L’extrême gauche partage avec la pensée libérale un désir profond, celui de vouloir réduire toute politique soit à de la morale, soit à de l’économie. Alors quand elle tente d’articuler une réflexion sur les liens entre État, politique, souveraineté et paix comme le fait Philippe Hauser dans son dernier essai La désolation du monde, on ne peut que relever l’ampleur de la déformation du phénomène, qui nous semble cependant symptomatique des prétentions (ou de l’absence de prétentions) de la gauche morale en philosophie politique, mais aussi de ses racines théoriques inavouables.
L’État opprime, la loi triche
En quelques mots, quelle est la thèse de notre auteur ? D’abord que la politique a essentiellement partie liée avec la guerre, la terreur, la mort. En cela, il se réfère principalement au philosophe allemand Carl Schmitt qui fit de la discrimination ami-ennemi le critère de distinction entre phénomènes politiques et non politiques, critère qui permet également de saisir les contours de la communauté légitimement défendable par l’autorité politique souveraine. Cette distinction ami-ennemi, qui crée de l’identité donc de la différence, vivrait sur la négation de l’Autre, et sur l’éventualité de l’extermination physique, ce que le vocabulaire politique courant retransmet par ailleurs. Cette violence, l’État la monopoliserait indûment sous le masque soit du droit naturel, soit de la prévention de la guerre civile. Le remède positif qui nous est proposé, puisé dans la pensée de Nietzsche et de Heidegger, est la formulation d’une « pensée nomade », libertaire et anti-étatiste radicale. Plutôt que de persister, notamment dans le vocabulaire de la philosophie, à pérenniser les connexions devenues naturelles entre État comme lieu du politique et son corollaire, la guerre et la domination, il conviendrait de penser le lien philosophie et politique d’une autre manière, en dehors des cadres constitués par la tradition philosophique, en la structurant autour de l’idée normative de paix. À l’instar de Ernst Jünger qui proposait à ses lecteurs la figure du Rebelle comme modèle de vie et démarche réflexive, M. Hauser propose celui du nomade, insaisissable à la violence des contraintes externes : « Est nomade celui qui ne tient pas à sa place. Ou ce qui refuse la place assignée. Le nomade ne désassigne pas seulement les identités, il ne recompose pas les identités qu’il a défaites. »
Neutraliser la Politique
Avant de vouloir redessiner les contours d’un « autre monde possible » sans guerre, sans conflits, sans inégalités, bref neutralisé, M. Hauser devrait peut- être interroger les catégories et les représentations qu’il manipule. À côté de l’emploi d’un vocabulaire qu’il ne définit que très brièvement voire très caricaturalement ("guerre", "droit" et "politique" !), quelques remarques s’imposent.
Premièrement, réduire la politique au formalisme schmittien est un moyen commode de ne pas s’interroger sur ce qu’elle est substantiellement - réduction au passage que Schmitt récusait lui-même - ou, osons le mot, sur ce qu’est la politique essentiellement. Politique et domination étatique sont deux domaines qui ne doivent pas être confondus. On peut parier sans prendre de risques que l’affaiblissement de la domination étatique, que les européistes comme les indépendantistes de tout poil réclament, ne se traduirait pas par la disparition du politique comme créatrice d’une identité distinctive mais par sa transmission à un niveau supra ou infra-étatique.
