La référence aux événements de 1938 dans le cadre du conflit syrien témoigne d’une méconnaissance des faits historiques de l’époque.
Dès que sur le plan international, il apparaît qu’une action énergique s’impose ou serait tout du moins la bienvenue, la classe politique française (mais pas que politique - et pas que française) se partage souvent entre les va-t-en-guerre, les pacifistes et les sceptiques. Pour fouetter les deux dernières catégories, il n’est pas rare que la première leur attribue l’épithète de «Munichois», provoquant généralement des protestations vives et des demandes de démission.
Nous venons d’en avoir un récent exemple avec la déclaration d’Harlem Désir évoquant «l’esprit munichois» de l’UMP. Ce qui est d’autant plus drôle qu’en 1991, opposé à la guerre du Golfe, le même Désir avait été traité de «Munichois» par des fondateurs de SOS-Racisme et n’avait guère goûté la plaisanterie, comme le rappelle le chercheur Julien Salingue sur son blog.
Déjà utilisé pour la Libye et la Bosnie, parfois employé dans d’autres contextes (on se souvient de Philippe Séguin dénonçant un «Munich social» en 1993), le terme de «Munichois» fait naturellement référence à la conférence de Munich des 29 et 30 septembre 1938. Tenue entre la Grande-Bretagne, la France, l’Allemagne hitlérienne et l’Italie mussolinienne, elle avait pour objet de tenter de régler la «crise des Sudètes».
Hitler, poursuivant sa politique de réunion des «peuples germaniques» au grand Reich qu’il entend bâtir, et après avoir annexé l’Autriche, exige alors le rattachement de la partie occidentale de la Tchécoslovaquie, les Sudètes, à majorité germanophone. En vertu d’accords passés avec la Tchécoslovaquie, la France et la Grande-Bretagne font savoir que toute tentative d’invasion provoquera une guerre. Mussolini joue les messieurs bons offices.
Une conférence se tient, sans la participation du président tchécoslovaque Beneš. Les grandes puissances entérinent l’évacuation du territoire des Sudètes par la Tchécoslovaquie et son occupation par les troupes allemandes, en échange de promesses de règlement pacifique des conflits futurs. Bientôt, les Allemands passent la frontière, puis les Slovaques font sécession. La Tchécoslovaquie n’existe plus.
Le déshonneur, la guerre ou les deux ?
L’accord est honteux. À son retour au Bourget, Daladier, qui l’a signé pour la France, voit une foule immense. Il est persuadé qu’il va se faire huer. Il sort sous les acclamations. Il aurait alors laissé échapper à son conseiller diplomatique Alexis Leger (futur Saint-John Perse) un célèbre « Ah ! les cons ! »
Léon Blum écrira : « Je suis partagé entre un lâche soulagement et la honte. » Léon Daudet, dans un autre registre, avait écrit dans l’Action Française du 24 septembre 1938 : « Je ne me battrai ni pour les Juifs, ni pour les francs-maçons de Prague. »
Chamberlain est lui aussi acclamé par la foule en Grande-Bretagne, à qui il assure que la paix est garantie. Churchill lui répondra par une phrase demeurée célèbre :
« Entre le déshonneur et la guerre, vous avez choisi le déshonneur ; et vous allez avoir la guerre. »
Le déshonneur, en tous cas, le général Louis-Eugène Fauché, chef de la mission militaire française à Prague, le refuse. Outré par la trahison dont vient de se rendre coupable la France, il démissionne de son poste et demande la nationalité tchécoslovaque.
La suite, nous la connaissons, hélas. Après les Sudètes, ce sera le corridor de Dantzig et le début de la Seconde Guerre mondiale. C’est après celle-ci que le qualificatif de «Munichois» va prendre son caractère insultant, désignant ceux qui préférèrent se coucher devant Hitler alors qu’il était encore temps de l’arrêter. Et voilà pourquoi ceux qui s’en voient affublés s’en insurgent.
