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L'œuvre de Soljénitsyne, témoignage sur l'Union soviétique et le peuple russe

Alexandre Soljénitsyne (1918-2008) est connu pour son courageux combat de dissident, opposant déclaré au communisme au sein même de l'Union soviétique durant les années 1960 et 1970. Khrouchtchev avait pensé utiliser l'auteur d'Une journée d'Ivan Denissovitch (1962), nouvelle dénonçant la monstruosité des camps, peuplés de masses d'innocents, pour illustrer sa thèse de la perversion stalinienne d'un marxisme-léninisme fondamentalement bon ; or Soljénitsyne refuse d'être utilisé de quelque manière que ce soit par le régime, intrinsèquement mauvais. Il est expulsé de son pays en 1974. En exil aux États-Unis, il multiplie les déclarations présentant sa vision de la Russie, conforme à son génie national, slave et orthodoxe, et non aux idéaux prétendus universels libéraux et capitalistes. Il a eu la politesse évidente de remercier ses hôtes, mais sans rien céder de ses principes.
Il rentre en Russie en 1994, participe au débat public. Il développe une pensée très personnelle, difficilement classable, rarement limpide : ses essais nombreux, parfois contradictoires, comme sa désapprobation de la Première Guerre de Tchétchénie et son approbation de la Seconde, déroutent souvent, notamment ceux sur les juifs en Russie : les juifs seraient des gens absolument géniaux, mais pas des Russes. Globalement, il partage la vision politique de Poutine, soit un retour immédiat de l'autorité de l'Etat, préparant l'avènement d'une démocratie réelle sur le long terme, auquel il a apporté un soutien critique. Même si beaucoup de ses analyses sont certainement discutables, elles sont souvent intéressantes. Il est l'un des rares notamment à placer la monstruosité communiste dans le temps long de la Russie, comme une forme pervertie de l'identité russe, le besoin d'encadrement fort, voire d'un pouvoir tyrannique. L'impiété n'est pas non plus sans précédents, même s'il insiste sur le caractère largement non-russe des révolutionnaires d'Octobre, avec Lénine demi-Tatar et quart-Juif, Trotsky juif, Staline Géorgien... Homme courageux, essayiste patriote, il est avant tout un grand écrivain, un des plus grands auteurs russes du XXe siècle.
L'ARCHIPEL DU GOULAG
De l'œuvre étendue de Soljénitsyne, on retient généralement avant tout L'Archipel du Goulag (1974-1976), dont le début de la parution motive son expulsion d'URSS. Il s'agit d'un « essai d'investigation littéraire » selon Soljénitsyne, objet unique qui essaye d'ordonner une compilation de témoignages, plusieurs dizaines, dont le sien propre, de victimes du régime soviétique.
Toute la perversion de la société est bien retranscrite, la corruption systématique de l'homme transformé en monstre au service du système, et vénérant Staline. Le plus émouvant et le plus juste des témoignages est celui de l'auteur lui-même qui raconte son endoctrinement, sa foi d'adolescent et de jeune adulte dans le système, le mépris condescendant de la foi orthodoxe de la grand-mère, son sinistre mépris de la vie humaine acquise au cours de l'éducation et aggravée par la formation d'officier durant la guerre germano-soviétique et les pratiques du front. Il raconte son arrestation, au milieu des combats en Poméranie, pour un prétendu complot contre l'Etat en groupe organisé, soit deux personnes, donc un groupe, qui avaient osé, dans le cadre d'une correspondance privée, une légère plaisanterie à peine codée sur Staline ; l'ennui vient du doute, aussi léger soit-il au départ. Il développe les récits des interrogatoires, interminables et absurdes à la Loubianka - siège du NKVD - à Moscou, son expérience des camps, révélation tardive de la monstruosité du communisme. En prison, il réfléchit, et admet que qui voulait savoir, simplement se poser des questions, ne pouvait pas être trompé par les grossiers mensonges staliniens. Pire, il s'agissait au fond d'une forme de consentement tacite collectif. Là, s'enchevêtrent des dizaines de récits de vies brisées, une mise en parallèle des procédures policières, des formes à prétention juridique ridicule. Parfois, il faut reconnaître une certaine impression de confusion à la lecture, mais justement, l'intention est de