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Dominique Venner : entretien accordé à L’AF en novembre 2011 : "La tradition chemine en nous à notre insu."

Venner l’Eveilleur

Historien, directeur de La Nouvelle Revue d’Histoire, Dominique Venner publie un passionnant recueil d’entretiens, Le Choc de l’Histoire (Editions Via Romana) dans lequel il fait le point sur son itinéraire et sa pensée.

- Vous vous définissez, cher Dominique Venner, comme un « historien méditatif ». Qu’entendez-vous précisément par cette formule ?

Dominique Venner : Ce qui m’étonne toujours c’est à quel point on s’étonne peu. Surtout en matière historique. Et pourtant l’étonnement est la condition première de la pensée. Dans l’interprétation conventionnelle de l’Histoire, on décrit la succession des événements comme nécessaire ou évidente. Mais c’est faux. Il n’y a jamais rien de nécessaire ni d’évident. Tout est toujours suspendu à l’imprévu. Ni Richelieu ni Mazarin, par exemple, ni César ou Octave, ni l’empereur chinois Shi Huangdi, le grand fondateur, n’étaient nécessaires ou programmés par la Providence. Les uns et les autres auraient pu ne pas exister ou disparaître avant l’œuvre accomplie. Devant les faits et les imprévus historiques, je me pose les questions que l’histoire paresseuse ne pose pas, je médite. Exemple : Louis XIV était appelé le Roi Très Chrétien. En dépit de quoi, il fit bâtir Versailles et son parc comme un hymne aux divinités du paganisme antique. Surprenant, non ? Et source de réflexions nouvelles sur les représentations du Roi et sur la religion de son temps, sans rapport avec une histoire pieuse inventée au XIXe siècle. Restons un instant sur le Grand Roi, témoin de la révolution anglaise et de l’exécution de Charles Ier en janvier 1649. Etonnante révolution ! Au siècle suivant, Edmund Burke a pu opposer la Glorious Revolution de 1688 à la Révolution française de 1789. Pourquoi en Angleterre une « révolution conservatrice » et pourquoi en France une révolution destructrice ? Bonne question et cent réponses. Voilà de quoi méditer. Comme, par surcroît, je suis né dans une époque inquiétante pour un Français et un Européen, une époque qui a vu l’effondrement de notre ancienne puissance et la ruine de certitudes réputées éternelles, je médite en étudiant l’Histoire hors de toute convention. À l’exemple d’Ulysse, je crois que la pensée est un préalable à l’action. Je crois même qu’elle est action.

-  L’Europe – non, évidemment, au sens technocratique – est aujourd’hui « en dormition », écrivez-vous joliment. Pour quelles raisons ?

Quand je pense Europe, je ne pense pas à des structures politiques ou technocratiques, je pense à notre civilisation multimillénaire, à notre identité, une certaine façon « européenne » de penser, de sentir et de vivre qui traverse le temps. Oui, l’Europe est entrée « en dormition » historique. Quand ? Dans la seconde moitié du XXe siècle, après les catastrophes que furent pour elle les deux guerres qui ont commencé en 1914 et se sont terminées en 1945. Quand s’ouvrit l’Exposition universelle de Paris, en 1900, l’Europe était le centre intellectuel et spirituel du monde. Elle dominait tout presque partout. Les Etats-Unis n’étaient encore qu’une puissance marginale. Cinquante ans après, quel retournement ! Après Yalta, l’Europe exsangue était divisée entre les deux nouvelles puissances surgies du Siècle de 1914, les Etats-Unis et l’URSS. Deux puissances messianiques qui voulaient imposer leurs modèles : américanisme et communisme. J’ajoute que l’Europe n’a pas seulement perdu sa puissance et ses colonies, elle a plus encore perdu foi en elle-même, rongée par une crise morale et une culpabilisation dont il n’y a pas d’exemple. Elle est entrée « en dormition ».

-  Vous vous montrez cependant optimiste quant à son réveil identitaire. Quelles sont donc, cette fois, les raisons d’espérer ?

Ces raisons tiennent d’abord au « choc de l’Histoire » que nous vivons sans le savoir. Ce « choc » annonce une rupture d’époque. Il a commencé avec l’implosion de l’URSS et du communisme en 1989. Simultanément, d’anciennes puissances et d’anciennes civilisations que l’on croyait mortes connaissaient une renaissance spectaculaire, la Chine, l’Inde, l’Islam (malgré ses divisions), l’Amérique du Sud, pour ne parler que de grandes entités. Au monde unipolaire voulu par la puissance du dollar, succède un monde multipolaire qui redonnera ses chances à l’Europe. Pourtant celle-ci est confrontée à un péril historique inédit et géant, l’immigration massive de populations portant en elles une autre civilisation. L’immigration de masse produit sur le sol européen un choc de civilisation qui pourrait être mortel. Mais, par un formidable imprévu historique, il pourrait aussi se révéler salvateur. De l’altérité représentée par les populations immigrées et leurs mœurs, leur traitement de la femme qui nous choque au plus profond, on voit naître une conscience nouvelle de l’identité que les Européens eurent rarement dans le passé. J’ajoute qu’en dépit de tous les périls, je crois aussi à la survie des qualités fondamentales d’énergie et d’innovation des Européens. Pour le moment, elles ne s’exercent pas en politique, c’est pourquoi on ne les voit pas.

