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Jean Baudrillard

Peu de temps avant sa mort, pour résumer son itinéraire, il disait avoir été « pataphysicien à 20 ans, situationniste à 30, utopiste à 40, transversal à 50, viral et métaleptique à 60 ». Dans son oeuvre, on parle de simulacres, de virus, de stratégies fatales, d’attracteurs étranges, de séduction. Autant dire que la sociologie de Jean Baudrillard n’est pas une sociologie comme les autres.
Né à Reims en 1929, dans une famille d’origine paysanne et ardennaise (mais son père était gendarme), il est remarqué dès l’école primaire par ses instituteurs et intègre le lycée en bénéficiant d’une bourse. Un professeur de philosophie l’initie alors à la « pataphysique » d’Alfred Jarry, ce qui lui servira plus tard à « rompre avec tout un faux sérieux philosophique ». En 1948, Jean Baudrillard se retrouve en hypokhâgne au lycée Henri IV à Paris, mais tourne bientôt le dos au concours d’entrée à Normale supérieure pour aller s’établir comme ouvrier agricole, puis comme maçon, dans la région d’Arles. Revenu dans la capitale, il achève ses études à la Sorbonne, passe une agrégation d’allemand et devient professeur de lycée. Quelque temps lecteur à l’université de Tübingen, le jeune germaniste traduit Peter Weiss, Bertolt Brecht, Karl Marx, mais aussi des poèmes de Hölderlin, restés inédits.
Il rompt cependant bientôt avec l’enseignement secondaire et entreprend une thèse de doctorat sous la direction de Henri Lefebvre, en même qu’il suit les cours de Roland Barthes à l’École pratique des hautes études. Lefebvre, qui vient d’être exclu du parti communiste, est à cette époque célèbre pour sa théorie de la « vie quotidienne ». Baudrillard est alors proche de Guy Debord et des situationnistes. La « révolution culturelle » l’intéresse aussi : en 1962, il fonde avec Félix Guattari une éphémère Association populaire franco-chinoise.
Sa thèse sur le « système des objets », qui lui vaut en 1967 les félicitations d’un jury composé de Lefebvre, Roland Barthes et Pierre Bourdieu, sera publiée l’année suivante chez Gallimard. Il entame alors un enseignement de sociologie à l’Université de Nanterre, dans le département d’Henri Lefebvre. Parallèlement, il participe à la création de la revue Utopie, avec Hubert Tonka et Isabelle Auricoste, et du groupe Aérolande. Avec Jacques Donzelot, il participe aux événements de Mai 68. « On descendait de la transcendance de l’histoire dans une espèce d’immanence de la vie quotidienne », dira-t-il plus tard. C’est pour lui une époque difficile, où il connaît la pauvreté.
Par la suite, il fondera avec son ami Paul Virilio la revue Traverses, continuera d’enseigner à Nanterre jusqu’en 1986, puis à Paris IX Dauphine, où il sera jusqu’en 1990 directeur scientifique de l’Institut de recherche et d’information socio-économique (Iris).
Ses premiers livres, Le système des objets (1968) et La société de consommation (1970) sont des essais de sociologie critique, relevant encore d’une critique néomarxiste de la société.
Baudrillard , qui se passionne pour la sémiologie, c’est-à-dire la science des signes, y combine certaines idées de Henri Lefebvre et de Roland Barthes, mais aussi de Veblen et de Herbert Marcuse, avec les acquis du structuralisme et de la psychanalyse lacanienne. Il s’emploie à corriger Marx en montrant que le capitalisme consumériste diffère profondément du capitalisme du XIXe siècle, en ce sens qu’il sécrète des formes d’aliénation tout à fait nouvelles : non plus aliénation matérielle du travail, mais aliénation mentale par la marchandise.