donner une vision d'ensemble, une mosaïque de destins brisés, pour la grande majorité parfaitement innocents des faits reprochés - pas même des opposants à un régime des plus illégitimes -. Un hommage émouvant est rendu au courage des chrétiens, le plus souvent des femmes, particulièrement maltraités, poussés à l'apostasie, qui pour la plupart tiennent jusqu'au martyre. Le monde des zeks - détenus - constitue une fresque essentielle, et sans que son talent se limite à ce thème, Soljénitsyne demeure unique, irremplaçable, pour décrire ce véritable enfer sur Terre. Le creusement du Canal de la Mer Blanche - Belomorkanal -, vitrine du régime des camps, entre le Lac Onega et la Mer Blanche, entreprise folle au cœur de l'hiver, effectuée en moins de deux ans en 1931-33, est particulièrement bien décrit, dans toute sa monstruosité et absurdité - le canal n'est pas assez profond pour la navigation maritime -. Le contraste entre cette sinistre réalité de dizaines de milliers de travailleurs forcés, le plus souvent innocents, morts à la tâche et la propagande d'époque, fort bien répercutée en Occident, assimilant les travailleurs forcés à des délinquants en bonne voie de resocialisation par le travail, et les textes du poète officiel de l'URSS, Maxime Gorki qui chante littéralement les "réussites" de Staline, impressionne. Soljénitsyne se trompe de bonne foi en attribuant la mort naturelle du poète officiel, en 1936, à une exécution du régime, mais cette erreur de détail - une de celles sur lesquelles se fondent les thuriféraires du communisme pour contester la portée de l’Archipel - n'enlève rien à la portée globale de son œuvre.
Le système des camps ne tient pas alors par la terreur des gardes de la police politique -Tchéka, puis GPU, puis NKVD - mais par la collaboration des détenus délinquants professionnels qui terrorisent la grande masse des autres, innocents désarmés dans ce monde sauvage. Ils sont significativement définis par le régime comme éléments socialement proches. Soljénitsyne perd toute illusion en camp quant à l'idée d'un homme systématiquement et fondamentalement bon. La plupart de ces délinquants, dans n'importe quel régime politique, auraient fini en prison - sauf peut-être dans la France folle actuelle, inconnue de l'auteur dans les années 1970 évidemment -. S'ils refusent de travailler eux-mêmes, ils détournent l'insuffisante nourriture à leur profit, acceptent leur fonction de contrôle, par la pression violente ou la délation. Le régime concentrationnaire tient aussi par la présence certaine de traîtres parmi les éventuels groupes de détenus tentés de résister qui se formeraient. Les détenus développent un langage spécifique, une forme d'argot russe des camps, absolument intraduisible en langue étrangère ; l'auteur, de formation scientifique, note ces curieuses inventions langagières, étrangeté pour les Russes eux-mêmes paraît-il.
Dès l'automne 1945, et a fortiori les années suivantes, Soljénitsyne finit par se sentir beaucoup plus proche des détenus allemands et même japonais, dont il ne parle pourtant absolument pas la langue, soldats captifs déportés massivement dans les camps, au motif collectif de « crimes de guerre » contre l'URSS. Ce prétexte s'avère particulièrement absurde pour les Nippons capturés lors de l'invasion russe de la Mandchourie en août 1945, qui n'avaient jamais envahi l'URSS lors du Second Conflit Mondial. Après 1945, le nombre de détenus atteint vraisemblablement un pic, car ils sont chargés de reconstruire l'URSS. Les camps sont alimentés par des rafles collectives, sans guère de tri, en Europe occupée par l'URSS, ce qui amène, outre des masses d'Allemands, civils ou militaires, des curiosités, tels des prisonniers de guerre français ou même américains vite nostalgiques de leur captivité allemande. Il loue l'honnêteté des Allemands incapables de comprendre que dans le régime soviétique, en théorie de propriété collective, en pratique tout le monde vole tout le monde ; ils écrivaient très souvent en mauvais russe des lettres de dénonciation contre les chefs de chantiers qui détournaient massivement les biens de l’État à des fins privées, et ce sans aucun profit dans la délation, par pur sens du devoir, révoltés qu'ils étaient par de telles pratiques.
