Près d'une dizaine d'États - de la Pennsylvanie à la Caroline du Sud en passant par l'Oklahoma, le Texas et le Missouri, pour ne citer que ceux-là vont bientôt se lancer dans une guerre politico-institutionnelle contre Washington-la-hautaine, contre l'insatiable Potomac, bref contre les autorités fédérales accusées d'irresponsabilité, d'inertie, voire de trahison. Objet du conflit : l'immigration illégale, devenue aux États-Unis une invasion qui n'ose pas dire son nom. Cadre du conflit : la subtile articulation de ce cher et vieux fédéralisme qui est l'arbre de vie du pays. Né dans l'esprit des légistes avec les premières cités de l'homme, le fédéralisme s'est imposé dans tous les continents comme un système fragile, utile, parfois même indispensable. Le Français en ignore souvent tout pour avoir vécu depuis des dizaines de générations, dès la sortie du Moyen-Âge, dans des structures étatiques pétries de centralisme organisateur - Tocqueville l'a magistralement montré - d'où l'œil royal, impérial puis républicain veilla à la marche des affaires publiques jusqu'aux moindres détails.
À l'inverse, l'Américain passe son existence à cheval sur deux États : celui de son quartier, l'immédiat, le fédéré, le charnel qui devient sa petite patrie ; et l'autre, celui dont s'étourdit la presse, le lointain, le fédéral, le mythique qui a fini par devenir sa lancinante obsession. En principe, ces deux types d'États ont des pouvoirs qui s'équilibrent et des devoirs qui se complètent : le fédéral gère les problèmes nationaux tandis que le fédéré se penche sur la besogne quotidienne. Chacun son domaine. Mais dans les interstices laissés par ces deux énormes meules qui ne tournent pas dans le même sens ni toujours dans le même but, se glissent - suprême astuce des Pères fondateurs - les libertés citoyennes d'autant plus réelles qu'elles profitent de l'imbrication souvent aléatoire et parfois contestée d'un double mécanisme compliqué. Lorsque les deux meules s'opposent, aux étincelles qui en résultent s'éclaire l'électeur et se chauffe le frondeur sommeillant en lui. Car c'est bien à une véritable fronde que nous assistons. Mais contrairement à celle jadis phagocytée par Mazarin, il n'est pas certain que Washington sorte vainqueur de celle-ci.
Cette fronde a toutes les allures d'un défi et, comme beaucoup de révoltes, commence par l'initiative d'un téméraire. Car si le groupe d'États dressés désormais contre Washington s'étoffe de mois en mois, l'affaire à ses débuts consista en un « coup de gueule » solitaire, une sorte de « ras-le-bol » clamé par une citadelle sans défense sur des marches sans illusions quant à la rapacité du tiers-monde. Ce faux glacis traversé par toutes les impostures se voit planté par dérision dans un superbe décor à la Buzzati, un décor d'épopée : au pied de murailles béantes, la sécheresse mystérieuse et angoissante du "Désert des Tartares" s'enfonce dans l'hispanité comme pour mieux en aspirer les hordes vengeresses. Cette victime expiatoire de toutes les trahisons fédérales, c'est l'Arizona. Ce repaire de frondeurs exaspérés, c'est encore l'Arizona. Cet audacieux qui alluma la mèche de la sédition, c'est toujours l'Arizona : une aridité lunaire plongée dans une étuve saharienne que quelques oasis peignent en vert le long d'une frontière barbelisée par habitude et poreuse par négligence.
L'État occupe les premières loges au théâtre des invasions mais doit se contenter du poulailler dans les débats sur l'immigration. Cette injustice provoqua une fermentation des esprits qui dure depuis un quart de siècle. C'est beaucoup, vingt-cinq ans, lorsqu'on voit pénétrer chaque jour des centaines de clandestins dont l'impunité génère autant de trafics que d'exactions. C'est trop, vingt-cinq ans, lorsqu'on mesure l'inertie du Congrès, l'apathie de la Maison-Blanche et l'hypocrisie de l'administration. Plus d'une dizaine de réformes furent mises en chantier afin d'endiguer les flots d'étrangers. Toutes bénéficièrent en apparence des meilleures intentions parlementaires. Et toutes sentirent le souffle bienveillant de l'autorité présidentielle. Mais toutes finirent dans les mouroirs institutionnels. D'un côté un arsenal sans consistance, de l'autre une menace quotidienne ; d'une part une lâcheté quasi générale, de l'autre des prédateurs enragés. Au milieu de ce nauséeux combat, l'Arizona, seul ou presque, exposé à tous les coups sans pouvoir en rendre, sacrifié sur l'autel du politiquement correct avec devant les yeux son image - terrible image renvoyée par tous les miroirs : le sas de la honte.
