Sous le consulat de Caesenius Paetus et de Petronius Turpilianus, un grave désastre nous fut infligé en Bretagne, où le légat de l'Empereur, Aulius Didius, avait seulement conservé ce que nous possédions, et son successeur Veranius, après avoir opéré quelques incursions punitives contre les Silures, fut empêché par la mort de poursuivre la guerre.
Tant qu'il vécut, il eut une grande réputation d'austérité, mais dans les derniers mots de son testament, il laissa percer une tendance à la flatterie ; car après avoir abondamment flatté Néron, il ajouta qu'il lui aurait conquis la province, s'il avait vécu encore deux ans. Mais maintenant, la Bretagne était entre les mains de Suetonius Paulinius, dont la science militaire et la popularité ne laissait personne sans rival, égalant celle de Corbulon, et il aspirait à égaler la gloire que celui-ci avait remportée en reconquérant l'Arménie et en subjuguant les ennemis de Rome. Il se prépara donc à attaquer l'île de Mona qui avait une population importante et qui était un refuge pour les fugitifs. Il construisit des bateaux à fond plat pour traverser ce bras de mer peu profond et mal connu. Ainsi traversa l'infanterie, pendant que la cavalerie suivait en passant à gué ou, quand l'eau était plus profonde, en nageant aux cotés de leurs chevaux.
Sur le rivage se tenait l'armée ennemie avec son déploiement de guerriers en armes, pendant que des femmes couraient entre les rangs, vêtues de noir comme les Furies, les cheveux défaits, brandissant des torches. Tout autour, les druides, tendant leurs mains vers le ciel, se répandaient en imprécations sinistres, et ce spectacle étrange épouvanta nos soldats au point que, comme si leurs membres étaient paralysés, ils restaient immobiles et s'exposaient aux coups. Puis, pressés par les appels de leur général et s'encourageant mutuellement à ne pas craindre une troupe de femmes fanatiques, ils se portèrent en avant, brisèrent la résistance, et enveloppèrent les ennemis dans les flammes de leurs propres feux. Une garnison fut ensuite imposée aux vaincus, et leurs bosquets, consacrés à des superstitions inhumaines, furent coupés. Car ils estimaient comme un devoir de couvrir leurs autels avec le sang des captifs et de consulter leurs dieux avec des entrailles humaines.
Tandis que Suetonius était ainsi occupé, il reçut la nouvelle de la soudaine rébellion de la province. Prasutagus, le roi des Icéniens, célèbre pour sa longue prospérité, avait fait de l'Empereur son héritier, en même temps que ses deux filles, pensant que cet acte de soumission mettrait son royaume et sa maison à l'abri de toute atteinte. Mais ce fut le contraire qui arriva, à tel point que son royaume fut ravagé par les centurions, sa maison par ses esclaves, comme s'ils étaient des prises de guerre. D'abord, son épouse Boadicea fut fouettée, et ses filles violées. Tous les chefs des Icéniens, comme si Rome avait reçu tout le pays en cadeau, furent dépouillés de leurs biens ancestraux, et les parents du roi furent traités en esclaves. Rendus furieux par ces insultes et par la crainte qu'il arrivât pire, puisqu'ils étaient à présent réduits à l'état de province, ils prirent les armes et entraînèrent à la révolte les Trinovantes et d'autres qui, pas encore réduits à la servitude, avaient convenu par une conspiration secrète de reconquérir leur liberté. C'était contre les vétérans que leur haine était la plus intense. Car ces nouveaux colons de la province de Camulodunum chassaient les gens hors de leurs maisons, de leurs fermes, les appelaient captifs et esclaves, et les excès des vétérans étaient encouragés par les soldats, qui avaient eu une vie similaire et espéraient connaître un jour la même licence. De plus, un temple érigé au Divin Claudius était en permanence devant leurs yeux, comme la citadelle d'une tyrannie perpétuelle. Les hommes choisis comme prêtres devaient dilapider toute leur fortune sous le prétexte de cérémonie religieuse. Il ne paraissait pas trop difficile de détruire la colonie, qui n'était défendue par aucune fortification, une précaution négligée par nos généraux, qui pensaient plus à ce qui était agréable qu'à ce qui était urgent.
