Les Etats-Unis, le Royaume-Uni ou le Japon, de manière très pragmatique, ont conservé cette faculté de monétiser leur dette en cas de besoin. Contrairement à l’Union européenne.
C’est l’histoire de l’amateur de vin qui demande à un ami de l’enfermer pour l’empêcher de boire à l’excès. Mais, lorsque l’épicurien trop généreux avec lui-même se sent à nouveau capable de tempérance, l’ami refuse de lui rendre sa liberté. Le buveur, c’est l’Europe, et le copain qui décide à sa place de ce qui est bien ou pas, c’est la BCE.
Le parallèle est osé, mais il fonctionne en ce qui concerne la souveraineté politique européenne en matière de création monétaire : les Etats de la communauté ont bel et bien confié leur “planche à billets” à un acteur non politique, la BCE qui, d’un côté, ne dispose pas de la faculté de financer directement le budget des Etats membres et, de l’autre, délègue la création monétaire au bon vouloir du système bancaire privé.
C’est une différence fondamentale avec les Etats-Unis, le Royaume-Uni ou le Japon qui, de manière très pragmatique, ont conservé cette faculté de monétiser leur dette en cas de besoin. Evidemment, ce n’est pas une pratique anodine : il y a, en jeu, le risque inflationniste si l’injection de monnaie supplémentaire ne crée pas de richesses dans les mêmes proportions, et des conséquences sur les équilibres de change. Cela explique que, grâce au statut du dollar tout-puissant, les Etats-Unis puissent en user beaucoup plus facilement que d’autres.
Dogmatisme vs laxisme“La vieille défiance est toujours en vigueur à l’égard du laxisme supposé des dirigeants politiques vis-à-vis de la création monétaire.” Ne pas abuser du procédé, d’accord, mais décider de s’en priver définitivement, était-ce judicieux ? La question se pose sérieusement aujourd’hui, alors que l’inflation est tombée à 1,2 %, en avril, dans la zone euro, et qu’elle n’était qu’à 1, 7 % en mars, déjà en dessous de l’objectif de 2 % de la BCE, tandis que le cours élevé de l’euro pénalise les exportations françaises, et que, chaque jour qui passe voit l’Europe s’enfoncer davantage dans les marécages d’une déflation dont on ne sait pas encore si le Japon qui s’y est englué parviendra enfin à s’extraire.
Voilà une situation où il serait bon de pouvoir faire feu de tout bois. Ce n’est plus possible aujourd’hui. Comment en est-on arrivé là ? Au terme d’un chemin purement dogmatique, estime l’économiste Gaël Giraud, auteur de l’iconoclaste Illusion financière où il démonte différentes idées reçues sur la gestion de la crise. L’idée qui va avec ce choix est la vieille défiance toujours en vigueur à l’égard du laxisme supposé des dirigeants politiques vis-à-vis de la création monétaire.
De même que l’on soupçonnait autrefois les rois de jouer les faux-monnayeurs pour financer leurs excès, le politique, une fois élu, est suspect de vouloir utiliser à son seul profit le pouvoir de création monétaire. En France, une loi de 1973 a rendu extrêmement difficile pour l’Etat de bénéficier directement des avances de la Banque de France, anticipant en quelque sorte le fonctionnement européen actuel où la BCE n’a pas l’autorisation d’acheter sur le marché primaire d’émission (le marché des émissions à l’origine, par opposition aux échanges ultérieurs de titres) les titres de dettes émis par les Etats. L’Allemagne partage le même état d’esprit sur la question.
Idées neuves ?
Peut-on sortir de cette situation de dépendance ? On voit mal les Européens se mettre d’accord pour donner à la BCE la capacité de monétiser leur dette. La France autant que l’Allemagne y sont opposées. Changer, néanmoins, est nécessaire, estime Gaël Giraud, pour la bonne raison que le principe de la responsabilité de la création monétaire intégralement confiée aux acteurs privés que sont les banques a d’ores et déjà montré ses limites. Celles-ci prêtent trop lorsque l’optimisme règne, nourrissant ainsi les gigantesques bulles immobilières et financières des dernières années, mais elles ne prêtent plus assez, par aversion au risque, lorsque l’économie en aurait le plus besoin, comme aujourd’hui.
“L’impossibilité pour la BCE de financer directement les Etats, alliée à un coefficient de réserves obligatoires voisin de zéro accordé aux banques équivaut à avoir privatisé la monnaie, et l’expérience de ces dernières années montre que ce n’est pas satisfaisant”, résume Gaël Giraud. Tombé à 1 %, le niveau des réserves que doivent constituer les banques privées auprès de la BCE en face des crédits qu’elles accordent aux particuliers et aux entreprises, leur laisse toute la responsabilité de la création monétaire.
A l’autre extrême, remettre la création monétaire sous contrôle public consisterait à appliquer les conseils d’un Maurice Allais, d’un Irving Fisher ou d’un Milton Friedman jeune, en relevant le ratio de réserves à 100 %, retirant du même coup aux banques tout pouvoir de création monétaire. “Le seul pays à utiliser la technique d’un ratio contracyclique est actuellement la Chine qui tente de dégonfler sa bulle immobilière en augmentant le fameux coefficient de réserve de manière à dissuader ses banques de distribuer des crédits à foison, note Gaël Giraud. On ne sait pas encore si cela fonctionne.” Son idée à lui, dans la lignée d’un Karl Polanyi ou, plus récemment, des travaux d’Elinor Ostrom, est de faire de la monnaie, comme du travail et des ressources naturelles, un bien commun, qui ne puisse être accaparé ni par la puissance publique ni par les intérêts privés.
En pratique, dans la situation actuelle, cela consisterait notamment à donner à une BCE soumise à nouveau au pouvoir politique des capacités de pilotage contracyclique des ratios de réserve obligatoires en vue de limiter la privatisation de la monnaie. Gaël Giraud penche aussi pour un euro changé en “monnaie commune” : l’euro serait conservé uniquement pour les transactions extérieures à la zone euro, chacun récupérant sa monnaie nationale pour les transactions intra-zone, assortie d’un taux de change ajustable au terme de décisions politiques.
On imagine la Grèce et l’Italie bénéficier de véritables ballons d’oxygène grâce à ce type d’ajustements monétaires. L’Allemagne, en revanche, n’y a pas d’intérêt direct puisque son avantage compétitif serait réduit à néant par l’appréciation de sa monnaie vis-à-vis de ses concurrents européens. Une fois encore, c’est seulement au bord du gouffre, en cas d’un éclatement de l’euro par exemple, que de telles solutions pourraient monter en puissance.