Le fondement de toute action politique, notamment lorsqu’elle vise au renversement des institutions en place, se doit nécessairement de présenter un contre-projet concret au système dont les paradigmes sont actuellement dominants. Les royalistes ne font pas exception à la règle (hormis peut-être quelques royalistes de salon qui ne sortent leur fleur de lys que pour les rallyes mondains de Versailles ou de Paris). Feu le comte de Paris (1908-1999), héritier des rois de France, a proposé ce projet en 1948 : une « esquisse d’une constitution monarchique et démocratique » qui a été rapportée et commentée par Xavier Walter dans son ouvrage Un roi pour la France *.
Il s’agit d’un projet rassembleur et fédérateur, loin d’une quelconque idéologie revancharde que l’on trouve parfois dans nos milieux : « le Prince désavoue ceux qui rêvent d’une “revanche” monarchiste […] la monarchie restaurée sera “une union salvatrice entre la nation et la famille royale” ».
Le projet du comte de Paris ne s’inscrit pas dans une haine farouche et idéologique de la démocratie : ce qu’il dénonce, c’est la démocratie républicaine qui « manque du ressort sain qu’est le dialogue ». Il s’explique ainsi : « Le dialogue est le contraire de la polémique ; [...] qu’on rassemble les peuples pour quelque chose et non contre quelqu’un, il faut leur proposer des buts, non des cibles. » Ce qui est ici dénoncé est le régime des partis, des factions, qui dressent par idéologie les Français les uns contre les autres au lieu de les rassembler autour de l’aventure commune qu’est la France. À cette démocratie républicaine s’oppose « l’exemple des monarques qui, pendant un millénaire, apprirent aux Français à se rassembler et à s’aimer ».
Le Prince veut rendre au peuple français la parole, parole jusqu’à présent confisquée par les partis et donc déformée : « La volonté du pays n’est pas ce que disent les urnes, ni les partis, originellement voués à être les porte-parole de la nation, mais vite perdus par leurs intérêts. » Et d’ajouter : « Le pays sait ce qu’il veut, encore faut-il que le message qu’il adresse aux dirigeants ne soit pas caricaturé et faussé par un interprète partisan. »
C’est bel et bien au régime des partis que le comte de Paris s’attaque de front ! Les partis, machines idéologiques et partisanes, ne peuvent pas représenter des intérêts concrets et réels, c’est-à-dire en contact direct avec les préoccupations et les aspirations de la nation. Il faut donc, pour l’héritier des rois de France, rendre possible la représentation de ces intérêts concrets ; c’est ainsi qu’il propose « d’élargir la représentation populaire ». Il s’agit de briser le monopole de l’Assemblée législative (néanmoins maintenue dans ce projet de constitution) en matière de représentation nationale ; en plus de l’Assemblée élue, la nation disposerait de trois autres organes représentatifs : les délégués du peuple, le Grand Conseil et le roi.
Délégués du peuple
Le projet constitutionnel dispose que « les délégués du peuple sont élus au suffrage universel […] au scrutin majoritaire uninominal à un tour ». Chaque délégué étant élu sur une petite circonscription, il est en contact direct avec les intérêts locaux et concrets des citoyens qu’il représente. Tout risque de voir des partis se former parmi les délégués du peuple est brisé par l’impossibilité qui leur est faite de se réunir en assemblée : ainsi ne peuvent-ils pas se constituer en groupes politiques et ne représentent-ils pas les intérêts de partis mais uniquement ceux des citoyens qui les ont élus.
La fonction des délégués du peuple est ainsi primordiale dans ce nouveau système. Là est l’innovation majeure du comte de Paris : tout d’abord, dans le cas où le gouvernement du roi serait censuré par l’Assemblée nationale, cette dernière serait dissoute si les délégués du peuple apportaient leur soutien au gouvernement. De même, si le Grand Conseil en décide ainsi et que le roi ne s’y oppose pas, une loi votée par l’Assemblée peut être soumise « au référendum des délégués du peuple ».