Une comparaison qui ne tient pas
Mais pour l’affaire de Syrie, la comparaison avec Munich ne tient guère. En 1938, bien que se drapant dans le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, l’Allemagne nazie entend effectuer une pure et simple annexion. À cet effet, ses actions constituent une ingérence dans les affaires d’un État souverain, la Tchécoslovaquie.
On peut donc être partisan de la manière forte à l’encontre d’Hitler, qui n’en est pas à son coup d’essai. Les «Munichois» d’alors sont accusés d’avoir voulu la paix à tout prix, de s’être assis sur des traités dont la France était signataire et qui garantissaient les frontières tchécoslovaques et d’avoir pactisé avec le diable en personne. Le portrait est hélas aussi cruel qu’exact.
En France, les opposants à la guerre d’aujourd’hui n’entendent en rien pactiser avec Assad et la classe politique condamne assez unanimement les agissements du dictateur syrien. Si presque tout le monde s’accorde à dire qu’il faudrait faire quelque chose, l’impact de frappes plus ou moins symboliques apparaît débattable.
Le Munich de 1938 entendait régler un différent entre deux États afin d’éviter une nouvelle conflagration mondiale (et échoua). La question posée par la guerre qui se déroule en Syrie est bien plus complexe. La Syrie aurait utilisé des armes chimiques à l’intérieur de ses frontières, mais elle n’est pas signataire du traité en interdisant l’usage. Pour révoltant que cet acte soit, s’il est avéré, les motifs légaux à intervenir manquent. Si l’on voit bien quelles auraient pu être les objectifs d’une déclaration de guerre de la France et de la Grande-Bretagne à l’Allemagne en 1938 - mettre hors d’état de nuire un dictateur qui n’avait pas fait mystère de ses visées expansionnistes et de sa politique raciale - , on peine parfois à voir quels seraient les objectifs de frappes en Syrie.
L’autre Munich
Mais puisque l’on est à Munich, pourquoi ne pas y rester et comparer la situation actuelle avec un autre Munich ? Celui de 1972 et de la prise d’otage d’athlètes israéliens par un commando palestinien lors des jeux Olympiques d’été.
L’affaire fut mal gérée de bout en bout par les Allemands qui, malgré les moyens énormes dont ils disposaient, multiplièrent les erreurs. Ne sachant que faire, mal formés aux actions antiterroristes, ne disposant pas d’unités de tireurs d’élite au sein de la police (les tireurs embusqués sur l’aéroport étaient de simples policiers équipés de fusils sans lunette - l’armée avait des tireurs d’élite mais la Constitution allemande interdisant l’utilisation de militaires pour des opérations de police, ils n’eurent pas le droit d’agir), ils décidèrent malgré tout d’intervenir sur le tarmac de l’aéroport, pour une question de principe : il était hors de question que des preneurs d’otages, a fortiori d’otages israéliens, parviennent à quitter le sol allemand.
Ce fut une boucherie : onze athlètes, cinq preneurs d’otages et un policier allemand furent tués. Le drame de Munich 1972, c’est celui d’une réponse maladroite à un problème humain terrible, celui d’une puissance occidentale désarmée et ne sachant que faire face à un problème nouveau (l’action terroriste) et qui décide d’employer la manière forte pour le régler.
Le 6 septembre prochain, cela fera 41 ans. Comparaison n’est pas raison, bien sûr, et il est certes aussi artificiel de comparer Munich 1972 (le choix de la force - un fiasco) que Munich 1938 (le choix de la négociation - un fiasco) à la situation actuelle. Mais malgré cela, ces deux Munich ont au moins une vertu, utile en cette période : ils nous rappellent que le choix d’utiliser la violence - ou pas - est un choix compliqué qui ne doit jamais être pris à la légère, mais aussi qu’il est bien facile de juger un événement quand on en connaît les suites. L’histoire sert en l’espèce à prédire le passé, pas l’avenir.
Antoine Bourguilleau
Slate.fr, 5/09/2013
http://www.polemia.com/arretez-de-vous-traiter-de-munichois/