L'Arizona brisa les miroirs accusateurs avant de métamorphoser son insupportable visage. Puisque le pouvoir fédéral stagnait dans l'incurie, les instances fédérées avaient le droit de se substituer à lui ; Phoenix prenant le pas sur Washington. En somme, une guerre de capitales. Mais une guerre (presque) prévue par la Constitution. Celle-ci stipule en effet que « l'Union doit garantir à chacun des États non seulement la forme républicaine de son gouvernement mais aussi la protection de ses frontières contre l'invasion ». Nous sommes au cœur du débat. Depuis vingt-cinq ans, la Constitution est violée une centaine de fois par jour sur les bords du Potomac parce qu'au même moment, sur la façade méridionale de l'Arizona, une centaine d'illégaux parviennent sans obstacles à serpenter sous les barbelés. Ce viol obsessionnel électrisa Russell Pearce. Élu républicain au sénat de l'Arizona, Pearce rédigea un projet de loi réclamant pour sa « petite patrie » le droit d'exercer une défense légitime en l'absence de toute autre volonté hiérarchiquement responsable.
Le texte fut voté par les deux chambres locales à une forte majorité et signé le 23 avril dernier par Madame le Gouverneur Jan Brewer. Celle-ci ne mâcha pas ses mots lorsque l'entourèrent les micros du prêt-à-penser. « L'Arizona, déclara-t-elle, vient de se doter d'un outil pour résoudre une crise que nous n'avons pas créée mais que le gouvernement fédéral a amplifiée en refusant de s'y intéresser lorsqu'il était encore temps. Nous avons été patients. Pendant des décennies, nous avons attendu que Washington agisse. En vain. La situation devenant intolérable, il a fallu trancher. » La loi entrera en vigueur le 31 juillet. Que veut-elle ? Faire pression sur les 500 000 illégaux comptabilisés par les différents shérifs afin de ne leur laisser le choix qu'entre un long séjour dans une prison américaine er le retour immédiat dans leur propre pays. Que prévoit-elle ? Des pouvoirs accrus aux forces de police : elles pourront désormais arrêter et demander ses papiers d'identité à toute personne suspectée, à cause de son apparence ou de son attitude, d'avoir pénétré clandestinement aux États-Unis. Les contrevenants seront expulsés. Et dans la même logique, ceux qui transporteront ou hébergeront des illégaux seront punis.
Considérée comme un cinglant affront à l'ordre établi par la presse aux ordres et l'establishment aux fers, la nouvelle loi fut qualifiée de « fâcheux dérapage » par Barack Obama, d'« ignoble opération » par Eric Holder, ministre de la Justice, et de « mesure destructive » par Janet Napolitano, ministre de la Sécurité intérieure. Quant au cardinal Roger Mahony, ex-archevêque de Los Angeles, toujours en tête des gourous bien pensants, il a cru voir dans les efforts d'assainissement pris par les corps constitués de l'Etat rebelle des « techniques dignes du bolchevisme et du nazisme ». Cette emphase pavlovienne paraît grotesque face aux 72 % d'opinions favorables recueillies parmi les vrais Arizoniens, face également au vif intérêt suscité un peu partout par l'initiative de Pearce. Trois nouveaux États - l'Utah, la Géorgie et le Colorado - sont venus s'ajouter l'autre semaine à la liste déjà longue des frondeurs de l'Obamaland. Tous préparent un arsenal anti-illégaux. Et tous attendent le 31 juillet comme l'amorce d'une ère de reconquête. Sur celle-ci tirent déjà ceux qui estiment que le dispositif honni pèche par deux aspects. Il invite les agents de la force publique à une gigantesque chasse au faciès où régnera en maître absolu l'arbitraire raciste : faux. Les policiers ne pourront intervenir que si la personne suspectée d'être clandestine a déjà commis une faute ou un délit, par exemple un excès de vitesse, un feu rouge grillé ou un vol à la roulotte. Sans enfreinte au règlement, pas d'interpellation et donc pas de contrôle. Autre attaque : le dispositif inaugure un type de surveillance qui exige de l'étranger d'avoir toujours sur lui un papier d'identité : faux. On a oublié que depuis 1940, une décision fédérale oblige les non-citoyens à porter constamment sur eux un document prouvant la légalité de leur présence sur le sol américain, c'est-à-dire un document visé par les services d'immigration.
Ainsi, dans ce domaine qui devient ultrasensible, l'Arizona n'a nullement innové. Il n'a fait que suivre Washington et le Congrès. Précieux atout pour les frondeurs qui devront ferrailler devant la justice. Et argument inestimable pour les candidats nationaux à l'élection législative de novembre prochain. L'Arizona comme État pilote : tout un programme.
CHRISTIAN DAISUG PRESENT du 19 juin 2010