Le projet casse ainsi la fiction idéologique selon laquelle l’Assemblée législative est la nation et se substitue à elle selon la mystique républicaine : l’Assemblée peut désormais être dissoute si les intérêts qu’elle défend sont contraires aux aspirations de la nation, les délégués du peuple peuvent aussi se substituer à elle par le référendum. Il y a, ainsi, un retournement paradigmatique impressionnant, orienté vers le réel et la représentation d’intérêts concrets contre les dérives du système partisan.
La mission des délégués du peuple ne s’arrête pas ici : « Les délégués du peuple, expliquait le comte de Paris, auraient pour triple mission d’informer les pouvoirs publics des critiques et des volontés réelles de l’ensemble des citoyens, d’examiner les questions qui seraient soumises à leur appréciation et de sensibiliser les citoyens aux affaires publiques [...] Un débat permanent naîtrait de façon spontanée, et les consultations régulières des délégués du peuple susciteraient entre le pouvoir politique et la population un échange constant d’idées et de propositions […] Pour éviter tout risque de sclérose, le mandat des délégués ne sera pas renouvelable. »
L’on dispose ici d’éléments concrets de réponse à ceux qui, ignorants des traditions de la monarchie française, imaginent que la restauration de la royauté signifierait la fin de l’action civique des citoyens : bien au contraire, il s’agit ici de rendre la parole à la nation française, parole qui est, en république, confisquée par les partis politiques.
Grand Conseil
Le deuxième organe imaginé par le comte de Paris était le Grand Conseil, « composé de trente membres environ […] désignés, partie par le roi, partie par les délégués du peuple et l’Assemblée, partie par les grands corps de la nation ». Leur tâche peut être résumée comme la mission de garantir une cohérence et une recherche du long terme dans la politique de l’État. Le Grand Conseil, en effet, est l’organe qui saisira les délégués du peuple s’il n’approuve pas la démission du président du Conseil (c’était le titre que portait le Premier ministre sous la IVe République) en cas de mise en minorité de ce dernier sur la question de confiance posée à l’Assemblée, procédure pouvant aboutir à la dissolution de celle-ci.
Le Grand Conseil est l’exact pendant des délégués du peuple : alors que ces derniers sont placés près du peuple, le Grand Conseil est placé près de l’État. Il est un organisme « qui, par sa structure et sa composition [est] l’interprète autorisé, indiscutable des intérêts permanents du pays ». Ce Grand Conseil est en quelque sorte le “conseil des sages” de la République. Il est composé de hautes personnalités : anciens dignitaires et fonctionnaires, anciens membres des assemblées, magistrats anciens ou actuels, membres de l’Armée, de la Marine, des clergés des cultes reconnus… Ces membres sont inamovibles.
Le Grand Conseil a l’initiative de la saisine des délégués du peuple lorsqu’il s’agit d’approuver ou non la mise en minorité du gouvernement ou d’accepter ou refuser une loi votée par l’Assemblée. Sa mission est donc de défendre les intérêts fondamentaux du pays contre les humeurs de l’Assemblée composée de partis.
Le roi
En conclusion du projet, il y a le roi qui « symbolise la patrie dans sa permanence et sa durée, il est, à ce titre […] l’arbitre, le justicier ainsi que le fondement de l’autorité et du pouvoir ». La légitimité du monarque est historique : elle est issue de la tradition dynastique ontologiquement mêlée à l’histoire de la nation française.
Les pouvoirs du roi sont limités : il intervient essentiellement en cas de conflits ou de blocage dans les institutions. Le comte de Paris justifie cette position : « Si certains […] critiquent l’insuffisance de ses pouvoirs politiques, qu’ils n’oublient pas ceci : la dynastie a le temps pour elle et le monarque, s’il veut être l’arbitre en même temps que le garant des libertés, ne peut pas gouverner. » Le concept est ainsi clair et pertinent : le roi n’est pas un Führer ni un Duce, il est le lien entre le passé, le présent et le futur, il inscrit l’action politique dans la stabilité et le long terme mais il ne se mêle pas ou peu des affaires internes car cela impliquerait nécessairement pour le roi de prendre parti alors qu’il ne doit être que le fédérateur des Français dans l’aventure commune qu’est la France.
