L’immense quantité de livres fait qu’on ne lit plus.
Bonald (en 1817)
Bloy est peut-être un réactionnaire en politique et religion (encore qu’il n’y ait rien de plus révolutionnaire que le christianisme, mais bon...), mais il est certainement un critique d’avant-garde et un vrai contemporain des littérateurs du futur. A l’époque où l’on peut encore reconnaître quelque chose, il reconnaît immédiatement le génie de Lautréamont, célèbre le Verlaine de "Sagesse", il est l’ami de Huysmans et de Mirbeau (un grand auteur vraiment méconnu, lui, essayez un peu de lire "La 628-E8" pour voir !), il répugne à l’appréciation bourgeoise et scolaire de l’art ; mais en même temps il voit le contenu méphitique de cette célébrité industrielle naissante, la faiblesse souvent de son inspiration et l’obsédant gâchis de la ligne. Dans le chapitre VI de "Belluaires et Porchers"(1), il s’en prend à la figure renommée de Goncourt, qui donnera son vain nom à la non moins vaine académie que l’on sait, et il dénonce ce déluge de phrases qui marque notre monde sans fin, sans dignité et sans projet :
« Le Messie ne s’appellera plus le Verbe, il se nomme désormais la Phrase. C’est la caricature de l’Infini, c’est l’infécondité même déclarant son antagonisme à la Parole Initiale qui fit éclater les douves de l’ancien chaos. »
Ici Bloy touche une de ses intuitions fortes : l’industrialisation de tout permet de tout parodier, comme l’Ascension même est parodiée dans l’escalade de la tour Eiffel... la célébrité devient une usine comme le voyage. La fin du dix-neuvième siècle très critiquée aussi par Tolstoï dans son exceptionnel essai sur l’art produit une quantité d’écoles, de chefs d’oeuvres, de génies, de grands esprits, de critiques d’art, de tout cela. Mirbeau en parle dans un article célèbre qu’il a consacré à la peinture. J’en cite les phrases les plus goûteuses si j’ose dire :
« De toutes parts, le flot de peinture arrive, vomi on ne sait d’où, roulant on ne sait quoi. Et cela monte, s’enfle, déborde, déferle tumultueusement. Nous nageons dans l’huile diluvienne ; nous nous noyons dans des vagues de cadmium, nous nous précipitons dans des cataractes d’outre-mer, nous tournoyons emportés comme des maelströms de laque garance. Où donc est l’arche qui nous recueillera et nous sauvera de ces cataclysmes ? »
C’est ce qu’on appellera le règne de la quantité ! Et l’on ne payait pas encore cent ou deux cents millions pour un tableau !
Bloy s’en prend lui à Goncourt et au culte du roman manufacturé qui l’entoure :
« C’est ainsi que M. Edmond entend la confection du roman moderne, et ce n’est pas autrement, sans doute, que les produits de la maison Goncourt frères et Compagnie ont toujours été manufacturés. En suivant la doctrine de cette école, on peut se mettre à vingt, cent ou même à dix mille pour un même roman. C’est la collaboration infinie. »
Bloy, on le voit, constate sur le tarmac la domination de facto des ateliers d’écriture
Puis il s’en prend avec véhémence à la célébrité qui entoure le prisé Goncourt :
« Je n’avais en vue que l’Idolâtrie littéraire dont ce vieillard est le somnambule pontife et j’estime que ce culte est la plus évidente manifestation diabolique. »
Ici sa remarque vaudrait un développement : Virgile lui-même soutient la dimension diabolique de Fama, la Renommée, dans "l’Enéide" (Fama, malum qua non aliud uelocius ullum, IV, 174).
Le culte de l’écrivain ou du livre évoque bien sûr Mallarmé, auteur tout au plus de quatre ou cinq sonnets convenables, et son académie de cuistres. Ce n’est pas pour rien que la poésie devient impossible à écrire au vingtième siècle et un comte Tolstoï exaspéré constate déjà les dégâts à l’époque des décadents ou du symbolisme. Mais Bloy s’en tient à Goncourt et son académie à naître :
« Maintenant, c’est une Ecole et même une Académie, l’Académie des Concourt ! Satan tient enfin ce qu’il a mendié dix-neuf siècles : une sortable contrefaçon du Verbe incarné que pût adorer en conscience et propager de gaîté de coeur, l’adolescente oligarchie de nos mandarins !... »
Si la célébrité est profanée, la parole l’est aussi. Il ajoute plus sobrement, mais tout aussi densément :
« Ce n’est pas d’hier qu’on abuse de la parole ou de l’écriture pour l’extermination de la pensée. »
Le culte du génie littéraire va empoisonner tout son siècle, et précipiter des affrontements non plus littéraires d’ailleurs. Il accompagne la futilité de la célébrité, et bien entendu le phénomène démocratique si bien caricaturé par Villiers aussi, dans ses si drôles "Contes cruels" : voyez l’affichage céleste ou la machine à applaudir. Bloy ne cesse on s’en doute de vociférer contre la démocratie parlementaire ; et cela donne :
« Et ce cortège est contemplé par un peuple immense, mais si prodigieusement imbécile qu’on peut lui casser les dents à coups de maillet et l’émasculer avec des tenailles de forgeur de fer, avant qu’il s’aperçoive seulement qu’il a des maîtres, - les épouvantables maîtres qu’il tolère et qu’il s’est choisis. »
L’humanité ne se lasse pas d’être médiocre ; il lui suffit de ne pas se rendre compte de ce qui lui arrive, et c’est comme cela qu’elle revote pour les socialistes qui dominent déjà cette époque. A l’époque de Bloy un savant politologue russe étudie le phénomène démocratique en Amérique et toutes ses avanies. Le résultat est extraordinaire, tant il est accablant pour les élections, les bosses, les trafics électoraux et la dénonciation de l’apathie des masses manipulées. Ici encore l’industrie s’applique à formater la masse et la pensée. Le travail de Moïse Ostrogorski(2) sera décisif dans l’évolution de la pensée d’Augustin Cochin.
On termine par le jugement de Bloy(3) sur Renan qui vaut son pesant de pépites :
« Toutes les formes imaginables de l’imprécation ou du sarcasme furent appliquées inutilement à cet Achille du mensonge qu’on supposait invulnérable, et qui avait fini par décourager le Mépris. »
Appliquez-le à qui vous voudrez !
(1) "Belluaires et Porchers" est mon livre préféré de Léon Bloy. Tous les livres de Léon Bloy sont mes préférés et chacune de ses sentences vaut une dissertation sur l’honneur.