atégie inspirée par le défunt seigneur Shingen Takeda, qui fait du clan une « montagne » inamovible et invincible. Cette doctrine, apparemment dictée uniquement par des impératifs stratégiques, est reconduite par son sosie, voleur et vagabond, usurpateur de sa fonction seigneuriale, dont nul, sinon quelques vassaux, ne connaît l’identité. Mais, démasqué, le « kagemusha » est obligé d’abandonner le pouvoir au fougueux fils du chef charismatique, le téméraire Katsuyori Takeda. Si bien que la charge de cavalerie et d’infanterie menée à la bataille de Nagashino, face au feu des mousquets livrés par les Occidentaux, est réduite à néant. La mort et la destruction ont suivi la vaine agitation et la présomption.
L’œuvre d’Akira Kurosawa est d’une profondeur rarement égalée. Ses films sont une méditation imprégnée d’esprit zen. L’amertume liée à l’exercice dérisoire du pouvoir et du jeu mortel des apparences souille toute aspiration à la pureté ou à la paix, sinon même à la force véritable. C’est le cas par exemple dans cette adaptation emblématique de Macbeth qu’est Le Château de l’araignée, véritable chef d’œuvre irrigué par l’esthétique du théâtre Nô.
L’analogie avec l’histoire millénaire de notre civilisation occidentale n’est pas fortuite. Jadis, la lutte entre le Sacerdoce et l’Empire, entre le pouvoir spirituel de l’Église, tentée par la théocratie, et celui, terrestre, du Saint-Empire romain germanique, a ouvert la voie à la révolte du kshatriya, du guerrier, et, finalement, a permis aux États modernes d’asseoir une domination dégagée des contraintes de la Tradition, entraînant une dérive dont nous sommes les acteurs. Le déséquilibre entre la force armée et l’inspiration spirituelle a mené à un déchirement entre les deux tensions structurantes de la société, entre deux dynamismes qui, sous l’angle de la Tradition, se doivent d’être unis pour empêcher le monde de sombrer dans le déclin, dans l’âge de fer. En effet, l’axe central, l’essieu qui meut la roue, le « moteur immobile », source de légitimation et d’énergie, noue un lien harmonieux entre l’impératif contemplatif, la méditation, et l’éthique de l’engagement, le devoir chevaleresque de dépassement et de sacrifice. Le regard tourné vers l’ailleurs transcendantal, vers le monde divin, vers l’Un, « informe » (donne forme et sens) à l’immanente pluralité du monde humain. Son absence serait l’éclatement de monades erratiques. La rupture entre les deux puissance souveraines, dont l’une, par sa proximité avec les forces démoniaques et telluriques de la nature se devait d’être soumise à l’autre, supérieure par sa capacité à donner une signification au déploiement de l’action, a éloigné la société, progressivement, de toute validité, de tout bien-fondé, jusqu’à ce que la guerre elle-même, mobilisation extrême au service du massacre et de la destruction totales, fût l’expression du nihilisme et de la volonté intégrale de puissance.
Dès lors que la pente est prise, il est presque impossible de remonter vers l’amont. L’action détient une supériorité par rapport à l’esprit de méditation, une séduction capable de toucher vigoureusement la nature humaine, qui est fascinée par le bruit, la fureur et les modifications spectaculaires du monde, et prodigue en dépenses d’énergie et de sang. C’est là le côté sombre de la condition guerrière, mais, notre époque, si avancée dans la voie plébéienne, met en sus l’obligation de résultat, l’impérieuse nécessité de voir bouger les choses. Aussi l’avenir semble-t-il le produit de la technique. La médiatisation prométhéenne entre l’homme et la nature s’est autonomisée, et le monde, création de l’artifex, redevable des lois de la métis, de la ruse et de l’astuce, du savoir-faire et du calcul, est devenu une seconde nature, un milieu où le jeu se conjugue au caprice, le désir de possession à celui de destruction. Si bien que l’homme, ce sorcier, éprouve l’hybris enivrante d’être un dieu pour lui-même.
Notre âge, de façon ironique, a vu dans le même temps une survalorisation du geste et sa perte de substance. Les combats d’ombres et leur spectacularisation rendent la politique aussi impuissante qu’un coup d’épée dans l’eau.
Claude Bourrinet http://www.europemaxima.com