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Objectif final du marché : la naissance d’une société décervelée

L’âme du monde est devenue marchande avec, partout sur la planète, une offre illimitée de produits et de services qui s’adresse à des individus avides de consommation que la baisse des inégalités mondiales plonge dans le grand bain de l’hyperconsommation. Le monde est devenu ce « grand marché unique » dont rêve depuis toujours le « capitalisme total ».

Les nouveaux libéraux, vainqueur par k.o. depuis la chute du Mur de Berlin, du bien médiocre adversaire que fut le « socialisme total » des anciens collectivistes, refusent aujourd’hui que le capitalisme continue comme avant, sur un mode fordien, uniquement productiviste et quantitatif, sans ambition esthétique. Longtemps accusé de répandre la laideur des usines et des objets, ce vieux capitalisme subit des métamorphoses constantes qui l’éloignent sans cesse de l’image lourde des modes de production anciens qui ont ravagé la beauté des villes et des paysages.

Aujourd’hui, il est faux de dire, comme le prétendent Bernard Maris et Gilles Dostaler, dans leur essai Capitalisme et pulsion de mort, que « la beauté ne fait pas partie du plan capitaliste ». Rien n’était plus laid que l’usine et l’objet communistes. Bien au contraire, le capitalisme est devenu « artiste », comme le démontrent Gilles Lipovetsky et Jean Serroy, dans leur dernier livre L’Esthétisation du monde : « c’est un mode de production esthétique qui définit le capitalisme d’hyperconsommation ».

L’objet industriel s’éloigne de sa fonction purement utilitaire pour entrer dans la sphère de l’art. L’industrie et les services deviennent des machines à produire du beau. Icône de la haute couture, incarnation du Beau, Yves Saint-Laurent est convoqué dans une publicité pour parler de la DS3, prolongeant ainsi le coup d’éclat des Citroën Picasso. Le stockage des fichiers informatiques se fait dans « les nuages » avec le « cloud ». Les designers comme Philippe Starck relookent les objets, les restaurants, les hôtels. Tel est l’impératif stratégique du capitalisme moderne : « le style, la beauté, la mobilisation des goûts et des sensibilités ».

En s’emparant de la notoriété globale des formes et des couleurs de l’art, le capitalisme moderne participe à l’esthétisation de la consommation de masse et à la démocratisation du Beau. Se pose alors non plus la question marxiste du confort matériel « bourgeois », mais celle, plus complexe, que nous tendent les pièges du capitalisme artiste. Longtemps perçu comme un « être social » inscrit dans une lutte des classes, l’individu est aujourd’hui un « être unique » détaché du collectif et qui accepte de vivre le surgissement anarchique du moi.

Il ne veut plus vivre par procuration à travers des discours extérieurs qui lui proposent des normes collectives comme la politique, la religion, le syndicalisme, la morale. Le capitalisme artiste définit des nouveaux modes de vie dont la compréhension échappe aux derniers gardiens du monde ancien. Signe de cette évolution : la dépolitisation de la société.

Le confort matériel était l’argument du capitalisme ancien, le désir est le moteur du capitalisme postmoderne dans une société fragmentée à l’intérieur de laquelle chaque individu, comme le prophétisait l’artiste américain Andy Warhol dès 1968, cherche à vivre ses « 15 minutes of fame », c’est-à-dire son « quart d’heure de célébrité »… Le « grand soir » collectif et marxiste s’est effondré dans les sables mouvants du postmodernisme pour laisser la place à la recherche du « quart d’heure de célébrité » proposé par le capitalisme artiste qui génère ainsi une société de l’hyperindividualisme.

L’homme ne veut plus vivre au garde-à-vous devant les catéchismes figés des normes collectives. Choisissant de vivre sa singularité, il accepte de succomber aux tentations d’un hédonisme de pacotille que lui propose la société marchande. Le capitalisme ancien trop visiblement inégalitaire, avait pour effet la mobilisation des individus qui s’engageaient dans un combat collectif contre l’exploitation. Plus subtil, le capitalisme postmoderne isole les individus en répondant à une demande croissante de satisfactions égoïstes.

Le progrès que représente le confort matériel ne suffit plus. La société marchande ne vend plus des objets, des services, elle vend du rêve. Le moindre objet transcende sa médiocrité utilitaire et sa mauvaise qualité dans une esthétisation forcée. L’univers consumériste propose un bonheur immédiat en déployant dans tous les domaines la séduction du style. Il reste des individus déboussolés, qui avancent comme hébétés dans les allées des nouveaux temples d’un Beau prolétarisé que sont les grands centres commerciaux.

L’adhésion massive à ce Beau médiocre traduit la déchéance intellectuelle d’une société dépolitisée qui ressemble de plus en plus à cet univers concentrationnaire que dénonce Aldous Huxley dans son roman prophétique Le meilleur des mondes. En s’appropriant le Beau, le marché réalise son objectif final : la naissance d’une société décervelée.

Le nouvel Economiste  http://fortune.fdesouche.com/

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