuve. Ce ne sont assurément pas les contempteurs du capitalisme qui en sont la cause, mais bien le système de l'argent qui a évolué de lui-même vers la situation qui est la sienne actuellement. Dans le passé, on a souvent dit que le capitalisme se nourrissait de ses propres crises. Cela ne le prémunissait toutefois pas contre l'indigestion. Les crises conjoncturelles ne doivent pas être confondues avec les crises structurelles, qui sont des crises systémiques en ce sens qu'elles mettent en cause les fondements du système lui-même. La crise actuelle du système de l'argent est une crise structurelle, et c'est pourquoi les remèdes que l'on tente d'appliquer se révélèront inopérants.
Toujours plus
Il faut bien comprendre que le capitalisme se définit comme un régime, non seulement d'exploitation permanente du travail vivant, mais comme un système d'accumulation illimitée du capital. Il ne dégage pas des profits comme une conséquence de ce qu'il permet de produire, mais il ne produit qu'en vue d'augmenter sans cesse ses profits. L'illimitation est son principe, ce qui est d'ailleurs assez logique puisque toute quantité est toujours susceptible de s'accroître d'une unité.
Le principe moteur de la Forme-Capital (notion empruntée à Gérard Granel), se résume en deux mots : « Toujours plus ! » Toujours plus de marché, toujours plus de marchandises, toujours plus de profits, toujours plus de réification des rapports sociaux, etc. Le déchaînement planétaire de la Forme-Capital correspond à ce que Heidegger appelait le Gestell. C'est en cela que le capitalisme n'est pas non plus seulement un système économique, mais est aussi porteur d'une anthropologie qui lui est propre, fondée sur le modèle de l'Homo oeconomicus (l'homme en tant que producteur-consommateur cherchant toujours à maximiser de manière égoïste son meilleur intérêt personnel). Ce modèle s'impose à travers la colonisation de l'imaginaire économique par les valeurs marchandes, ou plus exactement par la réduction de tout ce qui vaut à la seule valeur d'échange.
o Comment la démocratie directe et participative que vous appelez de vos voeux pourrait-elle succéder aux démocraties libérales, que vous définissez comme des « oligarchies financières dirigées par une Nouvelle Classe capitaliste médiatique et politico-financière » ?
o Je ne fais évidemment pas profession de lire l'avenir. On peut néanmoins penser que l'évident épuisement du système parlementaire et représentatif poussera les citoyens à s'organiser selon des formes de démocratie leur permettant de mieux décider par eux-mêmes de ce qui les concerne. Vous savez que je ne partage pas la critique "droitière" classique de la démocratie comme "loi du nombre". La démocratie se définit pour moi comme le système politique qui permet la participation de l'ensemble des citoyens aux affaires publiques. Cette notion de participation est centrale. Elle l'était déjà dans la Grèce antique. Dans cette optique, les élections ne sont qu'une technique parmi d'autres pour vérifier l'approbation ou le dissentiment. Je partage l'opinion de Rousseau, mais aussi de Carl Schmitt, selon laquelle une démocratie est d'autant moins démocratique qu'elle repose sur la représentation. La crise de la représentation, encore aggravée aujourd'hui par le fossé qui ne cesse de se creuser entre le peuple et la Nouvelle Classe politico-médiatique, pourrait par contraste faire apparaître l'intérêt de la démocratie de base, de la consultation directe et du principe de subsidiarité. Ces derniers entrent aussi en résonance avec le localisme, qui est la meilleure des réponses que l'on puisse apporter aujourd'hui à la mondialisation. Que ce soit dans le domaine politique ou économique, il faut relocaliser.
Universalisme
o Quelles sont les principales manifestations de ce que vous appelez l'« idéologie du Même » ?
