L’économiste russe Alexandre Aïvazov se fonde sur la théorie des cycles de Kondratiev pour prévoir l’effondrement de l’économie américaine aux alentours de 2014 et le transfert du leadership mondial vers la Chine. Le texte étudie également les perspectives de la Russie dans le monde “post-dollar”. Une synthèse du livre non traduit en français « Quand le dollar s’effondrera » (articles écrits entre 2008 et 2012).
L’économiste russe Nikolai Kondratiev a émis une théorie des cycles longs, indiquant que l’économie pouvait se décomposer en périodes de croissance et de déclin, qui durent chacune entre 30 et 60 ans.
À travers ses travaux, Kondratieff tente de démontrer la corrélation entre les cycles économico-boursiers et les excès de création monétaire basés sur la dette.
Un cycle de Kondratiev est un cycle économique de l’ordre de 30 à 60 ans aussi appelé cycle de longue durée. Mis en évidence dès 1926 dans son ouvrage Les vagues longues de la conjoncture, il présente deux phases distinctes : une phase ascendante (phase A) et une phase descendante (phase B).
Graphe retraçant le cycle de Kondratieff et les actifs à privilégier en ces différentes saisons. L’or et le cash sont les valeurs clé du moment. (Cliquer sur l’image pour l’agrandir)
I. Grandes étapes des bouleversements à venir
La récession qui a éclaté en 2008 dans les pays développés s’est diffusée à toute l’économie mondiale: le monde est entré dans la phase baissière du Cinquième grand cycle de Kondratiev, qui durera jusqu’en 2020-2025. La récession durera jusqu’à la fin 2009, après quoi surviendra un léger soubresaut de l’économie mondiale dû aux mesures anticrise menées par les gouvernements occidentaux.
Mais en 2012-2013 commencera une dépression bien plus profonde et grave que la dépression des années 1930. Elle va toucher de plein fouet le secteur réel de l’économie et les pays se protègeront en introduisant des mesures protectionnistes. Parallèlement, ils commenceront à se débarrasser d’un dollar déclinant.
Quand ces mesures prendront un caractère massif, le troisième défaut du dollar aura lieu (le premier remontant à 1933, le second à 1971), et la pyramide constituée par l’ensemble des dettes accumulées par les USA s’effondrera. Les États-Unis déclareront alors au monde: « la liberté du commerce et la libre-circulation des capitaux sont la principale valeur des USA (à qui elle a permis de consommer 40% du PIB mondial en n’en produisant que 20%). Et comme le reste du monde viole la pierre angulaire de l’économie de marché spéculative et néolibérale avec ses mesures protectionnistes, nous renonçons au dollar en tant que monnaie de réserve. Nos dettes sont effacées« .
Ce défaut sur sa dette s’accompagnera de la transition vers une nouvelle devise (probablement l’Amero avec le Canada, le Mexique, et peut-être la Grande-Bretagne). Les États-Unis décideront alors librement d’échanger les dollars contre les Amero au taux qui les arrange en fonction des affinités. Certains pays se verront refuser la conversion.
Suite à cela, jusqu’en 2016, l’économie mondiale s’adaptera à cette nouvelle situation. Le monde entier verra émerger des groupements régionaux de type Union européenne autour de gros pays comme la Chine, l’Inde, la Russie etc. ou de blocs d’États (pays islamiques, Amérique latine). Ces unions se doteront de devises régionales, qui pourraient être adossées à l’étalon or. De nouvelles organisations, formées sous les auspices de l’ONU et libérées des dictats américain, prendront la relève de l’OMC et du FMI, ces instruments de régulation visant en réalité à imposer partout la doctrine néolibérale.
Pendant la gestation de ces unions régionales on verra apparaître les bases des nouvelles innovations qui constitueront la 6e BASE TECHNIQUE industrielle de la période haussière du VIe cycle de Kondratiev. Il s’agira probablement des nano- et biotechnologies, de l’ingénierie génétique, des technologies de l’information, des télécommunications spatiales et digitales, de l’énergie verte etc. On assistera ensuite à la phase haussière du 6e cycle de Kondratiev. Toutefois, avant cela, on traversera en 2017-2019 à une crise d’adaptation moins profonde que la précédente (2015).
