C’est sous ce nom qu’est rentré dans le mythe français cet épisode tragique de la guerre franco-prussienne.
Ce jour-là, en Alsace, la bataille fait rage, principalement sur les territoires des communes de Woerth, de Frœschwiller et de Morsbronn.
Le nom de Reichshoffen est passé à la postérité car l’état major de Mac-Mahon s’y trouvait ainsi que plusieurs escadrons de cuirassiers (cavalerie lourde) qui y étaient basés et qui s’illustrèrent dramatiquement pendant la bataille.
Courageusement, les Français se battirent à un contre quatre et les fameux « cuirassiers de Reichshoffen » (de la brigade Michel) se sacrifièrent héroïquement lors de grandes charges contre les Prussiens qui les piégèrent et qui les abattirent quasiment à bout portant ; comme ce fut notamment le cas à Morsbronn, où les cuirassiers chargèrent contre le village et s’engouffrèrent dans les rues étroites, s’offrant ainsi à l’ennemi embusqué dans les maisons.
La défaite des troupes françaises entraina la perte de la province, mais le sacrifice des cuirassiers permit la retraite de l’armée de Mac-Mahon, en bon ordre, au lieu du désastre initialement redouté.
Ci-dessous le récit épique de cet épisode, tiré du livre de Jules Mazé, L’Année terrible. Les étapes héroïques.
L’escadron de tête du 9e cuirassiers fonce sur Morsbronn, les chevaux se cabrent, se renversent, glissent ; l’on entend un grand cri, puis l’escadron disparaît comme si le sol s’était ouvert devant lui. Les malheureux cavaliers, entraînés par la force acquise, viennent de tomber sur une route placée en contre-bas et formant ravin, et s’y écrasent dans un pêle-mêle affreux.
A la voix du colonel Guiot de la Rochère et du lieutenant-colonel Lardeur, les autres escadrons exécutent un à droite et contournent le village par le nord.
Le village de Morsbronn se compose d‘une longue rue étroite et légèrement tortueuse, qui est un morceau de route, et de ruelles qui sont des morceaux de sentiers. A droite et à gauche de la route, plantées un peu au hasard, des maisons profilent leurs sombres silhouettes, des maisons très basses, crevassées et rapiécées, vieilles et proprettes, aux escaliers boiteux, aux fenêtres toutes petites pareilles à des yeux sans vie, aux toits débordants ; on dirait de très vieilles personnes, des aïeules ridées, voûtées, cassées, que la mort aurait oubliés ou dédaignées.
Vers l’ouest, à travers le rayon lumineux qui glisse entre les toits, l’on aperçoit, comme par le petit bout d’une lorgnette, les vergers et les vignes de Gunstett.
En somme, Morsbronn est un boyau.
Dans ce boyau s’engouffre un escadron du 8e cuirassiers. On dirait une trombe roulant dans une gorge profonde, – mais la gorge a des murailles de feu ; la trombe balaye tout, elle assomme, elle broie, mais les vieilles maisons basses expectorent des balles par toutes leurs ouvertures.
Farouches, les dents serrées, les yeux agrandis, les cuirassiers excitent sans cesse leurs montures. Encore un instant, et l’escadron pourra sortir du boyau ; encore quelques bonds des grands chevaux, et les sabres s’offriront de nouveau au poème du soleil.
Mais la gorge tient en réserve une trahison.
Au moment où l’escadron, sans ralentir son allure de cyclone, fourbe sa ligne dans le dernier coude de la route étroite ses premières files se heurtent à une barricade faite de charrettes pesantes ; un arrêt brusque se produit en tête, et les files qui suivent s’abattent les unes sur les autres, se pressent, se renversent, pendant que les Prussiens, embusqués derrière les murailles grises, tirent de si près sur ce chaos sans nom, que les tuniques des hommes atteints brûlent comme de l’amadou autour des blessures.
Alors, fous de rage, – Dons Quichottes sublimes de l’héroïsme et de la gloire, – les cuirassiers chargent contre les maisons basses, brisent leurs lattes sur ces murs qui sont comme les boucliers de la mort, et tombent l’un après l’autre en criant : « Vive la France ! » Mais aux rugissements de ces lions furieux de grands cris ont répondu, d’autres escadrons accourent, éventrent la barricade, massacrent ses défenseurs, chargent partout, fouillent de leurs longues lattes l’ombre des vieilles maisons et chassent les Prussiens de Morsbronn.
