Jean-Claude Michéa, La double pensée, Champs, Paris, 2008
Jean-Claude Michéa est agrégé de philosophie et contributeur au sein du MAUSS depuis de nombreuses années. De sensibilité anarchiste, Jean-Claude Michéa n’a pourtant rien à voir avec l’anarchisme subventionné du système comme nous pouvons le croiser dans nos facs ou à travers les différentes initiatives ayant pour objet la destruction de nos sociétés européennes. L’anarchisme de Michéa se situe dans la lignée de la pensée de Georges Orwell, que l’on présente trop peu comme un écrivain socialiste et qu’on résume bien trop à une pensée « anti-totalitaire » systémo-compatible alors même qu’il fut un pourfendeur des effets dévastateurs du libéralisme et du colonialisme au sein même du monde britannique qu’il ne perçut jamais comme une alternative crédible aux « totalitarismes » officiels. A la suite d’Orwell, Jean-Claude Michéa défend la « décence commune », c'est-à-dire l’attitude traditionnelle et universalisable de « donner, recevoir et rendre » qui s‘accompagne du « bon sens » que nous pouvons connaître dans nos sociétés rurales traditionnelles. Cette anthropologie mise en lumière par Marcel Mauss est pour Michéa le synonyme d’une société socialiste.
Dans le présent ouvrage, qui prolonge L’Empire du moindre mal, Jean-Claude Michéa défend deux thèses essentielles : d’une part le libéralisme économique et le libéralisme « sociétal » ne font qu’un, et d’autre part les libéraux sont capables de prôner tout et son contraire. Ainsi le fait de réclamer un état pour des peuples du « tiers-monde » alors que dans le même temps on s’échine en France à vouloir démanteler l’état et à ouvrir les frontières… La construction de l’ouvrage (compilation d’articles, de réflexions et d’entrevues) n’en fait pas un ouvrage de philosophie « classique » où la pensée se déroule sur un fil mais plutôt un ensemble de considérations autour de ces deux grands thèmes. L’échange avec « Radio libertaire », qui constitue le tronc du livre, est d’ailleurs plutôt vivifiant, non seulement parce qu’il est dynamique, mais parce qu’on ne décèle jamais, autant chez Michéa que chez le journaliste de RL, de langue de bois lorsqu’il s‘agit de mettre la nouvelle gauche (et donc la nouvelle extrême-gauche) face à ses contradictions et ses préjugés.
Pour Michéa la société libérale se caractérise par plusieurs phénomènes : la coexistence du Marché, du Droit procédural et la neutralité axiologique. Tout cela conduit à refuser d’aborder les questions sous un angle philosophique, pour éviter les « conflits idéologiques » qui rappellent l’époque sanglante des Guerres de religion. Seules la « main invisible du Marché » et l’extension indéfinie du Droit procédural peuvent conduire à une régulation sociale. Il résulte de la systématisation de ces mécanismes une incompréhension par exemple de la part des libéraux du fait que des associations puissent se questionner de façon philosophique sur le droit à l’avortement ou le mariage homosexuel, alors même que selon la pensée libérale « chacun fait ce qu’il veut » et que le Droit est la seule façon de définir la norme (ou la nouvelle norme). Pour autant Michéa met en garde contre « l’idéologie du Bien » (ou idéologie morale) sur ce type de questions. Dans le cas des homosexuels, il présente différentes « visions » qu’il intègre dans ce qu’il considère comme des écueils : « l’homosexualité représente un « péché » contre la volonté divine (variante islamo-chrétienne), un symptôme de « décadence » et « d’ épuisement vital » (variante fasciste) ou encore une « déviation petite-bourgeoise » (variante stalinienne). » Pour l’auteur, cette « métaphysique du bourreau » (Nietzsche) apparaît comme une contradiction avec la « décence commune ». En revanche il considère qu’une société décente devrait permettre le débat philosophique sur ce type de questions. A travers cet exemple, qui revient à différentes reprises, Michéa n’hésite pas à critiquer les déviances de la gauche qui a délaissé la défense des classes populaires au profit du multiculturalisme (« droit des minorités », « lutte contre toutes les discriminations »), du lumpenprolétariat (terminologie marxiste désignant les éléments déclassés, comprenant les voyous et escrocs divers, les marginaux, qui n’ont aucune conscience de classe et servent les intérêts de la bourgeoisie) et de « l’évolution des mœurs ».