A ce moment, sans cause évidente, la statue de la Victoire à Camulodunum tomba et se retourna, comme si elle fuyait devant les ennemis. Des femmes excitées jusqu'à la frénésie prédisaient des destructions imminentes ; on raconta que des délires en une langue étrange avaient été entendus dans la maison du Sénat ; le théâtre avait résonné de lamentations, et dans l'estuaire de la Tamise on avait vu l'image d'une ville renversée ; même l'océan avait pris l'aspect du sang, et quand la marée se retirait, elle laissait l'empreinte de formes humaines, et tous ces signes étaient interprétés par les Britanniques avec espoir, et par les vétérans avec inquiétude. Mais comme Suetonius était absent, ils implorèrent du secours au procurateur, Catus Decianus. Tout ce qu'il fit fut d'envoyer deux cent hommes sans armement sérieux, et il n'y eut dans la place qu'une petite force militaire. Comptant sur la protection du temple, retardés par des complices secrets de la révolte, qui gênaient leurs plans, ils n'avaient construit ni fossé ni palissade ; ils n'avaient pas non plus éloigné les vieillards et les femmes, pour laisser les seuls hommes jeunes faire face à l'ennemi. Surpris comme ils le furent, en pleine période de paix, ils furent encerclés par une immense foule de Barbares. Tout le reste fut pillé ou incendié dans l'assaut ; le temple où les soldats s'étaient rassemblés fut pris d'assaut après deux jours de siège. L'ennemi victorieux rencontra Petilius Cerialis, commandant de la 9ème Légion, alors qu'il venait à la rescousse, mirent ses troupes en déroute, et détruisirent toute son infanterie. Cerialis s'échappa avec un peu de cavalerie jusqu'au camp, et fut sauvé par ses fortifications. Effrayé par ce désastre et par la fureur de la province qu'il avait poussée à la guerre par sa rapacité, le procurateur Catus s'enfuit en Gaule.
Cependant Suetonius, avec un courage splendide, marcha à travers une population hostile jusqu'à Londinium qui, bien que n'étant pas encore considéré comme une colonie, était très fréquenté par un grand nombre de marchands et de bateaux de commerce. Se demandant s'il devait le choisir comme base de guerre, car il ne voyait autour de lui que sa faible force de soldats, et se rappelant par quelle terrible leçon la témérité de Petilius avait été punie, il résolut de sauver la province au prix d'une seule cité. Ni les larmes ni les lamentations des gens, qui imploraient son aide, ne le dissuadèrent de donner le signal de départ, prenant dans sa colonne tous ceux qui voulurent partir avec lui. Tous ceux qui étaient attachés au lieu par la faiblesse de leur sexe, ou par l'infirmité de l'âge, ou par les attraits de l'endroit, furent massacrés par l'ennemi. Le même désastre s'abattit sur la cité de Verulamium, car les Barbares, qui se complaisaient au pillage et étaient indifférents à tout le reste, négligeaient les fortins ayant des garnisons militaires, et attaquaient tout ce qui offrait le plus de richesse aux pillards, et était sans défense. Environ 70 000 citoyens et alliés, semble-t-il, tombèrent aux endroits que j'ai mentionné. Car ce n'était pas en faisant des prisonniers et en les vendant, ni par quelque trafic de guerre, que l'ennemi était occupé, mais par le massacre, le gibet, le feu et la croix, comme des hommes devant bientôt recevoir leur châtiment, et voulant cependant se venger par avance.
Suetonius avait sous ses ordres la 14ème Légion avec les vétérans de la 20ème, et des auxiliaires venant du voisinage, faisant un total d'environ 10 000 hommes armés, lorsqu'il se prépara à partir sans délai et à livrer bataille. Il choisit une position ouverte sur un étroit défilé, fermée sur l'arrière par une forêt, s'étant d'abord assuré qu'il n'avait d'ennemis qu'en face de lui, où une large plaine s'étendait sans aucun danger d'embuscades. Ses légions étaient en rangs serrés ; autour d'elles, les troupes légèrement armées, et la cavalerie rassemblée sur les ailes. En face, l'armée des Britanniques, avec ses masses d'infanterie et de cavalerie, manifestait sa confiance, une vaste foule s'était rassemblée comme jamais auparavant, et si fière d'esprit qu'ils avaient même emmenés avec eux, pour assister à leur victoire, leurs femmes juchées sur des chariots, qu'ils avaient placés à l'extrémité de la plaine.