Ayant accompli cette rude besogne, les escadrons-squelettes se réunissent au sud du village, sous le déluge de fer des batteries, ou les attend un fourmillement noir.
« Chargez ! –chargez ! »
L’ héroïque folie de ces géants dépasse la limite des choses humaines, il semble que pas un ne veuille survivre à ceux qui dorment sur le flanc de la colline dans un linceul de soleil.
On voit la colonne creuser des sillons dans les champs de lin, ouvrir des tranchées dans les houblonnières. Ce n’est plus une trombe, c’est un bolide effrayant devant lequel tout fuit et qui passe, en hurlant, sous un nuage de mitraille.
Enfin les cuirassiers s’arrêtent, ayant rempli jusqu’au bout leur fabuleuse mission ; pour la première fois ils regardent en arrière, et leurs yeux brillants de fièvre semblent chercher quelque chose.
Ces héros cherchent leur régiment.
Hélas ! ils sont là cinquante, qui restent pour porter le deuil du 8e cuirassiers.
Mais si ces hommes admirables ont rempli la mission qui avait été confiée au régiment, ils n’ont pas atteint encore le terme du calvaire de souffrance.
Guidés par leur colonel, qui fut toujours en avant, ils cherchent des chemins détournés pour rejoindre les troupes françaises et s’engagent bientôt dans un vallon minuscule dont nul massacre ne troubla la paix, où frissonne sous l‘herbe et la mousse un ruisselet tranquille vers lequel les grands chevaux tendent leurs langues altérées.
Tout à coup ils perçoivent un bruit sourd, un grondement pareil à la rumeur lointaine d’une mer roulant sur les galets d’une plage ; puis derrière eux, à quelques centaines de mètres, ils voient apparaître un régiment de cavalerie prussienne, des hussards dont les uniformes bleu sombre zébrés de tresse et de fourragères blanches s’enlèvent sur la verdure avec une netteté singulière.
De leur côté, les Prussiens ont aperçu cette poignée de cavaliers déguenillés, et, bénissant le destin qui paraît leur offrir un triomphe facile, ils pointent vers les cinquante français cinq cents sabres étincelants qui forment au –dessus du sol un voile de clair métal, où les temps d’un galop furieux mettent des ondes lumineuses.
Les cuirassiers ne peuvent demander un nouvel effort à leurs montures épuisées. Officiers et soldats, pistolet ou revolver dans la main droite, sabre dans la main gauche, se sont rangés sur une seule ligne, coude à coude, – cœur à cœur, – et attendent de pied ferme le choc de tout un régiment ; c’est comme une mince barrière qui serait dressée devant un train lancé à toute vapeur.
Les Prussiens arrivent à quinze mètres de la ligne.
« Feu ! »
La fière attitude des soldats de Morsbronn, bien plus que le bruit des inoffensifs pistolets d’arçon, surprend les houzards bleus, les trouble, les arrête.
« En avant !»
Le colonel » de la Rochère s’élance, entraînant non ses cuirassiers, on n’entraîne pas de tels hommes, mais les chevaux épuisés. L’escadron de tête de la colonne ennemie recule, mais est ramenée aussitôt par la poussée des autres escadrons, et trois fois le régiment tout entier vient briser son élan contre la mince barrière des poitrines françaises. Alors découragés, meurtris, les houzards bleus font demi-tour et disparaissent, se fondent dans les teintes dégradées de la symphonie des verts.
Cette fois, la route était libre devant les cinquante héros du 8e cuirassiers. A la nuit, ils arrivèrent à Saverne, où la renommée, déjà, avait chanté leur gloire.
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Le 8e cuirassiers, après s’être séparé du, 9e – son frère en héroïsme, – devant le centre de Morsbronn, exécuta vers l’ouest une marche dangereuse pendant laquelle le régiment s’offrit tout entier, cible étincelante, aux terribles batteries de Gundstett, dont la fumée promenait des ombres sur la verdure frissonnante.