La phase actuelle, la vague baissière du 5CK (5e cycle de Kondratiev) s’achèvera aux alentours de 2020, puis l’économie entrera dans une phase haussière qui durera environ 20-25 ans. Avant cela, nous devrons donc faire face à une série de crises liées à la gestation de la nouvelle base technique et d’une architecture globale de marché dotée de nouveaux organismes de régulation. Tout ceci se fera sur la base du néo-keynésianisme, qui détrônera l’idéologie libérale qui dominait depuis les années 1980.
II. La chute inéluctable du dollar
Après la Deuxième Guerre mondiale, le système financier international fonctionnait selon les règles instaurées à Bretton Woods. Ce système considérait comme unique monnaie de réserve internationale le dollar fermement indexé sur l’équivalent or (1 once d’or = 35 dollars). Différents pays ont d’ailleurs recouru au droit d’effectuer la conversion de leurs dollars en or, comme la France de De Gaulle. Ceci a nettement amenuisé les réserves des USA, qui détenaient 70% de l’or mondial au lendemain de la guerre. Bretton Woods a été remplacé par les accords de Jamaïque, qui déliaient le dollar de l’étalon or. Ce fut le début d’une vaste dégringolade.
Actuellement, les USA, produisant environ 20% du PIB mondial, consomment près de 40% de la production mondiale avec moins de 5% de la population planétaire.
Comment le pays couvre-t-il cette différence? En imprimant des dollars et en émettant des bons du trésor et d’autres titres sans plus de valeur que le morceau de papier sur lequel elles sont imprimées. Le prix de ces obligations ne cesse de baisser, ce dont témoigne notamment la hausse de l’or. Actuellement, la dette américaine atteint 60 milliards d’euros, soit quatre fois le PIB américain et près de la totalité du PIB mondial.
Si les USA décidaient de rembourser leur dette, ils devraient pendant quatre ans s’abstenir de consommer quoi que ce soit et verser la totalité de leurs revenus. Mais qu’il soit clair que les États-Unis n’ont aucune intention de rembourser leur dette, ce qui causerait une chute des dépenses publiques et une baisse du niveau de vie des Américains. C’est pourquoi ils ont transformé leur système financier en une énorme pyramide financière afin de prolonger sa durée de vie. Le tout appuyé par des agences de notation chargées de « confirmer » la solidité de la pyramide américaine.
Car l’économie américaine fonctionne en fin de compte comme n’importe quelle pyramide financière. Le principe d’une pyramide? L’afflux de nouvelles entrées financières sert à honorer les engagements envers les investisseurs précédents et à réaliser différentes opérations (publicité, manipulation des taux, etc) visant à attirer encore et toujours de ressources. Mais les entrées d’argent doivent toujours être supérieures aux investissements précédents. C’est pourquoi toute pyramide possède une limite de croissance.
Le système financier américain arrive actuellement aux limites de sa croissance. Quelle que soit la politique menée à l’avenir, l’effondrement du dollar est inévitable. Des processus de stagflation se dessinent, comme dans les années 1970. Les déficits budgétaire, extérieur et des paiements des USA s’approfondissent. Le niveau d’épargne est devenu négatif pour la première fois de toute l’histoire des États-Unis, et la valeur du dollar a été divisée par 1,5 ces cinq dernières années. L’or et les matières premières, de leur côté, augmentent. La méfiance envers le dollar et le système financier fondé sur cette devise s’intensifie dans de nombreux pays. La fuite hors du dollar vers l’euro a commencé (la Chine ayant déjà annoncé le transfert d’une partie de ses réserves en euros).
III. Les cycles de Kondratiev
Il y a plus de 80 ans, l’éminent économiste russe N. Kondratiev a formulé et théorisé l’existence de vastes cycles économiques (45-60 ans) durant lesquels se produit le renouvellement de la « réserve des principaux biens matériels ». Cela signifie que les forces productives mondiales évoluent vers un niveau plus élevé de développement. Ces cycles sont divisés en phase haussière et phase baissière. Le passage d’un cycle à l’autre est basé sur les processus d’accumulation, de concentration, de pulvérisation et de dévalorisation du capital en tant que facteur clé de développement de l’économie capitaliste.
