Pierre Leconte, fondateur d'une société financière en Suisse, a été membre des bourses des marchés à terme de Londres et de New York, puis conseiller d'une banque de développement et d'une banque centrale sud-américaines. Il est aussi le fondateur du Forum monétaire de Genève pour la paix et le développement. Il plaide en expert pour une réforme structurelle du système monétaire et financier international. Faute de quoi la guerre monétaire, à l'origine de la crise, pourrait dégénérer en véritable guerre.
Le Choc du mois : Quelle est selon vous l'origine de la crise monétaire et bancaire qui frappe les États-Unis ?
Pierre Leconte : C'est très simple. Faute d'avoir été géré correctement par une banque centrale responsable, le dollar a vu sa valeur progressivement s'effondrer contre la plupart des monnaies nationales qui ne sont plus reliées à lui par des taux de change fixes. Son pouvoir d'achat a suivi le même chemin par rapport à l'or que par rapport à l'indice américain des prix à la consommation. Une pyramide toujours plus considérable de dettes gagées sur le néant a pu s'édifier (tant au niveau des États que des acteurs économiques privés) produisant dérapages budgétaires et bulles spéculatives de toute sorte. Ainsi la Fédéral Reserve américaine a-t-elle créé plus de dollars-papier depuis 2000 jusqu'à aujourd'hui qu'entre la fondation des États-Unis en 1776 et 2000 !
En décidant, en juin 2003, de fixer le taux d'intérêt à court terme sur le dollar à 1 %, son plus bas niveau jamais atteint, au surplus négatif parce qu'alors inférieur au taux d'inflation américain, qu'il a ensuite maintenu à ce plancher pendant près d'un an, Alan Greenspan, alors président de la Fédéral Reserve, a pratiqué une véritable distribution gratuite d'argent. Son successeur, Ben Bernanke, en décidant depuis août 2007 plusieurs baisses des taux d'intérêt à court terme américains, a commis la même erreur, parce que ce n'est pas en provocant la chute du dollar que l'on parviendra à stabiliser la valeur des actifs (actions, obligations, immobilier, etc.) américains exprimés en dollars.
Cette création exponentielle de liquidités ex nihilo, rendue possible par l'abandon progressif de l'étalon-or depuis la Première Guerre mondiale, a permis la généralisation d'une économie mondiale d'endettement auquel États, entreprises et particuliers ont eu massivement recours bien au-delà de leurs besoins réels et de leurs capacités futures de remboursement. De telle sorte que la crise actuelle dite des « subprime mort-gages », affectant les emprunteurs américains dans l'immobilier, a pu contaminer l'ensemble des acteurs bancaires et des investisseurs internationaux via la titrisation puisque la production massive de dette est devenue le ressort principal de la croissance des économies américaine et occidentales.
Serait-ce la justification de toutes les critiques que l'on adresse depuis des décennies au système économique libéral ?
Non, toutes ces crises ne sont pas provoquées par le libéralisme, mais au contraire par les politiques monétaires expansionnistes des banques centrales.
Pourquoi ?
Parce que, comme l'a dit excellemment Maurice Allais, notre prix Nobel d'économie : « Par essence, la création monétaire ex nihilo que pratiquent les banques est semblable, je n'hésite pas à le dire pour que les gens comprennent bien ce qui est enjeu ici, à la fabrication de monnaie par des faux-monnayeurs, si justement réprimée par la loi. Concrètement, elle aboutit aux mêmes résultats. La seule différence est que ceux qui en profitent ne sont pas les mêmes. »
En effet, ce qu'on appelle à tort les politiques monétaires, qui ne visent qu'à créer toujours plus de liquidités artificielles et à maintenir les taux d'intérêt les plus bas possibles - pour le plus grand bénéfice du petit nombre des détenteurs d'actifs boursiers et obligataires volontairement surévalués -, ne profitent qu'à ceux qui détiennent de la richesse, pas à ceux qui ne vivent que de leur travail. D'autant que les revenus des premiers explosent, par suite de l'appréciation de la valeur de leurs actifs, pendant que les rémunérations des seconds régressent, par suite de la perte de leur pouvoir d'achat, dans un monde marqué par la mondialisation dont la caractéristique principale réside dans le fait que la création de richesses est dorénavant générée par l'économie financière et non plus par la production de biens réels. Ce qui est en fait la négation même du libéralisme, au profit d'un véritable capitalisme de connivence financé par l'argent public, lequel devrait être utilisé à d'autres fins (les besoins collectifs en l'occurrence).
Mais en quoi ces interventions des banques centrales, qui visent après tout à éviter les krachs, sont-elles à vos yeux si scandaleuses ?