Au moment où, à l’est, le 8e s’engouffrait dans le village, le 9e, a l’ouest, tombait sur la route qui traverse Morsbronn, et, décrivant un arc de cercle, se trouvait face à l’extrémité du boyau formé par les vieilles maisons grises, dont cinq cent mètres de route blanche le séparait.
« Chargez ! »
Derrière les Cuirassiers, les canons prussiens vomissent du fer avec des hoquets effrayants ; devant eux crépitent les fusils d’une nuée de tirailleurs ; sur leur gauche, une compagnie de pionniers des rangs entiers.
Ne pouvant rien contre les canons, dédaignant les tirailleurs, le régiment fonce sur les pionniers comme un sanglier blessé, sanglier aux trois cents boutoirs d’acier, digne des légendes merveilleuses de la vieille Ardenne.
Devant cette masse, les pionniers ont formé bloc, sans cesser de tirer, et courageusement ils attendent le choc des escadrons.
« Chargez ! chargez ! »
Les balles font tinter les cuirasses, les fourreaux martèlent les étriers, les trompettes piquent leurs notes grêles et rageuses sur le fracas des canons, des hommes et des chevaux s’abattent avec le bruit sinistre de murailles qui s’effondrent ; bientôt l’on entend des cris, des hurlements de fauves en fureur, on voit les cuirassiers tourbillonner autour du bloc, les sabres se lèvent et s’abaissent, les chevaux se cabrent, ruent et mordent ; enfin, sous les coups des boutoirs d’acier, le bloc finit par se briser, par s’émietter, et la charge se termine par une chasse infernale dans les houblonnières, où se sont réfugiés les pionniers.
Ayant ainsi débarrassé son flanc gauche, le régiment se reforme et se rue, à travers vignes et vergers, vers le village sombre que le 8e cuirassiers vient de quitter pour descendre dans la vallée.
Soudain des voix étranges palpitent dans le grondement de l’avalanche, des voix blanches de rêve qui paraissent sortir du sol :
« Vengez-nous ! Vive la France ! » disent les voix.
Les cuirassiers se penchent, regardent, et, chose affreuse, ils aperçoivent sous les sabots de leurs chevaux des blessés du 8e étendus dans l’herbe sanglante.
Le destin, qui menait à l’abîme les soldats du 9e cuirassiers, les condamnait en outre à écraser leurs frères.
La guerre, c’est la guerre !
Les cuirassiers passent, emportant la vision terrible de ces martyrs, et criant :
« Vengeons-les ! vengeons nos frères !»
Devant eux, les rayons du soleil se jouent sur des toits moussus, et la voix du vieux clocher de Morsbronn ouvre ses bras sous l’azur comme pour bénir ; c’est une vision de paix succédant à la vision de sang. Mais la mort veille derrière les murailles grises ; goule insatiable, elle attend les escadrons superbes que va lui livrer le destin.
Dans le village en effet des ombres glissent, elles emplissent les maisons basses, elles débordent dans les ruelles, comblent tous les vides, s’allongent derrière des barricades élevées à la hâte et sans bruit, grouillent partout ; on dirait une mer reprenant possession de son lit à l’heure du flux.
« Chargez ! chargez ! »
Soudés à leurs chevaux, sabres en avant, casqués de soleil, les cuirassiers visent l’entrée du boyau, fondent sur Morsbronn en criant toujours :
« Vengeons nos frères ! »
Et plus loin, là-bas, des blessés tournent vers le village maudit leurs regards de fièvre, et répètent dans leur agonie :
« Vengez-nous ! Vive la France ! »
Soudain il semble que la masse des escadrons s’effondre, qu’une folie subite jette tous ces hommes, tous ces chevaux l’un sur l’autre : cette force en mouvement vient de se heurter à de l’inerte ; quelques charrettes renversées, quelques planches ont suffi pour briser l’élan du torrent d’héroïsme.
Alors les ombres se montrent, des canons de fusil trouent les yeux mornes des vieilles maisons, hérissent la barricade, et les balles, par essaims, pleuvent sur les cuirassiers, qui s’entassent devant l’entrée du boyau.
C’est un carnage, une boucherie. La mort taille sans relâche dans le troupeau mugissant, troupeau de lions, qui s’obstine contre l’impossible ; les hommes et les chevaux tombent comme des épis mûrs sous une averse de grêle, et pourtant pas un cuirassier du 9e ne songe à tourner bride, les balles ne frappent que des poitrines ; dans l’épouvantable tourmente pas une conscience ne faiblit.
