Gramsci n'a pas gagné. La gauche française, qui prétend depuis cinquante ans régenter le monde intellectuel, n'a remporté la présidentielle que par défaut. Petit portrait.
Ce qui est extraordinaire avec la gauche, c'est qu'elle n'a de cesse de se réclamer du progressisme et qu'elle n'évolue pas d'un iota. Elle ressert toujours les mêmes symboles, entretient les mêmes préjugés, cultive les mêmes dogmes de sa religion laïque, qui organise ses rituels au secret d'ailleurs de moins en moins bien gardé des temples maçonniques. Dire que nous avons la droite la plus bête du monde est devenu presque un truisme ; mais qui ose dire que nous avons aussi la gauche la plus archaïque de la planète ? Il est vrai que cet archaïsme est déguisé avec soin par les médias de gauche, qui le fardent aux couleurs de la jeunesse, de la nouveauté et de l'insolence. Mais l'insolence de la gauche est aussi fatiguée qu'une blague de Bedos et rouillée que l'humour de Stéphane Guillon.
La gauche tire l'essentiel de sa force des moyens de communication moderne, qui diffusent un prêt-à-penser qui lui tient lieu de « culture » et qui lui permettent d'orienter les badauds dans le sens du vent artificiel qu'elle fait souffler. Un confrère libre d'esprit, et donc pas de gauche, a plaisamment décrit le fonctionnement de l'univers intellectuel de la gauche, dans un réjouissant petit livre intitulé Maos, trotskos, dodo. Jean-Christophe Buisson - rien à voir avec Patrick - s'y demande pourquoi les philosophes les plus influents, les papes de l'éditions et de la littérature, les producteurs de cinéma et les patrons des maisons de disques sont des anciens de 68 (le livre a dix ans, aujourd'hui ils jouissent d'une retraite bien méritée). La réponse, dit-il, se trouve chez Antonio Gramsci, le stratège italien de la conquête du pouvoir par la culture. Au début du XXe siècle, celui-ci a établi, écrit Buisson, « l'existence d'un mouvement de pendule idéologique ou politique à travers son concept de "bloc historique " que constituent les croyances qu'une génération tient pour acquises définitivement. Institutionnalisées, ces croyances deviennent des évidences presque sacrées. Toute remise en cause de celles-ci s'apparente dès lors à un acte criminel, iconoclaste, fasciste. » En somme, passible du bûcher.
« Ces croyances, poursuit Buisson, se diffusent par des "intellectuels centraux" (autorités littéraires, artistiques, philosophiques, universitaires) vers des "intellectuels secondaires" (professeurs, journalistes) qui, eux-mêmes, diffusent ces croyances vers le peuple. On appelle ça un réseau. »
Adossés au Mur de l'Argent.
Au nombre des « intellectuels centraux », Buisson range Bourdieu, Sollers, Glucksmann, B-H. L - ce qui est sans doute faire beaucoup d'honneur au dernier. Leurs relais ? l'auteur cite July, Miller, on pourrait en citer par dizaine, depuis des Fourest au Debbouze en passant par les Drucker : on n'a que l'embarras du choix. Tous ces braves gens prospèrent d'autant mieux qu'ils sont portés et supportés par leur pire ennemi : adossés au Mur de l'Argent. L'Argent ! Comme il les met mal à l'aise ! Ils n'en manquent pourtant pas : les firmes du Cac 40 arrosent généreusement leur presse de publicités, Rothschild vole au secours de Libé au bord de la faillite, et les éléphants roses, lorsqu'ils ne crèchent pas comme Fabius devant le Panthéon où reposent leurs grands hommes, voisinent place des Vosges comme Jack Lang et Dominique Strauss-Kahn, dont le patrimoine modique a été révélé aux Français lors d'un récent séjour new-yorkais...
Nous ne sommes pas jaloux et ces péchés mignons, humains après tout, seraient supportables si l'homme de gauche n'était pas de surcroît un insupportable père la morale, redresseur de torts jusqu'à devenir parfois fauteur de guerre, comme les Bernard Kouchner ou les Bernard-Henri Lévy. Toujours prêts à vilipender le fascisme, à défendre au bout du monde la liberté d'expression opprimée, ils sont dans leur propre pays les premiers des maîtres censeurs, pour reprendre le titre bien inspiré d'un livre de la journaliste Elisabeth Lévy. Toujours prêts à partir à la chasse au mal-pensant, les maîtres censeurs sont la moderne caricature des inquisiteurs - à cela près que les vrais tribunaux de l'inquisition jugeaient dans les formes, peine que ne prennent pas nos intellectuels de gauche. L'un des derniers à en avoir fait les frais est Robert Ménard, fondateur de Reporters sans frontières et auteur - entre autre - d'un livre judicieusement intitulé « La Censure des bien-pensants ». Déjà suspecté d'homophobie après avoir déclaré qu'il ne souhaitait pas que ses enfants voient le dessin animé Le Baiser de la Lune, qui fait la promotion de l'homosexualité, et préférait qu'ils soient hétérosexuels, puis blâmé pour avoir défendu la peine de mort au cours d'une émission télévisée, il est devenu tout à fait infréquentable quand il a publié son livre Vive Le Pen, en déclarant : « Je ne voterai pas Front national mais je pense que ce parti, qui doit être considéré comme républicain aussi longtemps qu'il ne sera pas interdit, doit bénéficier du droit à la liberté d'expression. » Le monstre !
Dans un tel contexte, le fait que, malgré le bourrage de crânes médiatique, 55 % des électeurs aient néanmoins voté pour l'une ou l'autre des listes de droite présentes au premier tour de la présidentielle est, somme toute, un signe étonnant de la bonne santé des Français.
Hervé Bizien monde & vie 26 mai 2012