Outre celle des droits communs, détestable, l'auteur décrit particulièrement la mentalité des gardiens, monstrueuse, mais dans la lignée logique du régime. Il reconnaît avec honnêteté que vers 1940, jeune étudiant, malgré une absence d'attirance, il n'aurait pas résisté à une pression forte, selon un chantage courant sur la définition du « bon soviétique », honoré de servir le régime, tandis qu'un refus aurait les pires conséquences. Rejoindre une école d'officiers du NKVD lui avait été simplement suggéré, ce qui ne l'attirait pas. Il analyse le caractère de ces gardes, fondamentalement mauvais ; un homme bon n'aurait jamais eu l'idée d'y entrer, ou recruté de force, chose rare, aurait rapidement été éliminé comme trop mou par le système lui-même.
Pendant la Guerre, peu soucieux d'accomplir leur devoir patriotique au front, les membres de la police politique ont multiplié les complots fascistes imaginaires dans les camps, afin de prétendre démontrer leur plus grande utilité à des milliers de kilomètres du front ; ces farces grossières ont causé des dizaines de milliers de morts supplémentaires. Soljénitsyne lui-même a été victime d'une branche du NKVD, le contre-espionnage militaire, qui l'arrête sur le front en février 1945, et les descriptions ironiques de ces policiers qui craignent de mourir des derniers obus de la guerre abondent, ce qui donne des instants de relâchements comiques appréciables à une oeuvre sombre.
L'officier du NKVD, plus éduqué que les gardiens souvent analphabètes voire non-russophones - Tatars en particulier -, n'en est que plus coupable ; avec un cynisme total, il monte un dossier d'accusation, fait signer des aveux, et ce sans aucun souci de la crédibilité, a fortiori de la vérité, notion qui leur échappe à cause d'un relativisme simpliste - au fond, la vérité n'existerait pas -. Un cas attire particulièrement l'attention, celui d'un travailleur russe déporté en Allemagne, diacre de l'Eglise orthodoxe clandestine, arrêté par la Gestapo sur dénonciation de communistes pour « propagande communiste », relâché, puis envoyé en camp soviétique comme la grande majorité des travailleurs russes déportés par l'Allemagne, et alors interrogé par le NKVD : « il avait bien connu les deux systèmes, et la comparaison n'était franchement pas en notre faveur. Certes, il avait été torturé ici et là, mais la Gestapo, elle, recherchait la vérité ; celle-ci établie, il fut relâché, même avec des excuses. Quant à nos gars, ils se moquaient complètement de la vérité, ils lui ont fait signer une longue liste de délits impossibles ou absurdes, après d'interminables et douloureuses séances d'interrogatoires pour respecter leur procédure. »
Précisons que le point de vue de l'auteur sur la guerre relève d'un patriotisme russe classique. S'imposerait le devoir moral de la défense du pays contre l'invasion allemande, même si la victoire russe implique la survie de facto d'un régime absolument détestable. Il reconnaît ce dilemme, comprenant sans les approuver ses compatriotes engagés dans l'armée Vlassov ; il ne va pas au-delà parce que c'eût été indicible dans l'URSS des années 1970, encore moins à l'étranger, telle est sa conviction profonde. Toutefois, il ose établir le parallèle entre les « Polizei », auxiliaires policiers russes des forces d'occupation et le NKVD ; contrairement à toute la propagande du régime, il soutient que ceux, nombreux, qui, par un paradoxe superficiel, ont réussi à intégrer le NKVD en 1944, ont certes pour beaucoup été arrêtés par la suite, mais sans que cette tache biographique ait pu apparaître comme un manque de qualités professionnelles au service du stalinisme... Il a été témoin de la réjouissante disparition, pour les détenus, de certains de ses tortionnaires.
Outre les policiers, en fait rares, et les délinquants professionnels, minorité sur laquelle reposent les camps, l'auteur essaie de classer la population carcérale en plusieurs catégories : les enfants, les femmes, les politiques.
Le régime soviétique a produit des hordes d'enfants orphelins, souvent survivants des famines paysannes causées par les vagues de collectivisation forcée des campagnes au début des années 1930. Ils sont en masse devenus des délinquants multirécidivistes ; dans les camps, ils se révèlent particulièrement agressifs et amoraux. Par exception, Soljénitsyne réussit à sympathiser avec un adolescent ukrainien, pas complètement mauvais. Il avait volé durant toute sa vie à Kiev, n'en était pas à son premier séjour en camp soviétique. Avait-il été aussi en prison puisqu'il était voleur sous l'Occupation allemande ? « Non, il travaillait, honnêtement, car les Allemands fusillaient tous les voleurs ». L'auteur n'ose pas en tirer de morale immédiate. Relevons que pour le Français cet amour des délinquants anime la magistrature et les média français postmarxistes, ce qui doit constituer plus qu'une simple coïncidence.