Enfin la barrière s’entrouvre, des hommes démontés ont réussi à faire une brèche dans la barricade, et, spectacle sublime, l’ont voit ceux des géants qui sont encore en selle s’engager l’un après l’autre dans cette brèche ouverte sur un enfer, sur une tombe.
Aveuglés par les éclairs des fusils, par la fumée, par les balles ils chargent aussitôt dans toutes les directions, tombent, se relèvent tombent encore. Bientôt le 9e cuirassier aura vécu.
Le colonel Waternaud a le premier utilisé la brèche, et dans le boyau sillonné par les balles, sa haute silhouette se dresse, immobile, telle la statue d’un dieu dans le clair-obscur d’un temple.
Tout à coup la statue s’anime.
Voyant tomber sans profit ses cuirassiers, estimant que le régiment a noblement rempli son devoir envers l’armée, envers la France, le colonel réunit autour de lui tout ce qu’il peut trouver d’officiers et de soldats et se met à leur tête ; puis la petite troupe charge plusieurs fois aux cris de « Vive le colonel ! » essayant de sortir du village, de gagner la route libre sous un ciel libre.
Mais les chevaux n’ont plus la vigueur nécessaire pour culbuter les lignes prussiennes ; les pauvres bêtes vacillent, de longs frissons les secouent, leurs bouches mâchonnent une bave sanglante.
C’est fini.Il n’y a plus rien à espérer, pas même à mourir, car les fusils sont devenus muets ; il n’y a plus rien à tenter, car des milliers de Prussiens entourent la poignée de héros, contemplant avec un étonnement mêlé d’admiration ces soldats magnifiques que leur livre une trahison du sort, ces prisonniers qui portent la gloire immortelle de tout un régiment.
Vers le soir, une troupe française rencontra quelques cavaliers, qui erraient sous les étoiles naissantes et paraissaient brisés de fatigue.
Un officier cria :
« Qui vive ? »
Une voix faible répondit :
« 9e cuirassiers. »
Puis les cavaliers approchèrent, ils étaient dix-sept, dont deux officiers.
L’un des officiers étendit le bras dans l’ombre et dit tristement :
« Les autres sont là-bas, morts, … blessés, … prisonniers…»
Alors le commandant de la troupe fit présenter les armes.
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Les deux escadrons du 6e lanciers, commandés par les capitaines Lefèvre et Pouet, ont suivi jusqu’au bout le 9e cuirassiers dans la marche à l’abîme ; ils ont chargé avec lui sur Morsbronn, et leurs morts dorment avec les siens dans les sillons de la terre d’Alsace.
Ils furent associés aux cuirassiers dans le danger, ils doivent donc l’être aussi dans la gloire.
En jetant les mille sabres de la brigade Michel dans la balance de la fortune, le général de Lartigue avait sauvé sa division et, avec elle, l’armée française tout entière.
Les escadrons superbes lancés soudain sur les pentes fleuries dans la coulée d’or du soleil arrêtèrent pendant un instant la marche méthodique de l’écrasement, immobilisèrent la branche la plus menaçante de la tenaille, et permirent ainsi à notre aile droite, trop engagée, d’échapper à une étreinte qui eût été mortelle.
Avant la charge, l’armée de Mac-Mahon pouvait craindre un désastre ; après la charge, elle put envisager la possibilité d’une retraite honorable.
Cette retraite commença bientôt ; elle fut protégée au début par les quatre régiments de cuirassiers de la division de Bonnemains, qui se sacrifièrent comme s’étaient sacrifié les régiments de la brigade Michel, qui couronnèrent l’œuvre admirable des cuirassiers de Morsbronn.
A tous ces fiers cavaliers, à ceux de la division de Bonnemains comme à ceux de la brigade Michel, l’histoire assure l’immortalité.
Mais la légende, qui émane de l’âme des peuples, a réservé ses faveurs pour les héros de Morsbronn, – dont elle a fait les cuirassiers de Reichshoffen, – et a semé autour de leur immortalité ses fleurs d’idéal et de poésie.