Ce qui intéresse en fait Baudrillard, c’est la façon dont les objets sont « vécus », c’est-à-dire la façon dont le système de consommation ordonne les relations sociales. En termes plus abstraits : « Les objets sont des catégories d’objets qui induisent des catégories de personnes ». Consommer, c’est d’abord manipuler des signes et se poser soi-même par rapport à ces signes. Ce n’est donc pas tant l’objet que l’on consomme que le système des objets lui-même (« On ne consomme jamais l’objet en soi, on manipule toujours les objets comme ce qui vous distingue »). Dans la société de consommation, le choix ne relève pas de la liberté, mais de l’intégration aux normes de la société, et donc de la contrainte. La publicité, qui crée l’illusion de s’adresser à chacun, reproduit la standardisation de l’objet qu’elle présente, puisque tout le monde finit par acheter le même produit que son voisin. Le système des objets, ainsi défini comme homogénéisant, finit par réifier le consommateur, qui se transforme lui-même en objet.
Baudrillard analyse donc la société de consommation comme un phénomène global, comme un système où toutes les relations sociales sont déterminées par la circulation des marchandises et le fait que tout ce qui est produit doit être consommé. La société de consommation, c’est l’« échange généralisé ». Sa conclusion est que la consommation, loin d’être une simple pratique matérielle, « est une activité de manipulation systématique des signes », ce qui signifie que « pour devenir un objet de consommation, il faut que l’objet devienne signe ». Ce qui explique aussi que la consommation soit sans limites : allant bien au-delà des besoins, elle aspire à toujours plus de signes. « C’est finalement parce que la consommation se fonde sur un manque qu’elle est irrépressible ».
En 1972, dans Pour une critique de l’économie politique du signe, Baudrillard constate qu’Adam Smith et Karl Marx, comme leurs disciples libéraux et marxistes, se sont bornés à distinguer entre la valeur d’usage d’un objet (sa valeur fonctionnelle et « naturelle ») et sa valeur d’échange (sa valeur économique et marchande). Il y ajoute la valeur symbolique de l’objet, qui est une valeur acquise en relation avec un autre sujet, et sa valeur de signe par rapport aux objets. Un beau stylo, par exemple, peut servir à écrire (valeur d’usage), valoir l’équivalent d’une semaine de salaire (valeur d’échange), être offert en cadeau (valeur symbolique) ou conférer un statut social (valeur structurale par rapport au système des objets).
L’ouvrage lui vaut une extraordinaire renommée et va aussi faire de lui l’un des intellectuels français les plus lus et les plus commentés à l’étranger, notamment aux États-Unis, où Sylvère Lotringer, une Française devenue professeur à l’Université Columbia, se démène pour le faire connaître. Baudrillard va dès lors voyager un peu partout dans le monde, où des dizaines de livres lui seront bientôt consacrés, alors qu’en France son insolente ironie vis-à-vis des académismes et son tempérament d’inclassable lui vaudront longtemps la sourde hostilité de beaucoup.
Le miroir de la production, en 1973, signe sa rupture définitive avec le marxisme. Baudrillard affirme que le marxisme n’est qu’un miroir de la société bourgeoise qui, comme les libéraux, place la production au centre de la vie sociale et ne peut, de ce fait, fournir la base d’une critique radicale du système de la marchandise. « Le marxisme, dira-t-il, n’est que l’horizon désenchanté du capital ».
Avec L’échange symbolique et la mort (1976), Baudrillard sort complètement du domaine de l’économie politique. Constatant que les sociétés dominées par les seules valeurs marchandes, basées sur l’échange de signes et de biens, sont incapables de répondre à l’exigence symbolique, il abandonne alors la logique sémiotique pour celle d’un système symbolique, prolongeant en cela les travaux de Marcel Mauss et de Georges Bataille.
Le terme même d’« échange symbolique » dérive de ce que Bataille appelait l’« économie générale », où la dépense somptuaire et la destruction sacrificielle prennent le pas sur les notions de production et d’utilité. Baudrillard prône alors une « critique aristocratique » du capitalisme, qui emprunte aussi à Nietzsche, et donne en exemple les sociétés « primitives » traditionnelles où régnait, non pas l’échange marchand, mais le système du don et du contredon si bien décrit par Marcel Mauss, base de l’échange symbolique définie par la triple obligation de donner, de recevoir et de rendre.