Les femmes, théoriquement rigoureusement séparées des hommes, mais souvent enfermées dans des camps-jumeaux, ont été victimes systématiquement des violences que l'on imagine de la part des gardiens et des détenus de droits communs - très doués pour franchir tous les murs ou grillages possibles, non pour s'évader, mais pour satisfaire leurs bas instincts -. Dans le camp même des hommes, de nombreux pervers gardiens ou détenus de droits communs, s'attaquent aussi couramment aux adolescents. Paradoxalement une grossesse, phénomène fréquent dans ces circonstances, constitue une garantie de quelques mois de calme relatif, donc de survie pour ces détenues. Les bébés, lorsqu'ils survivent, sont enlevés aux mères de manière quasiment systématique.
Les "politiques", soit la très grande majorités des internés, presque tous innocents - ou pour les plus "coupables" auteurs d'une plaisanterie ou d'une parole d'humeur contre le régime -, sont les victimes permanentes, soumises à un travail intensif, et elles meurent massivement. La vertu individuelle, celle consistant à avoir un caractère sérieux et travailleur, conduit rapidement à la mort. L'auteur le démontre par les rations : celle, disciplinaire, très réduite, de celui qui refuse de travailler, conduit au final bien plus lentement à la mort que celle double du travailleur méritant, qui meurt d'épuisement inévitablement en quelques jours, quelques semaines au plus.
Même si elle souffre d'une certaine confusion formelle assumée, l'œuvre démontre la perversité intrinsèque du système, dont les rares réussites économiques proclamées reposent sur l'utilisation massive de main-d'œuvre esclave. Le soi-disant paradis des travailleurs constitue pour eux un enfer pire que le régime capitaliste - que l'auteur n'a pas la naïveté de prendre pour bon en soi -. Soljénitsyne s'insurge particulièrement contre la récupération possible de ses nouvelles par le régime, au nom d'un "bon" communisme qui s'opposerait à sa perversion stalinienne. Il critique justement la masse de textes de communistes dénonçant la vague de purges de 1937, et seulement celle-là, car elle frappe massivement les membres du parti, singulièrement les cadres, alors tous de parfaits staliniens - sinon, ils auraient disparu bien avant - ; il raconte au passage l'histoire des différentes vagues de destruction des ennemis - réels ou supposés du régime -, et dénonce le fait que les socialistes, puis les communistes, refusent systématiquement de se mêler aux autres détenus, et forment un vivier permanent et sûr d'indicateurs pour les gardiens ; bref, ceux-là ne sont pas des innocents et ne méritent aucune compassion - à rebours du discours officiel soviétique des années 1960 -.
LES ROMANS
Le Pavillon des Cancéreux (1968) est une œuvre particulièrement sombre. Soljénitsyne évoque un monde de malades, qui sont tous ou presque à terme condamnés. Si les détails médicaux nombreux, parfois pénibles - avec des discussions techniques de médecins -, rendent la lecture au premier degré crédible, on peut aussi discerner une parabole de l'URSS, monde malade, voire de l'humanité : tout homme est condamné tôt ou tard à passer le Styx, et la réflexion sur la mort est valable pour tous. L'absurdité du système soviétique est encore démontrée par ce monde médical : sur les cinq à six médecins-chirurgiens théoriques de la clinique, deux effectuent réellement, avec un dévouement exemplaire, leur travail ; les autres sont plus ou moins incompétents - dont le Kalmouk promu au titre des minorités - ou simplement fainéants ou dépourvus de toute éthique de travail ; le problème s'étend évidemment aux infirmières, au personnel de salle et de nettoyage - travail essentiel que la propreté en hôpital -, qui accomplissent le plus souvent mal leur fonction. L'irresponsabilité, la négligence sont systématiques. Les patients meurent, et fatalisme, mourraient probablement de toute façon ; de meilleurs soins ne feraient que prolonger leurs souffrances... Cette œuvre se caractérise par son pessimisme absolu.