Boadicea, montée sur un char avec ses filles devant elle, allait de tribu en tribu, proclamant qu'il était habituel pour les Britanniques de combattre sous la direction des femmes. "Mais à présent" disait-elle, "ce n'est pas en tant que femme de noble ascendance, mais comme une femme du peuple, que je veux venger la liberté perdue, mon corps fouetté, la chasteté outragée de mes filles. L'avidité romaine est allée si loin que ni nos personnes, ni l'âge ni la virginité, n'ont été épargnés par la souillure. Mais les dieux sont favorables à une juste vengeance ; une légion qui avait osé combattre, a péri ; les autres se cachent dans leur camp, ou pensent à s'enfuir. Ils ne pourront même pas soutenir le vacarme et les cris de tant de milliers d'hommes, encore moins notre assaut et nos coups. Si vous pesez bien la force des deux armées, et les causes de la guerre, vous verrez que dans cette bataille vous devez vaincre ou mourir. Cela est la résolution d'une femme ; quand aux hommes, ils peuvent préférer vivre et être esclaves." Suetonius ne restait pas non plus silencieux en un tel moment. Bien qu'il fût confiant dans la valeur de ses soldats, il mêlait cependant les encouragements et les prières pour qu'ils dédaignent les clameurs et les vaines menaces des Barbares. "Vous voyez ici", dit-il, "plus de femmes que de guerriers. Incapables de combattre, sans armes, ils lâcheront pied dès qu'ils reconnaîtront le glaive et le courage de leurs conquérants, qui les ont si souvent mis en déroute. Même parmi de nombreuses légions, c'est un petit nombre qui décide réellement de la victoire, et votre gloire sera encore plus grande si une petite force peut assurer la renommée d'une armée entière. Serrez les rangs, et après avoir lancé vos javelots, alors avec vos boucliers et vos glaives continuez à verser le sang et à détruire, sans une pensée pour le pillage ! Dès que la victoire aura été acquise, tout sera en votre pouvoir." Un tel enthousiasme suivit le discours du général, et les soldats vétérans, avec leur longue expérience de la bataille, se préparèrent si rapidement à lancer leurs javelots, que ce fut avec confiance dans le résultat que Suetonius donna le signal de la bataille.
D'abord, la légion resta immobile sur sa position, s'appuyant sur l'étroit défilé pour la défense ; lorsqu'ils eurent épuisés leur projectiles, qu'ils lançaient à coup sûr sur l'ennemi qui s'était approché tout près, ils se ruèrent en colonne formée en coin. L'attaque des auxiliaires fut similaire, pendant que la cavalerie avec les lances pointées en avant brisait tous ceux qui offraient une forte résistance. Le reste tourna le dos et prit la fuite, qui se révéla difficile, parce que les chariots tout autour avaient bloqué la retraite. Nos soldats n'épargnèrent même pas les femmes, pendant que les bêtes de somme, transpercées de traits, accroissaient les tas de cadavres. Une grande gloire, égale à celle de nos anciennes victoires, fut gagnée ce jour-là. Certains disent en effet que guère moins de 80 000 Britanniques tombèrent, alors que nos soldats perdaient environ 400 hommes, et pas beaucoup plus de blessés. Boadicea mit fin à sa vie par le poison. Et Poenius Postumus, préfet de camp de la 2ème Légion, lorsqu'il apprit le succès des hommes des 14ème et 20ème Légions, sentant qu'il avait privé sa propre Légion de cette gloire, et qu'il avait, contrairement à tous les usages militaires, désobéi aux ordres de son général, se transperça lui-même de son épée.
Tacite, Annales (XIV, 29-37)