Le problème, c’est le régime
Deuxièmement, il aurait peut-être été intéressant de sinterroger sur les formes de larticulation entre État et société, plutôt que dénoncer dogmatiquement que tous les États, en tout temps, en tout lieu et sous toutes les latitudes, sont des fauteurs de guerres, des oppresseurs des populations quil entend conserver. P. Hauser va même jusqu’à esquisser une comparaison inadmissible et égarante, entre le régime national-socialiste et ses adversaires dalors, également coupables d’avoir été « les représentants d’un système terrible de domination, dont on a fini par oublier qu’il fut, autant que d’autres, la négation de la vie humaine, quand celle-ci n’était ni blanche ni occidentale ». N’y a-t-il pas d’États souverains meilleurs que d’autres ? Et si ces états souverains sont hiérarchisables entre eux, quel critère, si ce n’est celui qui permet d’ordonner justement la place de l’État, à la fois en fonction des aspirations de ceux qui lui sont assujettis, mais aussi prenant en compte les autres éléments du vivre ensemble politique pour qu’il ne devienne pas cette machine à opprimer décrite par M. Hauser ? La réponse de la pensée classique était à la fois réaliste et subtile. Quelque soit l’habitat où vit l’Homme, il est socialisé, il est au milieu de ses semblables. Hors du cadre de la famille ou de la tribu qui l’enserrent primitivement correspond la communauté politique, dont les formes varient d’une cité à l’autre. L’organisation politico-sociale, observable par la constante de relations, du moins dans les gouvernement libres, de commandement et d’obéissance, répondait à une question qui n’a rien perdu de son actualité.
Qu’est-ce qui justifie qu’une minorité d’hommes au sein de la cité gouverne et puisse contraindre la majorité ? Là encore, la philosophie classique faisait d’un ordre constitutionnel, qui ne trouvait comme légitimation que la terreur et le mensonge, un régime corrompu que l’on pouvait tout de même distinguer de régimes plus en aspiration avec l’élément proprement humain dans l’homme, c’est-à-dire sa nature. La question maintenant est de savoir si la naissance de l’État moderne a rendu caduque toute possibilité d’évaluation de cette communauté selon des critères de justice, de ce fameux droit naturel que M. Hauser réduit, par naïveté sans doute, à un discours de dominants masquant les véritables rapports sociaux. On se contentera ici de constater que la philosophie moderne, en cela héritière de Hobbes et de Machiavel, a beaucoup œuvré pour rendre acceptable les modes d’agir politique et juridique de la tyrannie dans le cadre étatique. Seulement, limiter ses potentialités tyranniques est un dessein politique possible et souhaitable, tandis que tenter de dépasser le problème en niant sa nature politique une nigauderie.
Des racines dans le nihilisme allemand
Ne percevoir la structure de la réalité politique que comme un lieu de rapports de forces, de dominations, de puissances, de vainqueurs et de vaincus devrait peut-être alerter l’auteur sur la dette qu’il a contracté à l’endroit de la Kulturpessimismus teutonne, qui tout en prétendant dévoiler les véritables mécanismes sociaux sous couvert d’indignation morale, a également contribué à l’amenuisement de tout ce qui aurait pu constituer un remède à la longue marche de la philosophie moderne vers le nazisme. Voilà où la réflexion de l’ultra-gauche en est réduite.
Puisque nous sommes dans la pensée allemande, restons-y un peu - mais pas trop longtemps tout de même. Autant de raccourcis percutants, de « stylisation » de la réalité sociale aboutissent de la part de notre auteur à la défense d’une attitude qui se voudrait libertarienne, mais qui paradoxalement ne permet pas d’atteindre le rôle de critique sociale qu’elle voudrait s’assigner. Cette posture du nomade n’est pas sans rappeler le penseur romantique dans une critique de C. Schmitt que M. Hauser n’a pas jugé bon de citer. Schmitt décrit le romantisme politique comme une pensée de l’occasion : la politique devient une occasion de s’épancher et de mettre en scène ses rêveries enfiévrées. Seulement, ne percevant les choses politiques que comme des monades dont la seule unité se constitue dans la subjectivité de son auteur, il ne dépasse pas la surface des phénomènes, et reste en cela, sans connexion avec la réalité, bourgeois et stérile. Le romantisme révolutionnaire, même s’il continue à fasciner à droite comme à gauche a été et demeure une impasse politique.
Pierre CARVIN Action Française 2000 juillet-août 2005
* Philippe Hauser : La désolation du monde. Politique, guerre et paix, Paris, L’Harmattan, 190 pages, 16,50 euros.