C’est dans ce livre que Baudrillard soutient pour la première fois que les sociétés occidentales ont subi une « précession de simulacre », en ce sens qu’elles sont passées successivement de l’ère de l’original à l’ère de la copie – on pense ici au célèbre texte de Walter Benjamin sur « L’oeuvre d’art à l’ère de la reproduction mécanique » –, puis à celle d’un « troisième ordre de simulacre », où la copie remplace l’original et finit par devenir plus « réelle » que lui. Détachée de toute référence à l’original, la copie devient en fait pur simulacre, à la façon dont, dans une nouvelle de Borges, la carte remplace le territoire. Et comme ce simulacre ne fait qu’engendrer d’autres simulacres, la société toute entière devient elle-même un champ de simulacres. Dans l’oeuvre de Baudrillard, c’est un tournant capital.
Dans les années 1980, Baudrillard réfléchit de plus en plus aux techniques de communication et à la nature des relations sociales qu’elles déterminent. La célèbre formule de Marshall McLuhan : « Le médium est le message », lui sert de fil conducteur : la forme des médias compte plus que leur contenu. C’est ce qui fait leur pouvoir de séduction.
Contrairement à Michel Foucault, qui s’intéresse avant tout à la généalogie des formes du pouvoir, Baudrillard (qui a publié en 1977 un Oublier Foucault) voit dans l’idée de séduction, et donc de simulation, une notion qui, une fois élargie, aide à comprendre la société actuelle : « La séduction représente la maîtrise de l’univers symbolique, alors que le pouvoir ne représente que la maîtrise de l’univers réel ». Il prend également ses distances vis-à-vis de la « micropolitique du désir » d’un Gilles Deleuze ou de l’« économie libidinale » d’un Jean-François Lyotard. La séduction, tient-il à souligner, est tout autre chose que le désir (De la séduction, 1979).
À partir de cette époque, Baudrillard montre comment la modernité, fondée sur la notion de production, a cédé le pas à la postmodernité, où règne la simulation, terme par lequel il faut entendre les modes de représentation culturels qui « simulent » la réalité : la télévision, le cyber-espace, la réalité virtuelle, les effets spéciaux, les jeux vidéo, les écrans interactifs.
Aujourd’hui, dit Baudrillard, nous sommes entrés dans une ère complètement nouvelle, où la reproduction sociale (le traitement de l’information, la communication, les industries « cognitives », etc.) a remplacé la production comme mode principal d’organisation de la société, et où les identités se construisent elles-mêmes par l’appropriation des images, des modèles et des codes dominants.
Dans le monde actuel, affirme Baudrillard, non seulement toute transcendance s’est évanouie, mais la définition même du réel est devenue problématique. C’est ce dont témoigne l’incessante prolifération des représentations virtuelles du monde. La virtualité tend à l’illusion parfaite, et c’est en cela qu’elle s’apparente à une copie qui ne renvoie plus à l’original. Baudrillard, dans son langage, parle d’« extermination du réel par son double ».
Dès lors, c’est le principe de réalité qui disparaît. Car la réalité n’est elle-même rien d’autre qu’un principe. Délivrée de son principe, la réalité implose de manière exponentielle, tandis que se met en place un monde où règne la seule virtualité. En d’autres termes : le vrai est effacé ou remplacé par les signes de son existence. On est au-delà de l’illusion (ou de la « fausse conscience »), car l’illusion se définit encore par rapport à une réalité qui a disparu.
Désormais, Baudrillard n’hésite donc plus à proclamer que « le réel n’existe plus ». Et c’est cette « disparition de la réalité », présentée comme un « crime parfait » étudié comme tel dans le livre qui porte ce titre (1995), qui va désormais nourrir l’essentiel de sa réflexion. Le réel s’évapore sous nos yeux. Comment cela est-il possible ?
Pour les situationnistes, la société du spectacle se définissait avant tout comme aliénation généralisée. Baudrillard assure que ce stade est dépassé, car il n’y a plus à distinguer entre le « spectacle » et les spectateurs. Disparition du spectacle, donc disparition de la scène – au profit de l’obscène. Le passage de la scène à l’obscène, c’est le passage de la vision banale de la fatalité à la vision fatale de la banalité, de la connaissance à l’information, de l’hystérie à la schizophrénie, de la finitude à la métastase. C’est le stade où tout le monde communie dans l’« extase de la communication ». « Il n’y a plus de scène de la marchandise : il n’y en a plus que la forme obscène et vide. Et la publicité est l’illustration de cette forme saturée et vide », écrit-il dans Simulacres et simulation (1981).