En conséquence, le roi est indépendant des partis : « Indépendant des clans, le roi se tient en dehors d’eux, les arbitre et ne prend jamais part aux luttes qui dressent les citoyens les uns contre les autres. » Et c’est bien cela le rôle essentiel du roi. Quand bien même les fonctions que lui attribue ou la constitution ou la coutume lui permettraient de nommer le gouvernement ou de s’opposer à tel ou tel organe, la mission première du roi est d’être le roi de tous les Français qui, en lui, voient le représentant de la nation, représentant historique et mystique. Représentant car héritier d’une dynastie intrinsèquement liée à l’histoire de la patrie.
C’est ainsi que le roi ne peut et ne doit appartenir au camp des contre-révolutionnaires, avec lesquels feu le comte de Paris marquait ses distances. Devant être le souverain de tous, il ne peut appartenir à un camp. Le roi n’est ni de droite ni de gauche, ni libéral ni socialiste, ni réactionnaire ni progressiste : le roi est le roi. Il est, cela suffit, c’est tout ce que la nation lui demande.
Le pouvoir du coeur
L’on pourrait trouver des insuffisances à ce projet : le maintien d’une assemblée législative centralisée, alors que les maurrassiens souhaiteraient sa disparition au profit d’assemblées locales ou corporatistes, ou encore l’absence de rejet explicite de l’héritage révolutionnaire… Pourtant, n’oublions pas que la monarchie s’inscrit dans le long terme, elle est « la négation du césarisme », populisme éphémère et fondé sur les pulsions de la table rase. Le projet du Prince rendait la parole au pays réel et anéantissait le monopole des machines idéologiques que sont les partis.
En ce sens, cette monarchie nous semble souhaitable, même si elle ne nous semble pas aller assez loin : nul n’a pu prétendre que la monarchie serait le remède miracle qui ranimerait le spirituel dans l’esprit des Français, en finirait avec le cosmopolitisme ou l’immigration, rétablirait le patriotisme, restaurerait l’ordre… Nous ne sommes pas des charlatans qui promettons demain le paradis terrestre. L’expérience tirée de l’histoire nous permet simplement d’affirmer que la monarchie traditionnelle, qui donne la parole au pays réel, est l’outil le plus pertinent pour combattre les idéologies nihilistes, car le peuple, lorsqu’il est libre, sait se défendre. Le roi n’est alors que le rassembleur des Français et l’incarnation de la France dans le coeur des citoyens.
La contre-révolution est un travail de longue haleine, la monarchie seule nous permettra de le mener efficacement car la république est le terreau des idéologies alors que le roi est le socle du concret et du réel. « Après deux siècles de délires dialectiques, de haines mutuelles, la France peut-elle redécouvrir le pouvoir du coeur ? » demande Xavier Walter. « C’est à cela que le comte de Paris convie ses compatriotes. Le roi est amour. » Et si la monarchie, se faisant aimer des Français, était le prélude nécessaire à un regain de l’amour des Français pour la France et, au final, pour eux-mêmes ? La république, fondée sur la haine du passé, guidée par la monologue idéologique des partis, ne peut conduire qu’à une longue chute nihiliste là où la monarchie, s’incarnant dans une histoire et un héritage, conduit nécessairement à les aimer.
Si le retour de la monarchie ne serait pas suffisant à lui seul, si le retour du roi ne signifierait pas la fin du combat nationaliste et contrerévolutionnaire, il apparaît cependant indispensable… pour que vive la France !
Stéphane Piolenc L’Action Française 2000 du 21 juin au 4 juillet 2007
* Xavier Walter : Un roi pour la France. François-Xavier de Guibert, juin 2002, 989 p., 45 euros.