Pendant la révolution russe de février 1917, Kondratiev fut adjoint au ministre du Ravitaillement des gouvernements Lvov et Kerensky. Dans les années 1920, il est le brillant directeur de l’Institut des Conjonctures Économiques au Commissariat du Peuple aux Finances. Son passé, mais aussi ses théories gênantes démontrant que le capitalisme reprendrait son expansion après chaque crise, lui valut les foudres de Staline.
« Chaque étape suivante du cycle est la conséquence des conditions accumulées au cours de la période précédente, et les cycles, dans un contexte d’économie capitaliste, se succèdent naturellement, tout comme les phases viennent l’une après l’autre. Il convient cependant de se rappeler que chaque nouveau cycle évolue dans de nouvelles conditions historiques concrètes, à un nouveau niveau de développement des forces productives, c’est pourquoi on n’est jamais en présence de la répétition pure et simple d’un nouveau cycle« .
Voici la succession des cycles projetée par Kondratiev:
Ier cycle: – Phase haussière: fin des années 1780-début des années 1790 – 1810-1817
- Phase baissière: 1810-1817 à 1844-1851
IIe cycle: – Phase haussière: de 1844-1851 à 1870-1875
- Phase baissière: de 1870-1875 à 1890-1896
IIIe cycle: – Phase haussière de 1890-1896 à 1914-1920
- Phase baissière de 1914-1920 à 1936-1940.
IVe cycle: - Phase haussière: de 1936-1940 à 1966-1971
- Phase baissière: de 1966-1971 à 1980-1985
Ve cycle: - Phase haussière: de 1980-1985 à 2000-2007
- Phase baissière: de 2000-2007 à 2015-2025
VIe cycle: – Phase haussière: de 2015-2025 à 2035-2045
Kondratiev a été emprisonné en 1930 et fusillé en 1938, sa théorie ayant été mal perçue des autorités soviétiques (il était notamment hostile à une planification rigoureuse sans prise en compte de la réaction du marché). Son travail est passé aux oubliettes pendant près de 60 ans avant d’être redécouvert dans les années 1985 et affiné par différents économistes. Kondratiev était tout de même parvenu à prédire avec précision la phase baissière de la fin des années 1920 (grande dépression).
Chaque cycle repose sur un agrégat de technologies de base, vecteur de développement qui va donner naissance à différents secteurs économiques et générer de nouveaux investissements. Il est à noter que cette base technologique est créée pendant la période baissière de la phase précédente, chaque crise contenant les germes de la croissance future. L’évolution du nouveau cycle se caractérise de la sorte: étape pionnière (implantation des nouvelles technologies), expansion (utilisation de masse), saturation, et disparition complète de toute perspective d’expansion future.
Dès l’étape de saturation, on note une baisse du rythme de croissance, on observe çà et là des phénomènes de surinvestissement et des capacités excédentaires. Le profit devient si faible dans le secteur réel que ce processus n’est plus attrayant. L’argent se dirige alors vers les spéculations financières, où ils dégagent des profits phénoménaux. Des bulles se forment dans l’immobilier, les finances etc., provoquant en fin de compte la disparition du capital qui y est investi.
Les périodes de crise (phase baissière) exigent objectivement un renforcement du rôle dirigiste et des fonctions de l’État dans l’économie avec une forte restriction de l’utilisation des schémas libéraux. A l’inverse, les périodes de hausse exigent au contraire plus de liberté pour les entrepreneurs et la prise de décisions en matière d’investissement, la levée des obstacles aux flux de capitaux, et une plus grande flexibilité du marché du travail.
Cette libéralisation est nécessaire afin de permettre l’assimilation des innovations de base, la réorganisation structurelle et l’expansion économique. Cependant, en phase de saturation, cette libéralisation mènera à la surchauffe de l’économie et à la formation de différentes bulles et pyramides, accélérant l’arrivée de la crise et une nouvelle vague d’ »étatisation » de l’économie.
Graphique permettant de visualiser la crise actuelle (phase baissière du Ve CK) et le début de la phase haussière du VIe CK. Verticale: PIB mondial, horizontale: années.