Parce que la pratique consistant à privatiser les bénéfices (laissant les actionnaires et les banques faire fortune quand les marchés financiers vont bien) mais à socialiser les pertes (obligeant les États et les contribuables à payer pour les précédents quand les marchés financiers vont mal) n'est pas admissible ! Les risques doivent être assumés par ceux qui les ont pris, quelles que puissent en être les conséquences. Et si certains acteurs, comme les agences de notation, n'ont pas respecté les obligations qu'ils avaient contractées, les tribunaux doivent les sanctionner...
Comme l'écrivait déjà Montesquieu, « rien ne devrait être plus stable que ce qui sert de mesure à toute chose » ! Un système monétaire est d'abord un système de mesure, peut-être le plus important de tous. S'en remettre pour définir une valeur à une action d'autorités monétaires, mêmes indépendantes, revient à ne rien définir du tout. Aucune organisation monétaire, si judicieuse soit-elle, ne réussira si elle n'est pas dotée d'un étalon de référence immuable, indépendant du temps et du lieu. Autrefois, le billet mentionnait de quoi il était une créance : d'un poids d'or. Cela signifiait quelque chose. Mais, aujourd'hui, le billet n'est plus une créance que... d'autres billets ! La définition monétaire n'est plus que du vide reposant sur du néant.
Des trois rôles reconnus traditionnellement à la monnaie : étalon de mesure, réserve de valeur et médium d'échange, seul ce dernier est encore assuré par la monnaie de papier dans l'instabilité chronique, qu'il s'agisse du dollar, de l'euro ou des autres.
Mais la plupart des investisseurs privés mondiaux ne continuent-ils pas malgré tout à faire confiance au système actuel que vous dénoncez ?
Tant que le monde entier acceptait les bons du Trésor américain en dollars comme instrument principal de placement des liquidités internationales, la réalité de la situation d'endettement exponentiel a pu être occultée. Mais avec la mondialisation, synonyme de transfert de l'essentiel de ces liquidités en faveur des pays enregistrant des excédents croissants de commerce extérieur et de balance des paiements parce que producteurs de matières premières, dont la demande explose, ou parce que fabriquant de plus en plus de produits finis à un coût de production très faible, ces pays ont finalement réalisé qu'ils ne pouvaient plus accepter une accumulation sans limite de balances dollars au risque de se ruiner. D'où leurs actions récentes en matière d'investissement direct dans les matières premières, métaux précieux, etc., et indirect (via leurs « fonds souverains ») dans des banques et entreprises occidentales.
C'est parce que les États-Unis rémunèrent très faiblement les placements de ces détenteurs étrangers de dollars et qu'ils ont délibérément choisi de le laisser chuter que la situation jusqu'ici hégémonique du dollar et donc de leur « République impériale » est remise en question. La crise monétaire et financière actuelle est structurelle et non pas passagère. Elle ne peut que s'aggraver si le dollar continue sa chute. Certes, pour continuer de financer leurs économies d'endettement, la Fédéral Reserve, et à un moindre degré les autres banques centrales occidentales, peuvent théoriquement continuer de créer presque toute la liquidité artificielle qu'elles désirent. Mais le triple problème auquel elles ont maintenant à faire face tient au refus des pays excédentaires de l'accepter, au peu d'appétit des acteurs bancaires de l'utiliser pour relancer la machine du crédit tant que leur défiance demeure sur leurs engagements respectifs dans des produits financiers pourris et à l'inflation que ces politiques provoquent.
Vous annoncez l'imminence de la plus grande crise monétaire et financière de l'histoire du capitalisme moderne, mais nous avons déjà connu plusieurs crises depuis vingt ans, du krach de 1987 jusqu'à l'explosion de la bulle Internet en 2000, en passant par les crises asiatiques de 1998. En quoi la crise présente serait-elle vraiment plus grave et, si j'ose dire, définitive ?
La crise actuelle diffère des précédentes parce que la plupart des acteurs étatiques et privés non américains refusent dorénavant d'accumuler toujours plus de dollars en dévaluation perpétuelle, conséquence encore une fois des déficits exponentiels des États-Unis rendus inévitables par leur volonté de vivre constamment au-dessus de leurs moyens. Cette crise ne pourrait donc être résolue que par une action internationale de sauvetage du billet vert. Action qui ne peut se faire sans une réforme radicale du Système monétaire international dans le sens du rétablissement des taux de change fixes mais ajustables basés sur un étalon réel le plus stable possible qui - actuellement - ne peut être que l'or. Ou bien par la renonciation des États à leur privilège indu de monopole monétaire qui permettrait d'instaurer une saine concurrence, la moins faussée possible, entre les monnaies étatiques actuelles et les nouvelles monnaies privées (dont certaines seraient gagées sur l'or), ainsi que le préconisait en son temps Friedrich von Hayek.