- En quoi les leçons de ces grands maîtres matinaux que furent Hésiode et Homère peuvent-elles être salutaires ?

Homère nous a légué à l’état pur les modèles d’une morphologie mentale spécifique, la nôtre, avant les corruptions d’influences contraires. Nous avons besoin de nous en imprégner pour renaître spirituellement, préalable aux autres formes de renaissance. Les conséquences du Siècle de 1914 ont jeté les Français et les Européens dans un trouble immense. Rien n’y échappe. Ce trouble atteint aussi bien les Eglises que les laïcs. C’est si vrai que l’on assiste à des tentatives de rapprochement apparemment stupéfiantes entre le sommet de l’Eglise et l’Islam immigré. Ces tentatives choquent à juste titre beaucoup de catholiques. Elles ne relèvent pas seulement du « devoir d’accueil » qu’invoque une pastorale de soumission, mais aussi d’une sorte de solidarité entre « croyants » monothéistes face à l’indifférence religieuse croissante de la société. C’est le sens explicite de rencontres comme celles d’Assise. Bref, quand le trouble est général, il faut en revenir au tout à fait pur, aux sources fondamentales de notre civilisation qui sont antérieures au christianisme, ainsi que l’a rappelé Benoît XVI à Ratisbonne. Il faut donc en revenir à Homère et aux fondements granitiques des poèmes fondateurs, la nature comme socle, l’excellence comme principe et la beauté comme horizon. C’est une vérité qu’avait fortement perçue Charles Maurras dès sa jeunesse.

- Vous évoquez, non sans admiration, le « caractère intraitable » de Maurras. Le Martégal vous a-t-il influencé sur un plan intellectuel ?

Je n’ai jamais caché mon admiration pour le courage de Maurras face aux épreuves. Mais j’ai également été un lecteur attentif des ses écrits de jeunesse et un observateur de son évolution. J’ai lu encore récemment la Correspondance entre Charles Maurras et l’abbé Penon (1883-1928), publiée chez Privat en 2008. Il s’agit d’un document de première main. On sait que l’abbé Penon, futur évêque de Moulins, avait été le précepteur puis le directeur de conscience du jeune Maurras. Il vit sa tâche compromise par l’évolution de son élève et l’autonomie inflexible de son esprit. L’abbé avait introduit le garçon à la connaissance des Lettres antiques, ce qui le détourna peu à peu du christianisme. Le séjour du jeune Maurras à Athènes pour les premiers Jeux olympiques de 1898, acheva cette évolution. Tout est résumé dans sa lettre du 28 juin 1896 que je peux vous citer : « Je reviens d’Athènes plus éloigné, plus ennemi du christianisme qu’auparavant. Croyez-moi, c’est là-bas qu’on vécu les hommes parfaits… » Après avoir évoqué Sophocle, Homère et Platon, le jeune Maurras conclut : « Je reviens d’Athènes en polythéiste tout pur. Ce qui était à l’état vague et confus dans ma pensée s’est précisé avec éclat... » Jusqu’à sa mort en 1928, l’abbé Penon tentera de faire revenir Maurras sur cette conversion. Il n’obtiendra que des concessions de pure forme mais aussi l’argument par lequel Maurras dira qu’à ses yeux l’Eglise catholique avait jadis corrigé par son principe d’ordre ce qu’il y avait de pernicieux dans le christianisme originel.

- Vous êtes un adepte jüngerien du « recours aux forêts ». Y avez-vous trouvé la paix et/ou les moyens de préparer les guerres à venir ?

Avant de beaucoup écrire, Ernst Jünger avait commencé par vivre dans les tranchées de la Première Guerre mondiale certaines idées qu’il a émises par la suite. Jünger était authentifié par sa vie. Ce qui m’a fait prendre au sérieux ses écrits. J’ajoute que l’image du « recours aux forêts » éveille en moi un écho très fort. Je n’y vois pas une incitation à prendre le maquis, mais à découvrir la haute spiritualité portée par les arbres et la nature, ainsi que le disait Bernard de Clairvaux : « Tu trouveras plus dans les forêts que dans les livres. Les arbres t’enseigneront des choses qu’aucun maître ne te dira ». Preuve que vivait encore en lui, la spiritualité de ses ancêtres francs et gaulois. C’est ce que j’appelle la tradition. Elle chemine en nous à notre insu.

Entretien réalisé par Louis Montarnal L’AF n° 2827 - Novembre 2011

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