Dès que la réalité ne débouche plus sur rien qui la dépasse, il ne lui reste plus qu’à se démultiplier, à se cloner elle-même, à se reproduire indéfiniment sans plus renvoyer à rien.
Elle est alors privée de fin, aux deux sens du terme. Lorsqu’un signe n’a plus d’échange avec la réalité qu’il signifie, il s’hypertrophie, s’enfle, se multiplie tout seul en métastases jusqu’à signifier tout ou rien. Tout est alors frappé d’un même principe d’incertitude : l’information, le travail, la vérité, le statut social, le langage, la mémoire, l’oeuvre d’art, etc., ce qui interdit l’exercice rationnel et traditionnel de la pensée. Le réel est remplacé par des simulacres qui ne cessent de s’auto-engendrer et de s’auto-reproduire. Ce n’est plus la réalité qui dépasse la fiction, mais la fiction qui dépasse le réel !
Baudrillard s’empare de certains mots pour leur donner une portée nouvelle. Le virus lui paraît un terme emblématique qui renvoie aussi bien aux ordinateurs qu’aux épidémies, aux modes et aux réseaux : nous vivons une époque « virale », dont le sida et la « vache folle », les « hackers » informatiques, le terrorisme global et les « autoroutes de l’information » sont autant d’illustrations. Après la valeur symbolique et la valeur-signe, Jean Baudrillard, dans La transparence du mal (1990), affirme que la valeur est entrée dans le stade « fractal » ou « viral » : elle irradie dans toutes les directions sans faire référence à quoi que ce soit. Elle n’est plus valeur, mais épidémie du signe. Tout prend ainsi une forme virale et épidémique : « Les réseaux, Internet, c’est de la métastase illimitée ! »
Mettant met fin aux oppositions réglées du bien et du mal, du vrai et du faux, du signifiant et du signifié, la postmodernité se caractérise donc, non seulement par la bien connue « disparition des repères », mais par l’avènement d’un « immense processus de destruction du sens ». La thèse de Baudrillard est que, dans les actuelles sociétés occidentales, la technologie de l’information a abouti à l’émergence, non pas du « village global » dont parlait Marshall McLuhan, mais d’un monde où le sens est effacé, où le « réel » est réduit aux seuls signes autoréférentiels de son existence, tandis que la société devient elle-même une structure « opaque ». La modernité, c’était le temps des explosions, révolutionnaires ou autres. La postmodernité, c’est le temps de l’implosion.
Implosion du sens dans les médias. « Nous sommes dans un univers où il y a de plus en plus d’information, et de moins en moins de sens ». Les médias sont devenus une « gigantesque force de neutralisation, d’annulation du sens ». « L’information, contrairement à ce qu’on croit, est une sorte de trou noir, c’est une forme d’absorption de l’événement ».
Implosion du social dans les masses. Les sociétés occidentales sont d’abord passées de la caste à la classe, puis de la classe à la masse. Aujourd’hui, les masses ne sont pas aliénées, mais opaques : recherchant le spectacle plus que le sens, elles se transforment en « majorités silencieuses » qui absorbent l’énergie sociale sans la réfléchir ou la restituer, qui avalent tous les signes et les font disparaître elles aussi dans un « trou noir ».
L’homme devient lui-même un « pur écran » qui absorbe tout ce que distillent les réseaux. La machine, autrefois, aliénait l’homme. Avec l’écran interactif, l’homme n’est plus aliéné, mais devient lui-même partie d’un réseau intégré. « Nous sommes dans l’écran mondial. Notre présent se confond avec le flux des images et des signes, notre esprit se dissout dans la surinformation et l’accumulation d’une actualité permanente qui digère le présent lui-même ».
L’homme virtuel est un « handicapé moteur, et sans doute aussi cérébral ». « L’écran interactif, explique Baudrillard, transforme le processus de communication, de relation de l’un à l’autre, en un processus de commutation, c’est-à-dire de réversibilité du même au même. Le secret de l’Interface, c’est que l’Autre y est virtuellement le Même […] On est passé de l’enfer des autres à l’extase du même, du purgatoire de l’altérité aux paradis artificiels de l’identité ». « L’image de l’homme assis et contemplant, un jour de grève, son écran de télévision vide, vaudra un jour comme une des plus belles images de l’anthropologie du XXe siècle » !