Au lieu de cela, les États-Unis et les pays européens mettent en place de gigantesques programmes keynésiens de nationalisation - officielle ou déguisée - des acteurs défaillants (cas de Nothern Rock et de plusieurs banques allemandes) ou de reprise de leurs actifs évanescents (cas de Bear Stearns). Ce qui consacre de fait, au rebours de ce que tout le monde nous chante, la fin du libéralisme au bénéfice d'une sorte de « socialisme de marché » qui a déjà échoué dans le passé... Sans compter le risque d'une cassure irréparable entre l'Asie chinoise et certains pays émergents en cours de décollage, d'une part, et la zone américano-européenne en voie de régression économique, d'autre part.
Tout cela peut très bien se terminer par des conflits régionaux voire une déflagration mondiale, puisque les pays et les populations accédant - au prix d'immenses efforts - au développement et à la richesse ne les laisseront pas confisquer à leur détriment par les États-Unis et l'Europe, associés pour le pire dans une ultime crispation égoïste qui vise à tenter de perpétuer leurs privilèges dépassés. À un moindre degré, ceux qui pensent que les « fonds souverains » asiatiques, arabes ou autres continueront de renflouer les vieilles stars de l'économie percluses de dettes irréparables dès qu'ils réaliseront qu'ils courent le risque d'y perdre leur fortune, se trompent lourdement.
Certains pensent ou même espèrent que l'effondrement du système-dollar sonnera l'heure de l'euro. Êtes-vous du même avis ?
Non, l'euro est une création de nature politique pour accélérer l'intégration institutionnelle européenne, déjà structurelle-ment inadapté à l'euroland qui n'est pas une zone monétaire optimale dans laquelle puisse subsister longtemps une monnaie unique dotée d'un taux d'intérêt identique pour tous les pays, utilisé par treize États dont les divergences économiques et d'endettement s'accentuent, et auxquels il apporte plus de chômage et moins de croissance économique qu'ailleurs par suite de sa surévaluation chronique. Il ne pourra donc pas se substituer au dollar au plan mondial. Cela, d'ailleurs, du seul fait de l'insuffisance de sa production puisque l'euroland, n'étant pas en situation de déficit de commerce extérieur et donc de paiements, n'offre pas assez d'euros pour satisfaire la demande internationale affectant une monnaie de réserve. Substitution qui, même si elle était possible, ne permettrait pas d'échapper à l'instabilité monétaire internationale, mais seulement de la déplacer de l' « étalon-dollar » actuel à un « étalon-euro » affecté de plus de défauts encore que le précédent.
Que doit-on faire alors dans l'immédiat pour éviter le pire ?
On doit tirer tous les enseignements de la crise actuelle, mais pas en la colmatant artificiellement par de nouvelles manipulations à courte vue qui, au fond, ne résoudront rien. On ne combat pas une overdose de crédits, ayant débouché sur une crise de solvabilité de l'ensemble des institutions financières occidentales, par une autre plus grande encore, qui provoquera l'explosion des marchés des matières premières déjà à leurs records historiques, sans du tout restituer à ces institutions la valeur définitivement évanouie de leurs actifs.
À défaut d'une concertation internationales des membres du G8 pour sortir des errements économiques, monétaires et politiques du passé récent et du présent, en mettant un terme aux prétendues politiques monétaires des banques centrales pour les remplacer par de nouveaux équilibres adaptés à la mondialisation, aucun système de liberté ne pourra subsister, puisqu'il faut bien convenir avec Milton Friedmann que « la combinaison du pouvoir économique et politique dans les mêmes mains est une recette assurée pour la tyrannie »(1).
Le système monétaire et financier international doit donc être réformé. Mais pas par une grande conférence, qui ne servira qu'à afficher les intérêts divergents des principaux acteurs. Par le rétablissement progressif des grands équilibres libéraux, au premier rang desquels la fixation la plus libre possible du prix des actifs (la monnaie surtout) par le marché.
Sans cela, par quoi va se traduire la poursuite de la crise actuelle ?
Si rien n'est fait pour en finir avec les politiques monétaires des banques centrales, à terme, après l'effondrement du dollar, ce seront l'ensemble des principales monnaies nationales ou régionales étatiques fiduciaires de papier, parce que toutes basées sur une quantité plus ou moins grande de réserves en dollars, euro compris, qui seront successivement détruites. Au profit de monnaies privées, qui seront créées par toutes sortes d'acteurs économiques non étatiques en mesure d'offrir au public une offre monétaire alternative de meilleure qualité que les monnaies actuelles.
Il suffirait que les responsables politiques l'admettent pour éviter que les « guerres des monnaies » ne se transforment pas finalement en guerres tout court !
Propos recueillis par Pierre-Paul Bartoli Le Choc du Mois Octobre 2008
À lire, de Pierre Leconte :
- Les Faux Monnayeurs. Sortir du chaos monétaire mondial pour éviter la ruine, éd. François-Xavier de Guibert, 2008.
- La grande crise monétaire du XXI siècle a déjà commencé !, éd. Jean-Cyrille Godefroy, 2007.
1). Note du rédacteur en chef : certes, mais la suprématie du pouvoir économique sur le pouvoir politique, ou la soumission du politique à l'économique, en est une autre.