IV. Consensus de Washington vs. Consensus de Pékin
Actuellement, la Russie est dominée par le modèle de développement économique néolibéral. Ce modèle est qualifié par Aïvazov de « spéculatif », car son essence est de détruire tout obstacle à l’accumulation incontrôlée de capitaux par le biais de la spéculation. C’est l’économie dite « casino ».
Ce modèle s’est imposé dans les années 1980 avec l’arrivée au pouvoir de Reagan et de Thatcher. Les vecteurs de cette idéologie étaient les grandes compagnies transnationales qui ont alors accumulé une immense puissance financière et économique. Leur capitale officieuse est la City de Londres, les grandes compagnies ayant auparavant, selon Aïvazov, cherché à s’implanter à Paris en demandant le transfert de la capitale française à Lyon.
Les grands axes du « consensus de Washington » sont:
- Politique du pays visant en premier lieu à le rendre attrayant aux yeux des investisseurs.
- Réduction au strict minimum des programmes d’aide sociale. Monétisation de ces derniers.
- Politique monétaire restrictive profitant aux riches.
- Totale liberté de déplacement des capitaux
- Privatisation et transformation de toute ressource en bien de consommation.
- Réformes fiscales visant à imposer le gros du fardeau aux couches les plus pauvres de la société.
Le « consensus de Washington » a été à la base des réformes menées en Russie, en Amérique latine, en Europe de l’Est et en Asie, à l’exception de la Chine, par le biais du FMI et de la Banque mondiale. Le principe était de forcer ces pays à ne pas créer leur propre système financier, mais à s’arrimer à des devises étrangères, principalement le dollar.
Face au consensus de Washington a peu émergé une alternative parfois qualifiée de « consensus de Shanghai », qui a permis d’assurer une forte croissance, d’éviter l’instabilité politique, et malgré la pression du FMI/BM, de mettre en place un système financier sous contrôle souverain.
C’est précisément la Chine qui montre que la croissance économique n’est pas uniquement possible sous la bannière américaine, mais aussi sous le contrôle d’un État souverain. Un État qui soutient l’innovation, renforce la politique industrielle, et soutient l’expansion des entreprises nationales sur la scène internationale.
Ses principes de base sont:
- Assurer la croissance en maintenant une indépendance vis-à-vis du capital international.
- Efforts d’innovation et recherche.
- Protection des frontières nationales et des intérêts nationaux.
- Accumulation d’instruments de force asymétrique (par exemple des milliards de dollars de réserves de change).
La Chine a obtenu une stabilité monétaire, et cherche à renforcer la justice sociale en augmentant la part du PIB redistribuée par l’État et en intensifiant le contrôle sur le gros capital privé. Pékin ne vit pas la mondialisation comme une libéralisation totale, l’État conservant une importante mainmise sur l’économie (de l’ordre de 65%). Le géant asiatique s’impose en outre comme le moteur de processus de régionalisation à différents niveaux (BRICS, ASEAN, OCS, etc).
V. Trois modèles pour demain
Nous entrons actuellement dans une phase de grands bouleversements. Le monde, tel les trois preux russes, se demande: par où aller? Actuellement, on voit émerger trois grands modèles, qui se dessineront de façon précise après la phase baissière du cycle de Kondratiev (d’ici 2015).
a) Le modèle des néoconservateurs américains. Ce modèle est fondé sur la manipulation de la conscience collective à l’aide des médias transfrontaliers, des drogues, et de la culture pop. Son but final: l’implantation de cartes à puce dans tous les domaines de la société, et même l’être humain afin de le contrôler. Les néocons prévoient l’utilisation d’armées de mercenaires privées pour régler les questions sensibles en contournant les organisations internationales. Ses instigateurs cachent leurs fonds dans différents paradis fiscaux. L’utilisation du « terrorisme » à des fins de manipulation collective devrait s’intensifier dans le cadre de ce modèle.
b) Le modèle néokeynésien ou modèle chinois est pratiquement l’incarnation de l’idée de Kondratiev selon laquelle un plan étatique doit exister, mais qu’il est vérifié et confirmé par le marché. Kondratiev était opposé à une planification dirigiste stricte, mais considérait que les objectifs devaient être combinés à de fines adaptations et réglages de marché, définis par le consommateur final. Un modèle éprouvé lors de la dernière crise, lorsque la Chine a compensé la chute de ses exportations en investissant dans la hausse de son marché intérieur et dans des projets d’investissement. La Chine a réduit ses pertes et aidé d’autres pays à surmonter la crise.