o Relèvent de cette idéologie toutes les doctrines, religieuses ou profanes, qui pensent que les hommes sont essentiellement identiques, et que les différences qui les distinguent ne sont que transitoires, superficielles, secondaires ou négligeables. De cette croyance, qui tend (à tort) à interpréter l'égalité dans le sens exclusif de la Mêmeté, découle évidemment l'idée que les institutions politiques et sociales peuvent et doivent être partout les mêmes, ainsi que le prétendaient les philosophes des Lumières. L'idéologie des droits de l'homme, l'idée d'une "gouvernance" mondiale, la montée généralisée de l'indistinction, et jusqu'à la théorie du "genre", dérivent elles aussi de cette conviction fondamentale, qui n'est pas seulement nocive, mais fausse. L'homme est indissociable de ses appartenances singulières parce que nul n'appartient immédiatement à l'humanité. Nous n'y appartenons que de façon médiate, c’est-à-direpar l'intermédiaire d'une culture spécifique. Un Français (un Italien, un Chinois, etc.) n'est pas "homme avant d'être français" (ou italien, ou chinois, etc.), mais homme en tant qu'il est français (italien, chinois, etc.). L'"idéologie du Même" n'est finalement qu'un autre nom de l'universalisme, que je me garde bien de confondre avec l'universel. La particularité est une médiation naturelle vers l'universel. Cervantès ou Goethe sont d'autant plus "universels" qu'ils ont été l'un plus espagnol et l'autre plus allemand. Vous connaissez peut-être ce joli mot de l'écrivain portugais Miguel Torga : « L'universel, c'est le local moins les murs. »
Critique du Dieu unique
o Votre critique du judaïsme et du christianisme est connue. Qu'en est-il de l'islam ?
o Votre question laisse entendre que je manifesterais une sorte de faiblesse coupable envers la religion musulmane ! Tel n'est pas le cas. Ma critique du monothéisme se relie à ma critique de l'"idéologie du Même", qui n'en est qu'une version sécularisée. Affirmer l'existence d'un Dieu unique, c'est du même coup affirmer l'unité fondamentale de la "famille humaine", cette unité passant avant les différences entre ses membres. Cela posé, on peut discuter à l'infini des mérites comparés des trois grandes religions monothéistes. J'ai pour ma part surtout critiqué le christianisme pour cette simple raison qu'il a incontestablement participé plus que le judaïsme ou l'islam à la forme historique de la culture européenne à laquelle j'appartiens, et aussi dans la mesure où, précisément, les grandes idéologies politiques de la modernité en représentent des formes sécularisées en même temps qu'"hérétiques" (les « idées chrétiennes devenues folles » dont parlait Chesterton). Il en serait sans doute allé différemment si j'avais été juif ou musulman, ce qui n'est pas le cas.
Ambiguïté de l'islam
Le grand problème, c'est l'ambiguïté du mot "islam", qui tantôt décrit une religion, tantôt se rapporte à une civilisation. Je prends garde de distinguer ces deux domaines. Je peux ne pas nourrir de sympathie particulière pour la religion musulmane sans pour autant me sentir tenu d'exécrer les habitants des pays islamiques ou arabo-musulmans. Sur ce dernier plan, je m'en tiens à des analyses de type politique ou géopolitique. Elles m'enseignent que, dans le monde multipolaire qui est en train de s'instaurer sous nos yeux, il n'est pas de l'intérêt des Européens de cultiver l'inimitié envers l'Islam civilisation. C'est pourquoi je ne souscris pas à la doctrine américaine du "choc des civilisations", théorisée par Samuel Huntington. C'est pourquoi je déplore aussi que, dans les milieux de droite, on soit passé d'une légitime critique des pathologies sociales nées de l'immigration à une critique confusionniste de l'"islamisation", puis de l'"islam" tout court.
 L'excellent géopoliticien Aymeric Chauprade écrivait tout récemment : « J'ai noté, ces derniers temps, que chercher des querelles avec l'"ennemi musulman" était une pente à laquelle cédaient facilement nombre de défenseurs des identités française et européenne. Quand on entre dans ce genre de logique, il convient d'observer une règle de bon sens qui consiste à se demander "pour qui on roule vraiment". Il est évident que tout ce qui conduit à l'aggravation des relations entre les peuples européens d'un côté, les Iraniens, les Turcs et les Arabes de l'autre, sert les Américains et les Israéliens, mais certainement pas les Européens. Que les choses soient dites clairement à ceux qui pensent que Huntington a la solution : nous ne réglerons pas le problème de l'immigration extra-européenne par la guerre avec le monde musulman. » C'est aussi mon avis.
o Comment expliquez-vous l'insatiable – et louable ! – "libido sciendi" qui vous anime ?
o On n'explique pas un tempérament. J'ai toute ma vie été mû par la curiosité, le désir de connaître et la volonté de comprendre. Je ne pense pas que ce soit un défaut !
Propos recueillis par Louis Montarnal L’ACTION FRANÇAISE 2000 Du 2 au 15 février 2012

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