À l’instar de Jean-François Lyotard annonçant la fin des « grands récits » qui avaient soustendu la modernité, Baudrillard assure que les idéologies, à l’époque postmoderne, ne sont plus elles aussi que des systèmes de signes, c’est-à-dire des simulacres. Elles n’ont plus cours parce que nous sommes déjà « passés au-delà ». La croyance au progrès, héritée des Lumières, s’est muée en simple « psychologie humanitaire », les droits de l’homme sont le « degré zéro de l’idéologie ».
C’est ce que n’ont pas compris les partis politiques, que Baudrillard déclare « en état de survie artificielle » : « Ils ne vivent plus que des signes de leur existence et tentent de faire perdurer une société bancale, qui ne sait plus où elle va ni sur quoi elle roule ». Dans La gauche divine (1985), Jean Baudrillard se moque plus spécialement des socialistes, devenus des « confessionnels, qui n’ont à offrir sur scène que le pathétique sentimental de la bonne foi et de l’échec », et des communistes qui ont abandonné toute perspective révolutionnaire pour défendre un moralisme radicalisé. La gauche, finalement, en est réduite à gérer le travail de deuil de ses idéaux. L’arrivée du PS au pouvoir ne fut que « la délivrance d’un enfant caché que le capital aurait fait dans le dos à la société française ».
Le pouvoir lui-même, ajoute Baudrillard dans À l’ombre des majorités silencieuses, « est seulement là pour masquer le fait qu’il n’existe plus ». Quant à l’Etat, en accédant à sa forme « extatique », il est devenu transpolitique comme d’autres deviennent transsexuels !
L’histoire, enfin, a cessé d’être une succession continue d’événements localisables dans une perspective linéaire. Elle n’est plus « poussée par un développement, mais par une excroissance complètement indéterminée et incontrôlable ». Il y a toujours des événements, ou plutôt des « enjeux événementiels », mais ces événements ne font plus une histoire. En ce sens, nous sommes bel et bien sortis de l’histoire, non au sens de la « fin de l’histoire » imprudemment annoncée par Francis Fukuyama, mais au sens de la cohérence globale. Nous sommes passés du temps linéaire au temps chaotique. Marx avait inventé les « poubelles de l’histoire ». Aujourd’hui, dit Baudrillard, c’est l’histoire elle-même qui est devenue une poubelle.
La simulation généralisée a tué le réel, mais l’a remplacé par une hyperréalité. Baudrillard veut dire par là que, non seulement le simulacre n’est pas inférieur à ce qu’il simule, mais qu’il en représente au contraire la forme exacerbée ou paroxystique, une forme plus réelle que le réel. La réplique de la grotte de Lascaux, visitée par les touristes, est déjà devenue plus réelle que l’original. Le centre Beaubourg, qualifié par Baudrillard d’« opérateur circulaire parfait », met en scène l’« hyperréalité de la culture », à la façon dont l’hypermarché met en scène l’« hyperréalité de la marchandise », ou les grands médias interactifs l’« hyperréalité de la communication ». Dans Les stratégies fatales (1983), Baudrillard donne d’autres exemples de cette hyperréalité, qui fait que la mode est désormais plus belle que la beauté, la pornographie plus sexuelle que le sexe, le terrorisme plus violent que la violence, la séduction plus artificielle que l’artifice, l’obscénité plus visible que le visible.
En 1986, une tournée outre-Atlantique, au coeur de l’hyperréalité, lui inspire un essai superbe intitulé Amérique. Constatant qu’aux Etats-Unis la permissivité va de pair avec un hypermoralisme social, qui fait de toute voix ou attitude dissidente une pathologie à éradiquer, il y définit le jogging comme une forme de suicide, dit qu’en Amérique personne ne regarde la télévision car c’est l’écran lui-même qui regarde les téléspectateurs, et affirme que la vitesse « crée de purs objets » car elle est la « forme extatique du mouvement ». L’Amérique est pour lui à la fois le modèle de la modernité, la dernière des sociétés primitives et l’« utopie achevée ».