Michéa défend dans son ouvrage un socialisme communautaire, enraciné, hostile à la hiérarchie et à l’autorité, reprenant ici les apports de Orwell dans 1984, mais aussi de Christopher Lasch, Debord ou encore Rousseau dont il cite la célèbre maxime suivante : « Méfiez-vous de ces cosmopolites qui vont chercher loin de leur pays des devoirs qu'ils dédaignent accomplir chez eux. Tel philosophe aime les Tartares pour être dispensé d'aimer ses voisins. ». Pour lui, le socialisme réel (la décence commune) se vit dans la proximité de l’individu (famille, quartier, village) et seul un individu capable d’aider ceux qui lui sont proches (comme cela se fait encore dans certaines sociétés indigènes d’Amazonie) peut par la suite se projeter vers l’universel. La plus parfaite manifestation de l’esprit bourgeois étant sûrement cette propension des « stars » du show-bizz à s’acheter une bonne conscience en aidant les populations lointaines alors qu’ils n’ont que mépris pour leurs « compatriotes ». Michéa rappelle d’ailleurs que les paysans sont souvent considérés comme des « ploucs » et des « péquenauds » par nos élites bohêmes parisiennes. Il cherche aussi à distinguer dans Mai 68, le mouvement populaire ouvrier ou paysan (le Larzac), de la rébellion libérale-libertaire estudiantine qui a été parfaitement récupérée par le système et dont Cohn-Bendit est une parfaite icône. La gauche a totalement enterrée le mai 68 populaire, ouvrier ou paysan, comme la trahison mitterrandienne n’a fait que le confirmer après 1981 au profit d’une pensée bourgeoise compatible avec le libéralisme de défense des « exclus », des « sans-papiers » et des « gays ». Bien sûr il note que les libéraux, de droite comme de gauche, s’accordent pour réclamer l’ouverture des frontières, alors même que toute pensée socialiste authentique ne peut pas soutenir un tel projet…
Le philosophe montpelliérain aggrave son cas lorsqu’il rappelle par exemple qu’il existe une critique socialiste des droits de l’homme et qu’il se risque à quelques commentaires sur les fondements des Droits de l’homme. Il débute en citant Marx dans La Question Juive : « Aucun des prétendus droits de l’homme ne dépasse donc l’homme égoïste, l’homme tel qu’il est, membre de la société civile, c'est-à-dire un individu séparé de la communauté, replié sur lui-même, uniquement préoccupé de son intérêt personnel et obéissant à son arbitraire privé. ». Voila en une phrase le résumé de ce que sont les Droits de l’Homme. L’auteur poursuit dans la scolie associée par une remarque qui complète notre paragraphe précédent sur l’étouffement calculé du mai 68 populaire : « Le travail de falsification médiatique et universitaire a été poussé si loin, de nos jours, qu’on trouverait difficilement des étudiants (voire des « doctorants ») capables d’imaginer que la critique des droits de l’homme se situait il y’a quelques décennies encore au cœur même de la théorie marxiste et donc, de la plupart des combats révolutionnaires. » Il adjoint à ces considérations des citations d’Engels à propos du mouvement des Lumières, dont celle-ci : « Nous savons aujourd’hui que ce règne de la Raison n’était rien d’autre que le règne idéalisé de la bourgeoisie. ». Le droit des individus conduit nécessairement à une atomisation juridique au sein de la société qui est très différente de l’autonomie souhaitée par les mouvements socialistes originels. Il considère même que les Droits de l’homme sont le signe d’une « anthropologie négative » qui estime que le droit doit empêcher les Hommes de se nuire mutuellement. Cette idée d’une anthropologie libérale, pessimiste et négative, revient régulièrement dans l’ouvrage avec la convocation de Hobbes bien évidemment (« L’homme est un loup pour l’homme») mais aussi par une explication d’ordre plus « psychologique », les libéraux réagissant souvent face à des « chocs historiques » qui conduisent à avoir une image pessimiste de l’Homme et à chercher en conséquence à ce que le Droit empêche de nuire à autrui, la seule limite à la liberté d’un individu étant la liberté d’un autre individu. Par ailleurs, la liberté devient surtout la liberté de consommer et de se créer un « style de vie », d’avoir le choix entre la marque Y et la marque X. Cette critique socialiste des Droits de l’Homme, qui emprunte une nouvelle fois à Christopher Lasch, s’accompagne d’une critique de l’aliénation et de l’utilitarisme. Le socialisme, c'est-à-dire la « décence commune » et non d‘obscures mécanismes de régulation socio-économiques, promeut un homme libéré donc autonome, mais pas un homme égoïste, aliéné et qui agit par vanité et intérêt.