Le Premier Cercle (1968) constitue probablement le chef-d'œuvre de Soljénitsyne. Le titre renvoie au premier cercle de L'Enfer de Dante, les limbes ; les membres de ce cercle ne sont pas abominablement torturés comme dans tous les cercles inférieurs, mais il s'agit nonobstant d'une forme d'entrée dans le monde infernal, celui des camps de travail soviétique. Le contexte très particulier intéresse en soi : il s'agit d'un atelier de recherche soviétique, à objectifs multiples, mais travaillant en particulier sur les débuts de la télévision, et employant un personnel concentrationnaire, des condamnés pour délits politiques imaginaires mais sauvés du pire - mines de Sibérie orientale ou du Grand-Nord - ; à la fin des années 1940, la main-d'œuvre de ces chercheurs russes détenus est massivement composés de déportés allemands ou lettons. La proximité de Moscou permet de construire un véritable roman-choral où se retrouvent des procureurs et leur famille, profiteurs du régime, nouvelle classe dirigeante très satisfaite d'elle-même, par définition solidaire des Soviets, dont toutefois la perversité n'offre aucune garantie pour elle-même : un des membres de cette classe dirigeante, pur hédoniste jusque-là, accomplit un jour dans sa vie un geste bon, courageux, sauve un inconnu d'une manipulation du NKVD, et passe de ce paradis artificiel à l'enfer de la prison, puis des camps. L'inconnu est un médecin soviétique, qui a commis la naïveté de prendre au premier degré la notion d'échanges scientifiques avec l'Ouest, au lieu d'espionnage à sens unique au profit de l'URSS, et a l'idée de livrer un médicament soviétique - par exception particulièrement efficace - après en avoir reçu gratuitement de nombreux autres de l'Occident. Ainsi est encore démonté le plus gros mensonge soviétique, celui de prétendre servir l'humanité dans son ensemble, évidence pour le médecin, considéré comme traître à l'URSS, et sauvé du pire de justesse. Le NKVD recherche le coupable de cette information, trouve six suspects ; le scientifique du camp forcé de collaborer dans l'analyse sonore du coup de téléphone salvateur - relativement, car le médecin est déporté quand même - pense sauver cinq hommes sur les six suspects, résolution de son dilemme moral, mais finalement deux sont arrêtés et le NKVD « trouvera certainement quelque chose contre l'un et l'autre », cynisme révélateur de la monstruosité du régime.
La Roue Rouge (1972-2009), vaste œuvre inachevée, a pour ambition de constituer une vaste fresque historique du basculement de la Russie de la monarchie tsariste à la dictature bolchevique, monde radicalement nouveau, somme toute en très peu de temps. Les dirigeants politiques connus - parfois oubliés, comme les libéraux russes - et une masse d'inconnus - parmi lesquels le lecteur parfois se perd - constituent la trame complexe de l'ouvrage. L'auteur s'est livré pour l'écriture de ce roman historique à un effort consciencieux de documentation ; s'il a commis des erreurs de détails - relevés par des spécialistes -, le sens général semble juste.
Toutefois, si l'on comprend et partage la détestation de Soljénitsyne pour les dirigeants bolcheviques, le fait de les présenter comme des personnages ridicules, mélange d'intellectuels dogmatiques incompréhensibles, de fous, de simples voleurs - qui se donnent bonne conscience en se définissant avant-garde prolétarienne - n'explique pas, au contraire, la Révolution d'Octobre ; des personnages aussi nuls n'auraient rien tenté, ou auraient été balayés ; ils étaient malgré tout intelligents, organisés, déterminés, d'où leur réussite, qui ne saurait tenir d'un complet, miraculeux, infernal hasard.