Durant les années 1990, dans une série de petits ouvrages incisifs, auxquels s’ajoutent les cinq volumes de ses Cool Memories, recueil de pensées fulgurantes entrecoupées d’aphorismes souvent mélancoliques, Jean Baudrillard éprouve systématiquement sa théorie en la confrontant aux grands et petits événements médiatiques. Il le fait à sa manière, caustique, provocatrice et jubilatoire, empreinte d’une ironie cinglante et d’une allégresse sarcastique, portée par un non-conformisme à toute épreuve et ne dédaignant jamais de provoquer les pensées convenues et la bienpensance dominante.
Rapportée aux événements, sa grille de lecture implique toujours un pas de côté, un déplacement de perspective, à la recherche d’un paradoxe éclairant. C’est cet écart déroutant qui lui permet d’aller toujours à l’essentiel, sans s’arrêter aux jugements de valeur, de montrer que l’événement renvoie toujours à autre chose qu’à lui-même. Il s’agit au fond, dit Baudrillard, d’« aller par anticipation au bout d’un processus, pour voir ce qui se passe au-delà ».
En 1991, il publie La guerre du Golfe n’a pas eu lieu (Galilée), dont le titre retentissant suscite bien des commentaires. Il y explique que la guerre suppose un principe de sacrifice incompatible avec la recherche d’une guerre à « zéro mort » (dans le camp des assaillants), ainsi que la reconnaissance d’un ennemi non réductible au rôle de « voyou ». Guerre chirurgicale et « asexuée », la première guerre du Golfe n’a « jamais eu lieu », en ce sens qu’elle a moins été affaire de combats que de spectacle.
En novembre 2001, son texte sur « L’esprit du terrorisme », paru dans Le Monde, provoque à nouveau des remous dans l’intelligentsia parisienne. Si la première guerre du Golfe a été pour lui un non-événement, les attentats du 11 septembre lui apparaissent au contraire comme l’« événement absolu » – mais aussi comme un « obscur objet de désir » qui a « radicalisé le rapport de l’image à la réalité ».
Baudrillard scandalise en affirmant que le néo-terrorisme global, qui « se nourrit de ce qu’il veut détruire », est « l’acte qui restitue une singularité irréductible au coeur d’un système d’échange généralisé ». « La tactique du terroriste, écrit-il encore, est de provoquer un excès de réalité et de faire s’effondrer le système sous cet excès de réalité ». S’y ajoutent quelques remarques typiquement baudrillardiennes : « Quand les deux tours se sont effondrées, on avait l’impression qu’elles répondaient au suicide des avions-suicides par leur propre suicide ». Ou encore : « Le spectacle du terrorisme impose le terrorisme du spectacle ».
Les critiques que lui valut cet article (auquel ont fait suite plusieurs essais sur le même sujet) témoignent en fait d’une incompréhension de sa méthode. Ce qu’entendait dire Baudrillard, c’est que l’Occident peut faire la guerre au terrorisme, mais qu’il n’a pas de réponse symbolique à lui apporter. Au désir de mort des terroristes, il ne peut pas répondre par la mise en scène de son propre désir de mort.
L’Occident se pose comme l’empire du Bien, ce qui l’empêche de voir que dans la vie des hommes rien n’est univoque ou unidirectionnel, que tout est ambivalent. Tout ce qui s’actualise potentialise son contraire, sa « part maudite » (Georges Bataille). « À un moment donné, dit Baudrillard, cette part d’ambivalence prend le dessus, tandis que l’autre part se décompose d’elle-même. C’est ce qui est arrivé au communisme, qui a sécrété sa propre ambivalence et qui, avec la chute du Mur de Berlin, est arrivé au bout de sa décomposition ». En d’autres termes, plus on cherche à évacuer le symbolique, plus il a tendance à faire retour. La puissance symbolique est en effet « toujours supérieure à celle des armes et de l’argent ». Une société qui, convaincue de sa supériorité, veut instaurer partout l’empire du Même et refuse sa « part maudite », crée les conditions de sa propre disparition. « Celui qui vit par le Même périra par le Même », écrit Baudrillard (Écran total, 1997).