Sur ce point, les mouvements radicaux ont aussi droit à leur critique en bonne et due forme. Pour Michéa, les mouvements radicaux se meurent par la faute des différents arrivistes et dirigeants qui détournent la contestation révolutionnaire pour leur gloire personnelle. C’est le sens qu’il donne à la Ferme des Animaux d’Orwell, où suite à la révolution des animaux contre les fermiers, les cochons prennent le pouvoir car « tout le monde est égal, mais certains plus que d’autres ». Il voit ici une critique du stalinisme et du fait que les révolutions socialistes ont toutes fini par servir les intérêts d’une caste de « révolutionnaires professionnels ». Ainsi pour lui, il faut envisager un moyen d’empêcher ces révolutionnaires professionnels et les militants dont le dévouement deviendrait trop suspect de détourner la révolution à leur profit. Cela le conduit naturellement à critiquer la « volonté de puissance » de certains militants qui cherchent toujours à imposer leurs vues et peuvent même devenir des « donneurs de leçon ». Il les affuble du nom de Robert Macaire, personnage sans scrupule et prêt à tout pour arriver à ses fins dans le vocabulaire du monde artistique. On ne peut pas lui donner tort, tant les mouvements radicaux ressemblent souvent à des fan-clubs ou des PME au service d’un individu. A ce titre, la médiatisation des mouvements dans cette « société du spectacle » tant décriée par Debord et l’Internationale Situationniste, participe de ces écueils dans lesquels se fourvoient les mouvements radicaux. Il cite un exemple amusant, celui du soutien de TF1 à Réseau Education Sans Frontière via une célèbre émission pour gagner de l’argent, attestant de la tartufferie de ce mouvement… La recherche de la médiatisation revient à jouer la partition du système médiatique : Michéa rappelle que certains mouvements, pourtant fort de plusieurs milliers d’adhérents (comme des mouvements écologistes ou localistes) ne bénéficient d’aucune tribune médiatique, alors que des mouvements de quelques centaines de membres parviennent à obtenir une exposition qui lui paraît suspecte.
La pensée de Jean-Claude Michéa dans cette ouvrage est extrêmement féconde et il aborde assez largement d’autres sujets comme son parcours personnel, son rapport à l’écriture et à la technologie (il s’inspire en particulier de Jacques Ellul), la pensée des néo-libéraux (Hayek, Friedman, l’école de Chicago), la critique de la notion de néo-conservatisme, la dictature libérale provisoire (Pinochet) ou encore le monde enseignant. Il n’hésite pas à non plus à tancer les incontournables Attali et BHL… c’est donc un ouvrage essentiel, qui se lit très vite et qui prépare à la lecture des deux ouvrages suivants, Le complexe d’Orphée (2011) et Les mystères de la gauche 2013) qui sont des compléments à celui-ci sur deux thèmes bien précis, le refus pour les libéraux et autres « progressistes » de regarder vers le passé et le constat amer que la gauche est devenue le camp du libéralisme le plus abouti (économique et sociétal).
Pour ma part, si je ne partage pas forcément l’optimisme anthropologique de Michéa à l’heure actuelle tant la société paraît rongée par les maux du libéralisme (individualisme, guerre de tous contre tous, difficulté à pouvoir accorder sa confiance à autrui, etc…) et son rejet de certaines formes de hiérarchie (je ne considère pas que la hiérarchie est nuisible par principe, mais qu’elle devient nuisible si la hiérarchie se considère comme étant distincte du peuple), il n’en demeure pas moins que l’auteur ouvre la voie à une forme de société socialiste communautaire et enracinée basée sur la décence commune et le bon sens populaire, qui cadre plutôt avec nos aspirations et ne fait que confirmer que ce qui nous sépare des authentiques socialistes historiques n’est pas aussi important que certains le pensent. A bon entendeur…