De même lors des élections législatives générales à peu près libres suivant la Révolution avortée de 1905, au suffrage universel direct masculin, les électeurs se prononcent majoritairement pour des partis se réclamant du socialisme, certes certainement pas les bolcheviques, mais il ne faudrait pourtant pas au nom de la diversité, du caractère spécifiquement russe de ces socialismes - en particulier celui majoritaire des « socialistes-révolutionnaires » paysans - nier la propension majoritaire de la société russe à des évolutions vers des formes de socialisme. Certes, les électeurs étaient facilement manipulables, l'ont été, mais voir un sain conservatisme russe foncièrement majoritaire relève du vœu rétrospectif. En outre, les vrais conservateurs sont nettement moins nombreux en voix que les libéraux, dont les cercles, très hostiles au tsarisme et aux traditions russes- qualifiées d'arriérations - regroupent presque toute l'élite dirigeante - moins la partie suicidaire, numériquement significative, qui donne dans des formes de socialisme -. Soljénitsyne réussit à rendre vie à tous ces militants politiques qui ont contribué efficacement à détruire le régime en place - qui ne trouve aucun défenseur en février 1917 - et ont été assassinés le plus souvent peu après. C'est un des grands intérêts de son œuvre : si le caractère du petit peuple russe ne réussit pas complètement à emporter l'adhésion par sa recherche excessive du pittoresque, les cercles de réflexion aristocratiques ou bourgeois sont globalement bien rendus.
Dans le contexte de guerre, l'évocation de la vie de l'arrière se perd un peu dans des chroniques familiales un peu artificielles, complexes, qui tendent à reconstituer ce petit peuple russe disparu à l'évidence idéalisé - même quand il ne paraît pas a priori à son avantage -. Certains portraits demeurent toutefois irrésistibles, comme celui du paysan demi-intellectuel tolstoïen, qui « partageait ses sophismes de lycéen contestataire sur le christianisme primitif, qui imposerait le refus de toute hiérarchie religieuse, et en politique de toute guerre », mais qui est précisément déjà en rupture volontaire. Sinon, il retrouve un ton juste dès qu'il évoque le problème quotidien, central des questions de ravitaillement ; il est vrai que les meneurs bolcheviques ont réussi à mobiliser les ouvriers menacés de disette, et ont conduit en quelques mois, et sur quelques années, à une situation bien pire de véritable famine : la Révolution aboutit à des millions de morts de faim, en attendant celles à venir provoquées par la collectivisation sous Staline, une décennie plus tard.
Evidemment, on partage le regret rétrospectif de l'auteur : un Nicolas II énergique, mieux informé, aurait contenu l'agitation, ce qui aurait évité à la Russie et au monde les affres du Communisme. Mais au final, c'eût été un homme différent. L'impératrice est caricaturée à l'excès ; certes, son équilibre mental est discuté, mais son rôle de mauvais démon du tsar est exagéré ; au contraire, sa volonté de partager la mentalité populaire russe aurait pu être vue comme une volonté touchante d'intégration de la part d'une Allemande d'origine ; après tout Raspoutine, son conseiller occulte, qui la ridiculisait quelque temps peut-être, incarne fort bien la paysannerie superstitieuse, et avait déconseillé absolument l'entrée en guerre fatale au régime en août 1914.
Les opérations militaires, la vie au front sont particulièrement bien rendues, dans leur dimension générale, le niveau des états-majors, des officiers de terrain et des soldats. Soljénitsyne dénonce des erreurs connues dans la conduite russe de la guerre, des offensives mal dirigées avec des pertes énormes, mais soutient que l'effondrement du Front en 1917 est la conséquence directe du sabotage léniniste, voulu par les Allemands. Si la thèse peut paraître excessive, car après trois ans de défaites ou de demi-victoires au mieux très provisoires et sanglantes, l'armée russe était effectivement épuisée - plus que la française touchée pourtant par les mutineries de la fin du printemps 1917 -, le rôle destructeur de la Révolution intérieure est indiscutable. On sent l'expérience du terrain de Soljénitsyne, ses souvenirs d'artilleur - avec des matériels pas fondamentalement différents d'une guerre à l'autre -, et ses pages sur le premier conflit mondial constituent un apport trop peu connu au genre passé de mode des romans de guerre.
Lire Soljénitsyne permet véritablement de comprendre la perversité extrême du communisme, et son talent d'écrivain possède en outre le don exceptionnel de rendre supportable la lecture d'un catalogue d'absurdités et de monstruosités... On en parle encore trop peu en France, qui possède encore un grand nombre de partis qui se réclament explicitement du communisme - au moins un post-stalinien et trois trotskystes -, ou implicitement, comme les Verts et les socialistes, presque toujours favorables aux délinquants, réputés socialement proches des prolétaires - point de vue bien sûr insultant pour les nombreux travailleurs pauvres et honnêtes -.
Nicolas Bertrand Écrits De Paris février 2012

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