Comme Philippe Muray, Baudrillard a toujours pensé le plus grand mal du discours du Bien. « Nous croyons naïvement, explique-t-il, que le progrès du Bien, sa montée en puissance dans tous les domaines, correspond à une défaite du Mal. Personne ne semble avoir compris que le Bien et le Mal montent en puissance en même temps, et selon le même mouvement […] Le Bien ne réduit pas le Mal, ni l’inverse d’ailleurs : ils sont à la fois irréductibles l’un à l’autre et leur relation est inextricable […] Le mal absolu naît de l’excès du Bien, d’une prolifération sans frein du Bien, du développement technologique, d’un progrès infini, d’une morale totalitaire, d’une volonté radicale et sans opposition de bien faire. Ce Bien se retourne dès lors en son contraire, le Mal absolu ». Le Mal, pourrait-on dire, résulte d’une irrésistible pulsion de revanche sur les excès du Bien.
Plus généralement, Baudrillard pense que, « depuis peut-être un siècle, l’Occident a travaillé à la dégradation de ses propres valeurs, à les éliminer, à les abolir », ce qui fait qu’il se retrouve aujourd’hui au degré zéro de la puissance symbolique, en sorte que c’est ce degré zéro qu’il veut imposer au reste du monde. Convaincu d’être porteur des seules valeurs universelles concevables, l’Occident veut les étendre à toute la planète, ce qui le porte à délégitimer comme perverses ou archaïques toute singularité qui s’y oppose, « y compris cette forme de singularité qu’est la mort elle-même ». L’Occident veut au fond négocier l’altérité, et enrage de ne pouvoir parvenir.
« La seule manière de résister au mondial, c’est la singularité », disait Baudrillard en 2002. « Ce qui peut faire échec au système, ce ne sont pas des alternatives positives, ce sont des singularités. Or, les singularités ne sont ni bonnes ni négatives. Elles ne sont pas une alternative, elles sont d’un autre ordre […] Elles peuvent être le meilleur et le pire. On ne peut donc les fédérer dans une action historique d’ensemble. Elles font échec à toute pensée unique et dominante, mais elles ne sont pas une contre-pensée unique – elles inventent leur jeu et leurs propres règles du jeu ». Le terrorisme représente incontestablement l’une de ces singularités, sur le versant de l’extrême violence. Baudrillard n’en fait nullement l’apologie. Il demande seulement qu’on prenne bien conscience de sa nature. Le terrorisme est une réponse symbolique paroxystique à l’universalité abstraite.
S’inscrivant en faux contre les thèses de Samuel Huntington à propos de l’affrontement de l’islam et de l’Occident, Baudrillard écrit encore : « Il ne s’agit pas d’un choc des civilisations, mais d’un affrontement, presque anthropologique, entre une culture universelle indifférenciée et tout ce qui, dans quelque domaine que ce soit, garde quelque chose d’une altérité irréductible. Pour la puissance mondiale, tout aussi intégriste que l’orthodoxie religieuse, toutes les formes différentes et singulières sont des hérésies. A ce titre, elles sont vouées soit à rentrer de gré ou de force dans l’ordre mondial, soit à disparaître. La mission de l’Occident (ou plutôt de l’ex-Occident, puisqu’il n’a plus depuis longtemps de valeurs propres) est de soumettre par tous les moyens les multiples cultures à la loi féroce de l’équivalence. Une culture qui a perdu ses valeurs ne peut que se venger sur celles des autres […] L’objectif est de réduire toute zone réfractaire, de coloniser et de domestiquer tous les espaces sauvages, que ce soit dans l’espace géographique ou dans l’univers mental » (Power Inferno).
La pensée critique doit selon Baudrillard devenir « radicale ». « La radicalité, écrit-il, c’est aller à la racine des choses […] La radicalité, ce n’est pas en savoir toujours davantage sur le réel, mais passer de l’autre côté ». Et c’est précisément ce qu’il n’a cessé de faire. Il n’a jamais cessé d’être un penseur « extrême », jusque dans ses dernières extrémités. D’où ses prises de position sur les sujets les plus divers, toujours servies par un sens aigu de la formule. Radicalisme libérateur.