c) Modèle islamique. Ce modèle acquiert dernièrement un rayonnement croissant. Les investissements réalisés conformément à la loi islamique constituent une sorte de placement éthique. Les investissements dans certains activités telles que la vente d’alcool, la promotion des jeux de hasard etc sont interdits. Les banques islamiques refusent l’usure. Les banques possédées par des actionnaires et les établissements de dépôt y sont séparés. En outre, les établissements islamiques ne prennent pas part aux activités spéculatives et à l’économie dite « casino ».
VI. D’où vient la Russie?
La Russie a toujours eu un temps de retard sur l’évolution des autres économies, les guerres ayant au cours de l’histoire constitué la « preuve » de cette arriération. Alors que l’Angleterre était équipée de navires à vapeur, la flotte russe était uniquement constituée de navires à voile, car l’occident était en phase de gestation d’une nouvelle Base technique. Cette Base technique, la Russie l’a laissée échapper en raison de la « stabilité » prônée par les dirigeants de l’époque de Nicolas Ier. La guerre de Crimée de 1853-56 a mis à jour ce retard pris par la Russie.
La « stabilité » de l’époque d’Alexandre III et le début du règne de Nicolas II ont débouché sur la défaite lors de la guerre russo-japonaise. La nouvelle base technique fondée sur l’électricité, formée à l’Ouest au dernier tiers du XIXe siècle, n’a commencé à voir le jour en Russie que 40 ans plus tard, sous l’URSS.
Une seule fois au cours des 250 dernières années, la Russie a été à l’ “avant-garde de la compétition économique”: c’est quand elle a utilisé la grande dépression (phase baissière du IVe CK) afin de posséder les dernières innovations. La façon dont une telle percée a été réalisée (goulag, Golodomor) constitue une autre question.
Mais le fait est qu’en trois plans quinquennaux, l’URSS est parvenue à faire surmonter au pays un retard de 40 ans. Le pays est remonté dans le peloton de tête, s’assurant la victoire lors de la 2 GM et par la suite ses succès dans le domaine spatial.
L’URSS a par la suite manqué une nouvelle étape technique durant la « stagnation » sous Brejnev, ce qui a provoqué sa défaite lors de la guerre froide.
Concernant les perspectives de la Russie dans le futur (6e) cycle de Kondratiev: les slogans scandés par les dirigeants russes, qui appellent à mettre en place une « économie de l’innovation », resteront lettre morte tant qu’ils s’efforceront d’arrimer l’économie russe au dollar américain au lieu de financer la mise en place des infrastructures de la prochaine révolution technologique.
VII. Où va la Russie?
La Russie est dans une situation paradoxale: d’un côté Moscou, par la bouche de son leader national, a ébauché une doctrine (Stratégie 2020) absolument en phase avec les exigences du Sixième cycle de Kondratiev; de l’autre, ce même leader national et les personnes en charge de l’économie russe au sein du gouvernement et de la Banque de Russie affichent dans leur politique une totale soumission aux principes du Consensus de Washington et au modèle néolibéral, à l’origine de la crise.
Les principes du Consensus de Washington ont été imposés à partir de 1992 en Russie sous la pression du FMI. Le défaut de paiement de la Russie de 1998 a été la conséquence directe des réformes libérales menées au pas de course (« thérapie de choc »).
Si l’on observe la politique monétaire menée par la Russie jusqu’à une date récente, on constate que le principal canal d’émission du rouble est l’achat de devises étrangères. La Banque centrale de Russie imprime de l’argent, stimulant de la sorte l’inflation, non pas en fonction des besoins de l’économie nationale, mais uniquement en vue du rachat des devises étrangères. D’énorme sommes ont en outre été allouées au Fonds de stabilisation en devise, arrimant de la sorte l’économie du pays au dollar US. Cette politique a notamment obligé les banques et entreprises russes à aller emprunter de l’argent à l’étranger pour assurer leur développement. C’est précisément ce qui a cantonné la Russie au statut d’économie de matières premières.