Sur le clonage : « Le sexe s’était déjà libéré de la reproduction, aujourd’hui c’est la reproduction qui se libère du sexe […] N’est-ce pas une pulsion de mort qui pousserait les êtres sexués à régresser vers une forme de reproduction antérieure à la sexuation ? ». Mais aussi : « On ne parle du clonage qu’en termes biologiques. Or, il me semble qu’il a déjà été précédé par un clonage mental : le système de l’école, de l’information et de la culture de masse permet de fabriquer des êtres qui deviennent une copie conforme les uns des autres ».
Sur le référendum à propos du projet de Constitution européenne : « Le oui lui-même n’est plus exactement un oui à l’Europe, ni même à Chirac ou à l’ordre libéral. Il est devenu un oui au oui, à l’ordre consensuel, un oui qui n’est plus une réponse, mais le contenu même de la question ».
Sur les émeutes des banlieues : « L’immigration et ses problèmes ne sont que les symptômes de la dissociation de notre société aux prises avec elle-même […] Une société elle-même en voie de désintégration n’a aucune chance de pouvoir intégrer ses immigrés, puisqu’ils sont à la fois le résultat et l’analyseur sauvage de cette désintégration ».
Cette approche ironique, opposée aux donneurs de leçons comme à tout esprit de système, n’a évidemment pas valu que des amis à Jean Baudrillard. Ses adversaires l’ont tour à tour accusé d’apolitisme et d’irrationalisme, de misogynie et d’homophobie, voire d’être un réactionnaire amoral ou un cynique conservateur. En 1990, on lui avait reproché d’avoir exhumé la pensée de Joseph de Maistre dans La transparence du Mal. En 1996, sa dénonciation de la « nullité prétentieuse de l’art contemporain » lui valut de perdre la chronique dont il disposait à Libération. En 2005, un pamphlet d’une consternante bêtise, signé Thomas Florian, allait jusqu’à le présenter comme un « faux penseur recyclant tous les poncifs de la pensée réactionnaire », et son oeuvre comme un « amas nauséabond » ! Le magazine homosexuel Têtu fut plus récemment le seul à se réjouir de sa disparition.
Baudrillard avait répondu à ses critiques en mai 1997, dans un article intitulé « La conjuration des imbéciles » : « Ne peut-on plus proférer quoi que ce soit d’insolite, d’insolent, d’hétérodoxe ou de paradoxal sans être automatiquement d’extrême droite (ce qui, il faut bien le dire, est un hommage à l’extrême droite) ? Pourquoi tout ce qui est moral, conforme et conformiste, et qui était traditionnellement à droite, est-il passé à gauche ? » « La lâcheté intellectuelle, remarquait-il aussi, est devenue la véritable discipline olympique de notre temps ».
D’autres ont pu trouver qu’il « exagérait », sans réaliser que ce grand amateur de cinéma et de science-fiction – il est explicitement cité dans le célèbre film des frères Warschawsky, Matrix, que l’on a présenté (imprudemment) comme une illustration de ses thèses –, passionné de surcroît par la photographie depuis les années 1980 (sa première grande exposition s’est tenue à Paris en l’an 2000), ne faisait peut-être que décrire les prodromes de l’« hyperréalité » qui vient.
« Si on échappe à la mort, on échappe forcément à la vie », disait Baudrillard. Généreux, solitaire, curieux de tout, auteur de plus d’une cinquantaine de livres, lui qui avait si souvent décrit les processus « viraux » à l’oeuvre dans la société, a finalement été emporté par les métastases le 6 mars dernier. Prenant la parole à ses obsèques, au cimetière du Montparnasse, le ministre de la Culture, Renaud Donnedieu de Vabres, visiblement pris au dépourvu par le retentissement mondial de sa disparition, avouait au terme de sa brève allocution qu’il n’était guère familier de son oeuvre : « J’aurais bien voulu parler avec Jean Baudrillard… Maintenant, il me reste à le lire ». Il serait temps.
Alain de Benoist Nouvelle Ecole, 2008
Les premiers livres de Jean Baudrillard ont été publiés chez Gallimard, les plus récents aux éditions Galilée et aux éditions Sens & Tonka.
Un « Cahier de l’Herne », dirigé par François L’Yvonnet, lui a été consacré en 2005, avec des textes de Michel Maffesoli, Edgar Morin, Philippe Muray, Jean-Baptiste Thoret, Jean Nouvel, etc. (Éditions de l’Herne, 328 p., 49 €).

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