Les discours appelant à mettre en place en Russie une économie de l’innovation resteront lettre morte tant que le pays restera attelé au consensus de Washington; les puissances occidentales ne tolèreront pas que la Russie passe du statut de marchand de matières premières à celui de concurrent.
La Russie est actuellement face à un choix historique. Si notre pays continue d’évoluer dans le sillage du système financier américain, en pensant passivement que « si ça se trouve on s’en sortira », notre système sera enterré sous les décombres de la pyramide américaine.
En effet, la Russie n’a pour le moment pas été capable de mettre en place un système financier souverain. Le ministère russe des Finances et la Banque de Russie financent en réalité le déficit du budget US, mais pas les banques et corporations russes. Ce n’est que quand le tonnerre a grondé en 2008 que nos autorités financières se sont rappelées l’existence d’un système financier russe autonome, créant en toute hâte un système de refinancement au sein du pays et insufflant de l’argent dans l’économie russe. Ceci a notamment permis d’éponger les crédits en devises des entreprises russes.
Les tentatives visant à sauver le système financier actuel sont vouées à l’échec. Si elle se lance dans cette voie, la Russie sera perdante.
Mais il existe une autre voie possible. La Russie peut saisir au bond la balle de l’initiative civilisationnelle, et se poser en architecte en leader du « monde post-dollar » en promouvant les réformes nécessaires avec les BRICS et d’autres pays.
Aucun autre Etat que la Russie n’a l’expérience nécessaire dans ce domaine. Même la Chine n’est pas encore assez mûre. Elle n’a pas l’expérience de puissance mondiale que la Russie, héritière de l’URSS, a formée après la Seconde Guerre mondiale pendant la Guerre froide. L’Europe divisée s’est confinée au rôle de vassale des Etats-Unis.
La Russie peut être la locomotive de l’architecture du futur système mondial, destinée à surmonter les conséquences destructrices de la phase baissière du Cinquième cycle de Kondratiev. Quand en 2012-2015 l’économie américaine s’effondrera, la Russie, riche de ses étendues immenses, de ses fantastiques réserves de matières premières, des terres les plus fertiles au monde et d’un fort potentiel scientifique, pourrait devenir le centre d’attraction des investissements du monde entier et d’utilisation des technologies de pointe.
La Russie doit absolument intégrer l’OPEP, créer une « OPEP du gaz », mais aussi promouvoir une « OPEP alimentaire » vouée à organiser la lutte contre la spéculation effrénée sur les marchés.
Il faut ici se rappeler comment la Russie est parvenue, lors de la phase baissière du 4e cycle de Kondratiev, à utiliser la Grande dépression de 1929 pour rattraper son retard, modernisant et industrialisant son économie, ce qui lui a permis de remporter la Seconde guerre mondiale, d’atteindre la parité militaire avec les États-Unis et, par la suite, de remporter la bataille pour la conquête de l’espace.
Si la Russie continue durant la phase baissière du 5e cycle de Kondratiev à soutenir un système financier en ruine avec ses réserves de change et les moyens de son Fonds de stabilisation, elle périclitera. Il faut donc investir les fonds russes dans les innovations de la nouvelle (6e) Base technique, dans l’infrastructure du pays, et peut-être en dernière instance dans des corporations occidentales dépréciées qu’elle pourra racheter à bas prix. Mais surtout, elle doit éviter à tout prix d’investir dans les instruments financiers d’un système américain en faillite.
Les choix historiques ont une importance cruciale: il y a 100 ans, la Russie réalisait une erreur stratégique en se mettant aux côtés de l’Alliance dirigée par l’empire britannique et la dynastie Rothschild. Le résultat fut la révolution, la destruction de l’Empire russe, la guerre civile. Une mer de sang et les souffrances de millions de gens: tel est le prix d’une erreur que Nicolas II paya lui aussi de sa vie.
Actuellement, la Russie est exactement dans la même situation: choisira-t-elle de soutenir un système appartenant au passé, mais encore puissant, incarné par les pays anglo-saxons et Israël, ou s’alliera-t-elle aux nouveaux centres de l’économie mondiale (BRICS, OCS, Union eurasiatique) représentant le moteur de l’avenir? Telle est la question.